Chantal Arens - Conférence des chefs des Cours suprêmes des Etats membres de l’Union Européenne

21/02/2022

Monsieur le Président du Conseil constitutionnel,

Monsieur le Vice-Président du Conseil d’Etat,

Monsieur le président de la Cour de justice de l’Union européenne,

Monsieur le président de la Cour européenne des droits de l’Homme,

Mesdames et Messieurs les premiers présidents et présidents de cours suprêmes des pays membres de l’Union européenne,

Mesdames et Messieurs les magistrats, chers collègues,

 

C’est avec un grand plaisir que j’ouvre aujourd’hui cette conférence, organisée par la Cour de cassation, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat dans le cadre de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, et consacrée au rôle des juges dans la consolidation de l’état de droit.

Je me réjouis d’autant plus de ces échanges que voilà près de deux ans que la crise sanitaire nous contraint à limiter nos rencontres.

Cette période exceptionnelle et exigeante a permis de souligner la place essentielle occupée par le juge, et en particulier les cours suprêmes, dans la protection des droits fondamentaux. En effet, face aux législations d’exception adoptées dans le cadre de l’état d’urgence, les juges, constitutionnel, administratif et judiciaire, ont été amenés à jouer pleinement leur rôle de gardien des droits et libertés, contrôlant la légalité et la proportionnalité des mesures prises et rappelant le nécessaire respect de la prééminence du droit.

Dans le cadre du mécanisme européen pour l’Etat de droit, la Commission européenne relève d’ailleurs, dans son rapport publié en juillet 2021, la résilience exemplaire des systèmes de justice durant la pandémie de COVID-19, tout en constatant des améliorations de certains régimes nationaux, au regard des préconisations précédemment faites[1]. Elle y formule cependant également des inquiétudes aiguës, notamment en matière d’indépendance de la justice.

Force est en effet de constater qu’aux régimes d’exception adoptés au cours de la crise sanitaire, et précédemment lors de la crise terroriste ayant touché l’Europe ces dernières années, s’ajoute un contexte plus large de remises en cause croissantes des fondements de nos démocraties et de l’Etat de droit.

C’est pour que les atrocités des deux guerres mondiales ne se reproduisent plus que les Etats européens ont fait le choix de construire une paix durable par le droit, en créant et développant notamment un véritable système international de protection des droits de l’Homme.

Il est important de s’en souvenir, encore plus dans un contexte de tensions croissantes dans certains pays d’Europe ; « quand le passé n’éclaire pas l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres », mettait en garde Alexis de Tocqueville. L’Etat de droit est au cœur de ce qui nous unit. Il est le ciment nous permettant la reconnaissance des décisions judiciaires par le principe d'une confiance mutuelle, qui ne peut être sauvegardée que si les Etats membres en respectent les principes fondateurs : sécurité juridique ; interdiction de l’arbitraire ; contrôle juridictionnel effectif assuré par des juridictions indépendantes et impartiales ; séparation des pouvoirs et égalité devant la loi – autant de principes, qui ont été réaffirmés avec constance et force tant par la Cour de justice de l’Union européenne que par la Cour européenne des droits de l’homme.

En cette année venant célébrer le 70ème anniversaire de la Cour de justice de l’Union européenne, je tiens ici à saluer le rôle majeur joué par celle-ci dans la préservation de l’Etat de droit.  « L’Union est une Union d’Etats de droit », ainsi que l’a énoncé la Cour de justice dès 1986 [dans son arrêt les Verts c. Parlement]. Il s’agit d’une valeur commune à l’ensemble des Etats membres, consacrée à l’article 2 du traité sur l’Union européenne, et indissociable de la protection des droits de l’Homme. La jurisprudence de la Cour de justice traduit d’ailleurs l’importance croissante qu’occupent les droits fondamentaux, désormais garantis par la Charte, au sein de l’ordre juridique européen. Les derniers arrêts rendus par la Cour de justice l’illustrent pleinement : c’est « l’identité même de l’Union en tant qu’ordre juridique commun » qui se trouve en jeu,  « l’Union doit être en mesure de défendre » le respect de la valeur de l’Etat de droit[2]. Comme le président Lenaerts le rappelait récemment, « n’oublions jamais que l’Union européenne est un projet de paix et que la paix repose sur la consolidation de ces valeurs communes »[3].  

Cette communauté de valeurs trouve évidemment écho au sein du Conseil de l’Europe et auprès de la Cour européenne des droits de l’Homme, dont la jurisprudence navigue au gré de la protection de l’Etat de droit, qui en serait l’« étoile polaire », pour reprendre une expression de son président Robert Spano. 

La place qu’occupent nos cours au sommet de l’ordre juridictionnel et la singularité de l’office du juge de cours suprême nous confèrent une responsabilité particulière pour répondre aux défis qui se présentent au juge. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité, avec Monsieur le procureur général, que soit conduite une réflexion prospective sur la Cour de cassation du futur à l’horizon 2030, dans sa dimension juridique, institutionnelle et internationale. La Commission mise en place à cette fin, qui a rendu son rapport en juillet 2021, souligne une perte de confiance à l’égard de la justice, une multiplication des contestations adressées à l’Etat de droit, et l’existence d’un syndrome de « fatigue démocratique ».  Dans ce contexte, elle met en exergue la mission essentielle qui revient à la Cour de cassation, et aux cours suprêmes en général, dans la garantie de la fonction protectrice de la prééminence du droit, les déclarant « en quelque sorte ‘co-responsable de la démocratie’ sur le plan institutionnel » et les appelant à « contribuer à sa revitalisation ». 

Cette importance fonctionnelle traduit une réalité structurelle : sans un pouvoir judiciaire efficace, impartial et indépendant, l’Etat de droit reste en effet un concept dénué d’effectivité. Il n’est d’ailleurs pas neutre de constater que les remises en cause de l’Etat de droit dans certains pays se matérialisent par la conduite de réformes judiciaires contestées ou l’exercice de pressions sur le corps judiciaire.

Dans ce contexte général, la Cour de cassation, le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat ont souhaité saisir l’occasion de la présidence française du Conseil de l’Union européenne afin de nous réunir et d’échanger sur le thème du rôle des juges dans la préservation de l’Etat de droit en Europe. Les ateliers qui seront organisés cet après-midi au sein de nos trois cours permettront d’aborder certains des enjeux et problématiques majeurs que rencontrent nos juridictions : les « nouveaux défis sanitaires, technologiques et environnementaux » pour le Conseil constitutionnel ; le rapport du juge au temps et le traitement de l’urgence pour le Conseil d’Etat ; et, pour la Cour de cassation, les enjeux de l’articulation du droit national et des droits européens au service de la protection des droits fondamentaux.

Le dialogue des juges possède des vertus précieuses, lorsqu’il est nourri et entretenu, comme c’est le cas entre nos cours, dans la coopération harmonieuse avec la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’Homme, ou encore au travers des relations nouées entre ces deux dernières. Ce dialogue participe de la mise en œuvre de notre responsabilité collective quant au renforcement de l’Etat de droit. La présente conférence nous en fournira un bon exemple je l’espère.

Je conclurai en citant Simone Veil, alors présidente du Parlement européen, qui, dénonçant les critiques faisant de l’Europe « le bouc émissaire de tous les maux dont nous souffrons », rappelait avec force que « la démocratie n’est pas un héritage garanti une fois pour toutes et qui nous mettrait définitivement à l’abri de l’asservissement et du totalitarisme. C’est un système fragile, constamment menacé de l’extérieur, mais aussi de l’intérieur, par des périls brutaux mais aussi par des dévoiements insidieux.

La démocratie ne restera vivante que si nous travaillons chaque jour pour la conforter »[4] concluait Simone Veil. Soixante-dix ans après l’instauration de la Cour de justice de l’Union européenne, et plus de soixante ans après l’installation de la Cour européenne des droits de l’Homme, il convient de ne pas perdre de vue la place essentielle qu’occupe le juge – européen comme national – dans la garantie de l’Etat de droit, et les précieux acquis de notre modèle démocratique.

Sans plus tarder, je cède la parole à Monsieur le procureur général.

 


[1] Commission européenne, « La situation de l’Etat de droit dans l’Union européenne », rapport du 21 juillet 2021.

[2] CJUE, arrêts du 16 février 2022, Pologne / Parlement et Conseil et Hongrie / Parlement et Conseil, par. 145 et par. 127.

[3] Interview du président Koen Lenaerts, Les Echos, 29 octobre 2021.

[4] S. Veil, « La communauté et l’identité européenne », Quatrième Conférence Jean Monnet, Institut Universitaire de Florence, 27 novembre 1980, accessible depuis <http://aei.pitt.edu/11821/1/11821.pdf>, p. 13.

 

Voir les séances plénières d’ouverture et de clôture

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