François Molins - Conférence des chefs des Cours suprêmes des Etats membres de l’Union Européenne

21/02/2022

Madame la première présidente de la Cour de cassation,

Monsieur le président du Conseil constitutionnel,

Monsieur le vice-président du Conseil d’Etat,

Monsieur le président de la Cour de justice de l’Union européenne,

Monsieur le président de la Cour européenne des droits de l’homme,

Mesdames et Messieurs les chefs des cours suprêmes de l’Union européenne,

Mesdames et Messieurs les hautes personnalités,

Mesdames et Messieurs,

 

C’est un honneur de vous recevoir aujourd’hui à la Cour de cassation à l’occasion de cette Conférence organisée alors que la France, parmi les priorités définies pour sa présidence de l’Union européenne, souhaite promouvoir la protection des droits et libertés fondamentaux en Europe, et alors que la Cour de justice de l’Union européenne célèbrera son 70ème anniversaire cette année. Je vous remercie chacun très chaleureusement pour votre présence aujourd’hui.

L’Union européenne repose sur des fondements résolument économiques liés à l’avènement d’un marché commun. Un tel projet, sous-tendu par le postulat que le rassemblement des peuples européens autour d’une construction économique favoriserait un apaisement des tensions entre les Etats européens, visait l’assurance d’une paix durable au lendemain des deux conflits mondiaux. Progressivement, l’approfondissement du projet économique a donné prise à un ancrage politique de l’intégration européenne sous le prisme des valeurs communes aux Etats membres.

Le juge de l’Union européenne a admis, dès 1986, que la Communauté économique européenne présentait la nature d’une « communauté de droit » (CJCE, 23 avril 1986, Parti écologiste Les Verts c/ Parlement). La notion d’Etat de droit a été ultérieurement reconnue par la Commission européenne comme l’un des principes fondateurs inhérents à tous les systèmes constitutionnels des Etats membres de l’Union européenne, mais aussi comme le principe fondamental sur lequel repose cette Union.

Le respect de l’Etat de droit garantit l’effectivité d’autres principes constitutionnels et de droits fondamentaux tels que le principe de la séparation des pouvoirs, de la légalité, du contrôle juridictionnel par des juridictions indépendantes et impartiales, de l’égalité devant la loi, et de la sécurité juridique. Le respect de l’Etat de droit constitue au sein de l’Union européenne la condition de la confiance mutuelle entre Etats, et le maintien de cette confiance est corrélé à la pérennité de la construction européenne.

Une étape décisive dans la constitutionnalisation progressive des droits fondamentaux au sein de l’ordre juridique de l’Union européenne a été franchie avec l’adoption de la Charte des droits fondamentaux en 2000 lors du Conseil européen de Nice et son annexion au traité de Lisbonne en 2007. 

Si l’Union européenne est reconnue comme ayant des normes très élevées en terme d’Etat de droit, celui-ci ne devrait jamais être considéré comme acquis. Sa promotion et son respect requièrent une vigilance et une amélioration constantes car il existe toujours un risque de régression.

 

On peut en effet observer une montée en puissance des contestations du principe même de l’Etat de droit, assimilé par certains à un gouvernement des juges qui viendraient limiter la souveraineté des peuples. On peut observer encore les manifestations de crispations juridiques opposant l’identité des Etats membres à la primauté du droit de l’Union européenne, avec le raidissement de certaines juridictions suprêmes, y compris parmi les Etats fondateurs. On peut entendre également les dénonciations de l’ultra vires présumé de certaines jurisprudences de la Cour de justice, la mise en avant des « contre-limites » offertes au droit interne, ou la contestation ouverte des traités pourtant ratifiés, le tout au nom d’une souveraineté ignorante des termes de ses engagements internationaux.

Les difficultés actuelles sont largement la conséquence du développement de la protection des droits fondamentaux dans l’univers européen depuis leur consécration par les traités, outre le fait que l’Union a investi matériellement les terrains où ces droits sont le plus menacés, l’espace de liberté, sécurité et justice. Ces difficultés étaient à la fois prévisibles, du fait de l’objet fondamental des désaccords, et compréhensibles, du fait de la diversité grandissante des protagonistes en présence liée à l’élargissement de l’Union européenne.

Cela nécessite bien sûr des ajustements. Les vertus du dialogue des juges doivent poursuivre leur œuvre dans ce but.

La relation entre la Cour de justice de Luxembourg et les juges nationaux n’a pas été construite sur un mode de confrontation et de subordination, comme aux Etats-Unis, mais sur une logique d’adhésion volontaire et de partenariat. Ces rapports ont traditionnellement été placés sous le signe, non pas de la hiérarchie, mais de la coopération reposant sur un degré de confiance élevé. Ainsi, la Cour de justice et les juges nationaux se partagent la fonction de l’interprétation et de l’application du droit de l’Union européenne. L’office des juges nationaux suprêmes est en effet conçu comme étant celui de juges de droit commun du droit de l’Union. Cependant, tout partage de fonction constitue un partage de pouvoir, susceptible d’entraîner un risque de concurrence, si les lignes de séparation ne sont pas clairement définies. Le partage de compétences juridictionnelles peut ainsi donner lieu à une divergence de vues entre la Cour et un juge suprême.

D’où la nécessité absolue du dialogue entre les juridictions européennes et nationales, qui doit être au cœur des enjeux de la conciliation des différents droits.

 

Les exemples de ce dialogue procédural sont innombrables, qu’il s’agisse de la transposition, avec une marge d’appréciation importante, des directives européennes en droit interne, ou encore de collaboration à un affinement judiciaire de la règle de droit par le jeu des questions préjudicielles prévu par l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’UE. Chaque renvoi préjudiciel est traduit et notifié aux 27 Etats membres, ouvrant ainsi un débat paneuropéen.

On peut évoquer également la « marge nationale d’appréciation » (assortie cependant d’un contrôle européen à la marge) concédée par la Cour de Strasbourg dans la mise en œuvre des articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme, ou encore les demandes d’avis instituées par le protocole n° 16 à la Convention.

Dans le même esprit, on peut rappeler que, si l’Union européenne n’a pas directement adhéré à cette Convention, conservant ainsi son autonomie formelle sur le terrain des droits de l’homme, elle ne s’efforce pas moins d’intégrer les principes dégagés par la Cour de Strasbourg dans la jurisprudence de celle de Luxembourg, et ce en tant que « principes généraux de droit communautaire ».

Ainsi s’ordonne le multiple, pour parler comme Mme Delmas-Marty, qui précisait qu’entre la souveraineté absolue des Etats membres et la primauté du droit européen, il est possible d’envisager une coordination qui ordonnerait, les uns par rapport aux autres, des ordres juridiques partiellement distincts (Pour un droit commun, Paris, Seuil, 1994). Plus que de souveraineté et de hiérarchie, il est donc question de pouvoirs partagés et d’interdépendance.

Le dialogue des juges est également institutionnel, et ces échanges, comme ceux qui se noueront aujourd’hui, sont par nature plus informels, plus libres, et très riches. Les réseaux créés par la CJUE et la CEDH sont par exemple des canaux de dialogue pour progresser vers une meilleure connaissance et une meilleure compréhension des juridictions étrangères partenaires. C’est aussi le cas bien sûr du Réseau des procureurs généraux des Etats membres de l’UE, qui se réunira cette année à Vienne au mois de mai.

 

La Cour de cassation, comme toutes les cours suprêmes nationales, se trouve ainsi au cœur d’un système juridique imposant aux juges un travail complexe d’articulation de règles de droit d’origine diverse. Sans méconnaître les spécificités du droit interne, il s’agit aussi de s’inscrire dans un mouvement de renforcement de principes fondamentaux supranationaux. Dans ce contexte, la confiance dans le fonctionnement de la justice implique de nourrir le dialogue entre juridictions nationales et européennes.

Les juges nationaux, et en particulier les juges des cours suprêmes, se retrouvent parfois confrontés à l’exercice quasi impossible de devoir assurer la protection de la Constitution dans l’ordre juridique interne sans attenter à l’exigence de la primauté du droit communautaire. L’une des voies pour concilier l’inconciliable pourrait être le recours au concept d’« identité inhérente aux structures fondamentales politiques et constitutionnelles » des Etats membres  reconnu par l’article 4 du Traité sur l’UE. Certaines règles constitutionnelles nationales peuvent ainsi empêcher le droit de l’Union de produire ses effets, mais pour toutes les autres, une présomption de protection équivalente à celle garantie par la Constitution nationale est reconnue dans le droit de l’Union.

Cette position, compatible avec les traités, ne traduit aucune hostilité à l’égard du droit de l’Union européenne, mais permet au contraire d’éviter les tensions et de laisser toute sa place au droit de l’Union, sauf dans les cas, a priori peu nombreux, où il s’avère que celui-ci n’assure pas le respect de certaines exigences constitutionnelles.

Les juges nationaux ne doivent naturellement pas se résigner à des renvois préjudiciels empreints de réticence, effectués en dépit des coûts en termes de délais de jugements. Ils ne doivent pas non plus être limités à l’application mécanique des solutions existantes, ni privés de la possibilité d’innover dans l’interprétation du droit de l’Union européenne. Cela ne respecterait pas le jeu de la subsidiarité juridictionnelle et de l’autonomie nationale, et cela serait préjudiciable à l’effectivité du droit de l’Union et à son intégration dans la pratique des juges nationaux. Les juges suprêmes nationaux doivent au contraire être incités à s’approprier le droit de l’Union par le biais de lectures créatives et doivent rester des acteurs à part entière dans la fabrique des solutions juridiques européennes.

Le droit de l’Union européenne ne doit pas être vécu comme une donnée imposée mais comme une construction, élaborée par touches successives au niveau supra-national et national. Pour autant, cela ne doit pas nuire à l’application uniforme du droit de l’Union dans les Etats membres, qui doit se faire dans le cadre tracé par les précédents de la Cour de justice de Luxembourg.

C’est donc un équilibre instable, qui doit être recherché en permanence dans le but de concilier les droits nationaux et européens. Mais également pour réconcilier tout justiciable national, comme tout citoyen, avec le droit de l’Union en particulier et l’Union européenne en général. Les réflexions doivent ainsi se poursuivre en vue d’une simplification des dispositifs procéduraux, d’un raccourcissement des délais, qui, trop longs, sont préjudiciables, et d’une plus grande pédagogie, par ailleurs indispensable.

 

En conclusion, je souhaiterais ajouter que la construction d’un droit commun européen témoigne de la générosité de l’échange entre les ordres juridiques, ou peut-être d’une stratégie intelligente destinée à conserver les spécificités internes tout en s’ouvrant sur les chances externes. La meilleure solution est certainement de raisonner en termes de pluralité, de coordination, de coexistence et de réciprocité.

Si la coexistence de plusieurs ordres juridiques de protection des droits fondamentaux, ceux de l’Union européenne et de la Convention européenne des droits de l’homme auxquels s’ajoutent les dispositifs nationaux, aboutit à la mise en jeu de règles et de garanties, pour partie identiques, mais souvent aussi différentes, ces droits et les mécanismes de protection qui y sont attachés font bien plus qu’exister simultanément, ils interagissent, se renforcent et s’entretiennent réciproquement. Le pluralisme juridique des droits fondamentaux en Europe contribue ainsi au renforcement de la protection de ces droits au-delà de ce qu’un seul ordre juridique aurait pu accomplir isolément.

Ce sera l’objet précisément des débats qui se dérouleront cet après-midi au cours de l’atelier organisé à la Cour de cassation.

Je vous remercie de votre attention.

 

Voir les séances plénières d’ouverture et de clôture

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