François Molins - "40e anniversaire de la reconnaissance par la France du droit au recours individuel devant la CEDH"

12/11/2021

Propos introductif de Monsieur le procureur général

Madame la première présidente,

Monsieur le président de la Cour européenne des droits de l’homme,

Mesdames, Messieurs,

Chers collègues,

 

Le 2 octobre 1981, la France reconnaissait à « toute personne physique, toute organisation non-gouvernementale ou tout groupe de particuliers » la possibilité de saisir l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme d’une violation alléguée des droits reconnus dans la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome du 4 novembre 1950.

Ce faisant, la France devenait le 16ème État membre du Conseil de l’Europe à souscrire la déclaration facultative prévue par l’ancien article 25 instituant un mécanisme de requête individuelle en sus du recours interétatique de l’article 24, plusieurs années après avoir ratifié la Convention, le 3 mai 1974.

Qualifiée par la cour de Strasbourg de « clé de voute »[1] du système conventionnel et d’élément « essentiel »[2] à l’efficacité de celui-ci, le recours individuel témoigne de « l’originalité fondamentale de la Convention » en ce qu’il « ouvre à ses bénéficiaires le droit de saisir la Cour aux fins de faire sanctionner le manquement d’un État à ses obligations conventionnelles » [3]. L’entrée en vigueur du protocole n° 11, le 1er novembre 1998, mettra fin au caractère facultatif du dispositif.

Le recours individuel, désormais prévu à l’article 34 de la Convention, témoigne du « caractère spécifique de traité de garantie collective des droits de l’homme »[4] du texte, « instrument constitutionnel de l’ordre public européen »[5] créant des obligations objectives à la charge des Hautes parties contractantes, et non de simples engagements bilatéraux soumis à la réserve de réciprocité[6]. Le recours individuel incarne ainsi « l’esprit général de la Convention » en ce qu’il tend à « sauvegarder et à promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique »[7].

Si la Cour est en mesure de « trancher dans l’intérêt général des questions qui relèvent de l’ordre public européen »[8] et de « clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention »[9], c’est notamment grâce au recours individuel, à la fois instrument de protection des droits fondamentaux et instrument du dialogue des juges.

***

Le quarantième anniversaire de l’admission du recours individuel par la France offre l’occasion de constater que les « affaires françaises » devant le juge de Strasbourg ont fait évoluer de manière décisive l’interprétation des garanties conventionnelles par la Cour EDH, de même qu’elles ont été à l’origine de transformations importantes de notre droit interne.

Certains recours individuels dirigés contre la France ont en effet permis d’étoffer le régime général de sauvegarde des droits fondamentaux prévu par la Convention. On peut citer deux exemples :

  • l’affaire Renolde[10], sur la théorie des obligations positives :

Est apparue progressivement d’une part la nécessité pour les États de garantir des droits concrets et effectifs, et pas seulement des droits théoriques ou illusoires, et d’autre part la possibilité d’imposer aux Etats des obligations positives, et pas seulement négatives. C’est l’objet de l’arrêt Renolde contre France relatif à l’obligation positive d’un État quant à la protection de la vie humaine (s’agissant du traitement médicamenteux d’une personne détenue) sans que les mesures imposées aux autorités représentent pour autant un « fardeau insupportable ou excessif ».

  • l’affaire Siliadin[11], sur l’effet horizontal de la Convention :

Dans cet arrêt, l’obligation faite à l’État d’incriminer avec précision tout comportement assimilable à la réduction en servitude a mis en lumière la vocation de la Convention à réglementer également les relations entre individus, et non pas seulement celles entre l’État et le justiciable.

***

Le recours individuel a également contribué à transformer le droit interne français. En effet, à partir de l’ouverture aux citoyens français du droit de recours individuel, la Cour européenne des droits de l’homme a relevé, avec le recul qui est celui d’une instance internationale, certaines lacunes de notre dispositif, pourtant développé, de protection des droits fondamentaux. Les constatations critiques de la CEDH sont des stimulants qui concourent à des progrès de la législation comme de la jurisprudence. Même sans condamnation de la CEDH, le législateur garde présentes à l’esprit les exigences de la Convention. Les juridictions elles-mêmes écoutent la Cour européenne des droits de l’homme. Les principes dégagés par la jurisprudence dynamique de la Cour EDH « infusent » ainsi la jurisprudence des juges du fond et de cassation.

La fonction créatrice du juge national a pris une dimension nouvelle avec l’émergence, dans les normes applicables, des traités internationaux. Le juge doit en effet en assurer l’application, voire la prééminence, notamment lorsqu’ils consacrent des droits fondamentaux au profit des citoyens. Le contrôle de conventionnalité ou de proportionnalité est parfois critiqué au regard des principes fondamentaux de sécurité juridique ou de prévisibilité du droit. Malgré ces inconvénients potentiels, ce contrôle répond à la nécessité pour le juge de vérifier le respect d’un juste équilibre entre les objectifs poursuivis par le législateur et les moyens utilisés pour les atteindre, lesquels ne doivent pas porter une atteinte excessive et insupportable aux droits fondamentaux d’autrui.

Il appartient alors au juge saisi de rechercher un équilibre entre des droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime.

Pour harmoniser et unifier l’application de la loi, il importe que la Cour de cassation maintienne, même dans le cadre du contrôle de conventionnalité, sa mission normative d’interprète de la loi : en développant substantiellement la motivation des décisions recourant au contrôle de conventionnalité, et en fixant des lignes de conduite claires à destination des juges du fond.

La Cour de cassation se trouve ainsi aujourd’hui au cœur d’un système juridique imposant aux juges un travail complexe d’articulation de règles de droit d’origine diverse. Sans méconnaître les spécificités du droit interne, il s’agit aussi de s’inscrire dans un mouvement de renforcement de principes fondamentaux supranationaux. Dans ce contexte, la confiance dans le fonctionnement de la justice implique de nourrir le dialogue entre juridictions.

***

Au cœur de ce dialogue des juges, et depuis la loi du 15 juin 2000 en matière pénale, et la loi du 18 novembre 2016 en matière civile, la législation française a prévu une procédure de réexamen des affaires à la suite d’une condamnation par la Cour de Strasbourg.

Par ailleurs, la France a ratifié, le 12 avril 2018, le protocole n° 16 à la Convention européenne des droits de l’homme, déclenchant par la même occasion son entrée en vigueur. Ce protocole a pour objectif également de renforcer le dialogue entre la Cour européenne et les plus hautes juridictions nationales. Les hautes juridictions françaises peuvent désormais adresser à la CEDH des demandes d’avis consultatifs sur des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles, dans le cadre d’affaires pendantes devant lesdites juridictions. L’avis rendu alors par la CEDH est motivé et non contraignant. Ce dispositif permet ainsi des échanges permanents et fructueux entre la CEDH et les juridictions nationales. Il encourage le dialogue des juges et favorise la mise en place du principe de subsidiarité.

A la suite de sa ratification par l’Italie le 21 avril 2021, le protocole n° 15 portant amendement à la Convention européenne des droits de l’homme est entré en vigueur le 1er août dernier. Un nouveau considérant a ainsi été ajouté à la fin du préambule de la Convention contenant une référence au principe de subsidiarité et à la doctrine de la marge d’appréciation dont disposent les États, laquelle dépend des circonstances de l’affaire et des droits et libertés en cause, doctrine développée ces dernières années par la CEDH dans sa jurisprudence. La possibilité pour le juge national de faire entendre sa voix, sans être lié de façon absolue par la jurisprudence de la Cour contribue au bon fonctionnement du système européen de protection. Une autre modification procédurale importante à retenir pour les avocats des requérants est celle des conditions de recevabilité de l’article 35 de la Convention : l’introduction de la requête devra intervenir dans un délai de quatre mois et non plus de six à partir de la dernière décision interne définitive de la plus haute juridiction administrative ou judiciaire (protocole n° 15, art. 4). La raison en est le développement de technologies de communication plus rapides et des délais de recours en vigueur dans les États membres d’une durée équivalente.

Par ailleurs, il importe que les décisions de justice soient effectives et que toute l’attention possible soit portée à l’exécution par les Etats membres des arrêts rendus par la Cour de Strasbourg. A ce titre, je me réjouis que la décision J.M.B. et autres du 30 janvier 2020, qui a condamné la France en raison des conditions de détention et de l’absence de recours effectif permettant de faire cesser l’atteinte, ait été suivie d’une réaction en chaîne vertueuse avec l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 8 juillet 2020 ayant érigé la dignité des conditions de détention provisoire en condition de légalité de la détention, les décisions du Conseil constitutionnel, pour aboutir au final à l’adoption de la loi du 8 avril 2021 qui garantit le droit au respect de la dignité en détention.

Enfin, je souhaite saluer chaleureusement les efforts particuliers réalisés ces derniers mois par le président Spano dans la réorganisation du traitement des affaires soumises à la Cour, avec un réel changement de paradigme : si celle-ci continuera de traiter les affaires les plus graves dans un délai raisonnable, conformément à sa politique de priorisation, a été mise en place une nouvelle stratégie de traitement ciblé des affaires complexes et souvent sensibles, appelées les affaires « à impact ». La CEDH gagnera ainsi en célérité, en lisibilité et en efficacité, au bénéfice du dialogue avec les juridictions nationales et au bénéfice des requérants.

***

Conclusion :

Comme le disait René Cassin, qui a pris une part importante à la rédaction de la Convention, avant d’être membre puis président, en 1965, de la Cour européenne des droits de l’homme, accepter les contraintes de tels engagements européens est, pour toute démocratie respectueuse des droits des citoyens, « le prix à payer pour donner l’exemple ». Si le juge européen incite la loi nationale à s’adapter et à corriger ses imperfections, les libertés et les droits fondamentaux ne pourront qu’être confortées.

Je me réjouis que le colloque organisé aujourd’hui pour le 40ème anniversaire de la reconnaissance par la France du droit de recours individuel devant la CEDH soit une nouvelle occasion de croiser les regards, notamment entre magistrats de la Cour de cassation, avocats et professeurs de droit, au sujet d’enjeux aussi primordiaux.

Je vous souhaite d’avoir des échanges fructueux, et vous remercie de votre attention.

 


[1] CEDH, grande chambre, arrêt Mamatkulov et Askarov contre Turquie, 4 février 2005, §122

[2] CEDH, arrêt Loizidou contre Turquie du 23 mars 1995, §70

[3] Ronny Abraham, « Article 25 », in La Convention européenne des droits de l’homme – commentaire article par article, dir. Louis-Edmond Pettiti, Economica, 2ème éd. 1999, pp. 579-570

[4] CEDH, assemblée plénière, arrêt Soering du 7 juillet 1989, n°14038/88, §87

[5] CEDH, grande chambre, décision Loizidou contre Turquie du 23 mars 1995 sur les exceptions préliminaires, n°153118/89, §75

[6] CEDH, assemblée plénière, arrêt Irlande contre Royaume-Uni du 18 janvier 1978, n°5310/71

[7] CEDH, Kjeldsen, Busk madsen et Pedersen contre Danemark du 7 décembre 1976, n° 5095/71, 5920/72 et 5926/72

[8] CEDH, arrêt Karner contre Autriche du 24 juillet 2003, n°40016/98, §26

[9] Irlande contre Royaume-Uni, préc., §158

[10] CEDH, arrêt Renolde contre France du 16 octobre 2008, n°5608/05

[11] CEDH, arrêt Siliadin contre France du 26 juillet 2005, n°73316/01

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Par François Molins

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