Chantal Arens - "40e anniversaire de la reconnaissance par la France du droit de recours individuel devant la CEDH"

12/11/2021

Propos introductif de Madame la première présidente.

Monsieur le Président de la Cour européenne des droits de l’homme,

 

Monsieur le Vice-Président du Conseil national des barreaux,

 

Mesdames et Messieurs les magistrats de la Cour de cassation,

 

Monsieur le président de l’Ordre des avocats aux conseils,

 

Mesdames et Messieurs,

 

C’est avec une grande joie que j’ouvre aujourd’hui cette conférence organisée pour célébrer un événement majeur pour l’institution judiciaire et bien plus encore pour notre pays : le 40e anniversaire de la reconnaissance par la France du droit de recours individuel devant la Cour européenne des droits de l’homme.

 

 

Je vous remercie d’être présents en ce jour de célébration important, qui nous donne une belle occasion de nous souvenir des origines de la construction européenne et de l’essor de l’Europe des droits de l’Homme que nous connaissons aujourd’hui. S’il fallut attendre la seconde partie du XXe siècle, et une nouvelle guerre mondiale, pour voir naitre un véritable système international de protection des droits de l’homme, il n’est pas inutile de rappeler que de premières tentatives virent le jour dès les années qui suivirent la Première Guerre mondiale. De premiers appels à l’adoption d’une déclaration mondiale des droits de l’Homme furent alors lancés. L’objectif était d’atteindre « La paix par les droits humains », selon le mot d’ordre de la Fédération internationale des droits de l’homme, créée en 1922 et dont un de ses plus éminents dirigeants, René Cassin, participera à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948, puis à celle de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, avant de siéger quelques années plus tard au sein de la Cour européenne, qu’il a également présidée.

 

A l’heure où l’Etat de droit fait l’objet de remises en cause graves et renouvelées, dans plusieurs pays, il est crucial de se rappeler des raisons ayant conduit au développement du système européen de protection des droits fondamentaux. Le colloque d’aujourd’hui, en nous permettant de nous y attarder quelque peu, est aussi une façon de répondre à ces questionnements et de participer à la préservation de l’Etat de droit.

 

« Clef de voûte du mécanisme de sauvegarde des droits de l’Homme »[1], selon la célèbre formule de la Cour européenne, le droit de recours individuel a profondément transformé l’environnement du juge national et l’exercice de son office : interprétation et application de multiples règles internationales, articulation entre ces normes et les normes internes, ajout d’un échelon juridictionnel supranational ont été autant de nouveautés à appréhender pour le juge.

 

En 2021, l’influence de la Convention européenne des droits de l’homme et de sa Cour sur les systèmes judiciaires des Etats membres et sur les jurisprudences nationales n’est plus à démontrer. La Convention et l’interprétation qui en est faite par la Cour européenne font désormais partie du quotidien du juge national et des justiciables. Les moyens fondés sur la Convention européenne dans les domaines les plus divers se multiplient, tant devant les juges du fond que devant la Cour de cassation.

 

L’utilisation du droit de recours individuel que nous célébrons aujourd’hui a indéniablement permis de nombreuses avancées collectives dans la protection des droits fondamentaux.

 

Ainsi, la loi du 10 juillet 1991 sur les écoutes téléphoniques administratives a mis la législation française en conformité avec la Convention européenne des droits de l’Homme, à la suite de l’arrêt Kruslin et Huvig du 24 avril 1990. De même, c’est sous l’impulsion de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, rendue à l’égard de la France[2] mais aussi à l’égard d’autres Etats, que la jurisprudence de la Cour de cassation[3] puis la loi ont évolué en matière de garde à vue, avec l’adoption de la  loi du 14 avril 2011.  Autre exemple, c’est à la suite de l’arrêt Mazurek c/ France du 1er février 2000 qu’ont été abrogées les dispositions du Code civil instituant une différence de traitement en matière de droit successoral entre enfants adultérins et enfants légitimes[4] par la loi du 3 décembre 2001.

 

Et lorsque la loi n’est pas en adéquation avec la jurisprudence européenne, il arrive à la Cour de cassation d’intervenir pour intégrer les standards européens.  Des illustrations plus anciennes peuvent être données, mais je pense à l’arrêt récemment rendu par la chambre criminelle le 8 juillet 2020 aux termes duquel, tirant les conséquences de l’arrêt JMB c. France[5] relatif aux conditions indignes de détention, il a été jugé que le juge judiciaire, en tant que gardien de la liberté individuelle, doit veiller à ce que la détention provisoire soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans des conditions respectant la dignité des personnes et s’assurer que cette privation de liberté est exempte de tout traitement inhumain et dégradant.

 

Mais l’influence de la jurisprudence de la CEDH ne se limite naturellement pas aux évolutions jurisprudentielles ou législatives prises à la suite d’arrêts de constats de violation rendus par la Cour européenne à l’encontre de la France ou d’autres Etats parties. Comme l’a consacré l’assemblée plénière de la Cour de cassation, dans son arrêt du 15 avril 2011 relatif au régime de la garde à vue, les États sont tenus de respecter la jurisprudence de la Cour européenne "sans attendre d'être attaqués devant elle ni d'avoir modifié leur législation".

 

Le juge national est en effet le premier responsable de la mise en œuvre des droits consacrés par la Convention, conformément à la « responsabilité partagée » qui existe entre les juridictions nationales et la Cour européenne des droits de l’Homme et conformément au principe de subsidiarité, désormais mentionné au sein du préambule de la Convention depuis l’entrée en vigueur du Protocole n°15.

 

Le juge judiciaire tient ainsi un rôle majeur dans la protection des droits et libertés individuels et de l’Etat de droit. Son office normatif s’en trouve renforcé, particulièrement au travers du contrôle dit de conventionalité ou de proportionnalité l’appelant à s’assurer de la conformité de la loi, ou de l’application qui en est faite, aux droits fondamentaux garantis par la Convention européenne.

 

La Cour de cassation, parce qu’il lui appartient d’assurer l’unité de la jurisprudence judiciaire française a conduit une réflexion approfondie en ce domaine. L’étendue du contrôle de proportionnalité opéré par la Cour de cassation a suscité d’importantes interrogations au regard du rôle qui est le sien de dire le droit et non de se prononcer sur les faits. La publication en 2018, d’un « Memento sur le contrôle de conventionalité au regard de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales », qui analyse les différentes questions pouvant se poser à la Cour de cassation et aux juges du fond, et propose des trames de motivation intégrant les critères de contrôle définis par la Cour européenne est une avancée majeure en ce domaine. Ces travaux ont été complétés en 2020 d’un nouveau rapport, et un comité composé de magistrats de la Cour évaluera en 2022 le suivi,  au sein des chambres,  des recommandations formulées et poursuivra la réflexion sur ces questions touchant à la qualité des décisions de justice.

 

         C’est également parce que la Cour de cassation s’est appropriée les standards européens qu’elle a également fait évoluer ses normes rédactionnelles en adoptant le style direct ainsi qu’une motivation enrichie pour les arrêts les plus importants – c’est-à-dire ceux portant un revirement de jurisprudence, des solutions de droit nouvelles, ou à fort enjeux sociétaux.

 

         Ces quelques exemples que j’ai souhaité évoquer en introduction de cette conférence illustrent à quel point la reconnaissance par la France du droit de recours individuel a considérablement renforcé la protection des droits et libertés individuels et ouvert une nouvelle et large voie au dialogue des juges nationaux et européens. Ce dialogue vit à plusieurs niveaux : à travers le dialogue des jurisprudences ; lors des rencontres du Réseau des cours supérieures, ou dans le cadre d’échanges bilatéraux ou de conférences telle que celle qui nous réunit aujourd’hui. Entretenu et nourri, le dialogue des juges est un instrument indispensable pour répondre aux défis, nombreux, que porte le projet de développement d’un espace de garantie des droits fondamentaux en Europe, espace dont la reconnaissance du droit de recours individuel est la pierre angulaire.

 

Le recours individuel constitue ainsi tout à la fois un instrument de défense des droits fondamentaux et un instrument utile de dialogue entre le juge national et le juge européen.

 

C’est autour de ces deux aspects essentiels que s’articuleront aujourd’hui les discussions. Avant l’ouverture des deux tables rondes, la professeure Burgorgue-Larsen introduira les débats par une mise en perspective historique de la reconnaissance du droit de recours individuel. Au préalable, après les mots introductifs de Monsieur le procureur général, de Monsieur le vice-président du Conseil national des barreaux et de Monsieur le président de la Cour européenne des droits de l’homme, nous aurons l’honneur et le plaisir d’écouter une intervention filmée d’un témoin privilégié de la reconnaissance par le France du droit de recours individuel, M. Robert Badinter, qui a œuvré, avec force et conviction, de façon constante, pour le renforcement des droits fondamentaux et qui n’a malheureusement pas pu se joindre à nous aujourd’hui.

 

Je vous remercie et je cède sans plus attendre la parole à Monsieur le procureur général.

 


[1] CEDH, 4 février 2005, Mamatkulov et Askarov c. Turquie (n° 46827/99 et 46951/99).

[2] CEDH, 14 octobre 2010, Brusco c. France (n° 1466/07).

[3] Cour Cass., Crim., 19 octobre 2010 ; Ass. Plén., 15 avril 2011 (n° 10-17.049).

[4] Voir CEDH, 1er février 2000, Mazurel c. France et Loi n° 2001-1135 du 3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins et modernisant diverses dispositions de droit successoral.

[5] CEDH, 30 janvier 2020, J.M.B. et autres c. France (n° 9671/15 et 31 autres).

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Par Chantal Arens

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