Information judiciaire sur les activités d’une société française pendant la guerre civile en Syrie

07/09/2021

Par quatre arrêts rendus sur des pourvois liés à la même affaire, la Cour de cassation apporte des précisions importantes en particulier sur la définition légale de la complicité de crimes contre l’humanité, ainsi que sur le droit d’agir des associations en matière pénale.

Dans ces dossiers, elle juge que :
 

  • Seule l’association European Center for Constitutional and Human Rights peut se constituer partie civile et uniquement à l’égard de l’infraction de complicité de crimes contre l’humanité reprochée à la société.
  • La décision de la chambre de l’instruction d’annuler la mise en examen de la société pour complicité de crimes contre l’humanité est cassée ; la chambre de l’instruction, dans une composition différente, devra à nouveau se prononcer sur cette question. 
  • La mise en examen de la société pour financement de terrorisme est confirmée. 
  • La décision de la chambre de l’instruction de confirmer la mise en examen de la société pour mise en danger de la vie de salariés syriens est cassée ; la chambre de l’instruction devra à nouveau se prononcer sur cette question.

Avertissement : le communiqué n’a pas vocation à exposer dans son intégralité la teneur des arrêts rendus. Il tend à présenter de façon synthétique leurs apports juridiques principaux. 

Les faits

Par l’intermédiaire d’une sous-filiale syrienne, une société française de matériaux de construction a maintenu en activité une cimenterie dans le nord de la Syrie pendant la guerre civile de 2011 jusqu’à son évacuation précipitée en 2014. Les combats sur le territoire et son occupation par des groupes armés, dont l’organisation État islamique, ont conduit les autres multinationales à quitter la Syrie dès 2012, époque à laquelle l’Union européenne a établi un embargo.

Selon des articles de presse parus en 2016, la poursuite de l’activité s’est accompagnée du recours à des intermédiaires pour négocier le versement de fonds aux factions armées ou commercer avec elles.

 

La procédure

Le ministre des finances a déposé une plainte pour infraction douanière en raison du caractère illicite des relations économiques entre la France et la Syrie.

Plusieurs associations et salariés syriens se sont constitués parties civiles pour dénoncer des faits de financement d’une entreprise terroriste, complicité de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, travail forcé et mise en danger de la vie d’autrui.

En 2017, une information judiciaire a été ouverte et : - La société, le directeur de la filiale syrienne et le directeur sûreté du groupe ont demandé l’annulation de leurs mises en examen à la chambre de l’instruction qui y a partiellement fait droit, ce qui a été critiqué devant la Cour de cassation ; - Les associations se sont vu refuser le statut de partie civile par la chambre de l’instruction, ce qu’elles ont contesté devant la Cour de cassation.

 

Les décisions de la Cour de cassation sur les constitutions de partie civile des associations

Repères

Association et constitution de partie civile : des conditions légales strictes
La loi limite la possibilité de se constituer partie civile devant la juridiction pénale à celui (particulier, association, société…) qui subit, en raison d’une infraction, un préjudice personnel et direct.


Par dérogations, la loi permet à des associations qui défendent certains intérêts collectifs mentionnés dans leurs statuts de se constituer partie civile pour des catégories d’infractions particulières en lien avec ces intérêts, et dans des conditions strictes. La loi ne reconnaît donc pas aux associations un droit général d’agir devant la juridiction pénale. Une telle restriction ne méconnaît pas la Convention européenne des droits de l’homme.

La Cour de cassation contrôle le respect de ces conditions  
La Cour de cassation vérifie que le champ d’action des associations décrit dans leurs statuts correspond aux exigences légales d’habilitation : pour identifier les intérêts qu’entendent protéger les associations, la Cour se reporte à la lecture de leurs statuts, mais ne s’en tient pas aux seuls termes qui y sont utilisés et recherche, au-delà, leur sens véritable.

Seule l’association ECCHR peut se constituer partie civile pour complicité de crime contre l’humanité

L’association European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR) promeut le droit international humanitaire, ce qui implique de combattre les crimes de guerre, lui permettant ainsi d’agir, comme le prévoit la loi, tant contre ces crimes que contre les crimes contre l’humanité. La Cour de cassation juge donc, contrairement à l’analyse de la chambre de l’instruction, que ECCHR pouvait se constituer partie civile s’agissant de faits de complicité de crimes contre l’humanité.

Les statuts de l’association Sherpa indiquent qu’elle combat les crimes économiques, ce qui ne permet pas d’en déduire que cette action couvre les crimes contre l’humanité. La Cour de cassation juge par conséquent que Sherpa ne pouvait pas se constituer partie civile.

ECCHR et Sherpa ne peuvent pas se constituer parties civiles pour travail forcé et servitude

Selon la Cour de cassation, les associations ECCHR et Sherpa ne pouvaient pas se constituer partie civile pour les faits de travail forcé et servitude. En effet, il n’est pas établi que les victimes – les salariés syriens – aient accepté sans équivoque que ces associations agissent, ce qui est une exigence prévue par la loi. De plus, les associations n’étaient pas en droit de déclencher elles-mêmes la procédure pour ces faits : elles n’auraient pu que s’y associer.

 

ECCHR et Sherpa ne peuvent pas se constituer parties civiles pour financement d’entreprise terroriste

La Cour de cassation confirme que les associations ECCHR et Sherpa ne pouvaient pas se constituer partie civile pour les faits de financement d’entreprise terroriste. Certes, elles ont pour objet statutaire l’assistance aux victimes. Mais elles n’étaient pas en droit de déclencher la procédure pour cette infraction.

 

Life for Paris ne peut pas se constituer partie civile pour financement d’entreprise terroriste

La Cour de cassation juge que l’association Life for Paris, créée par des victimes des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, ne pouvait pas se constituer partie civile en intervenant à la procédure.

En effet, l’infraction dénoncée de financement d’une entreprise terroriste n’a pas pu causer un dommage direct aux victimes des actes de terrorisme que cette association regroupe, exigence prévue par la loi.

Commentaire 

Pour la première fois, la Cour de cassation applique les dispositions créées par la loi du 3 juin 2016 à la suite des attentats de Paris. La loi encadre particulièrement le droit d’agir d’associations qui regroupent, pour les assister, des victimes d’un acte de terrorisme.


Elle apporte également une précision importante concernant l’infraction de financement d’une entreprise terroriste, dont la loi prévoit qu’elle existe indépendamment de la survenance ou non d’un acte terroriste : cette infraction n’est pas susceptible de provoquer un préjudice direct dont une personne pourrait se prévaloir pour se constituer partie civile en application des règles générales ou par l’intermédiaire d’une association créée spécialement pour l’assister. En effet, c’est l’acte terroriste lui-même qui cause aux victimes un préjudice direct.

Les décisions de la Cour de cassation sur la mise en examen de la société

Repères

Selon la loi, une mise en examen est subordonnée à l’existence d’indices graves ou concordants qui rendent vraisemblable la commission d’une infraction.


Les chambres de l’instruction sont souveraines lorsqu’elles apprécient l’existence et la valeur probatoire des faits qui peuvent justifier une mise en examen. Par conséquent, lorsqu’elle contrôle leurs décisions, la Cour de cassation se limite à vérifier que les chambres de l’instruction n’ont pas commis d’erreur de droit et que leurs motivations ne sont ni insuffisantes ni contradictoires.

L’annulation de la mise en examen de la société pour complicité de crimes contre l’humanité est cassée

La chambre de l’instruction a retenu qu’il existait des éléments suffisants pour considérer que des crimes contre l’humanité avaient été commis par les groupes armés (plan concerté d’exactions, attaque généralisée et systématique de la population civile) et que la société française leur avait versé des fonds alors qu’elle avait bien connaissance de la nature des exactions. Toutefois, elle a estimé qu’il n’existait pas d’indices graves ou concordants de complicité de la société : le financement des groupes armés était destiné à lui permettre de poursuivre son activité en pleine zone de guerre, et non à s’associer aux crimes commis.

Les parties civiles ont contesté cette décision en posant à la Cour de cassation une question : la complicité de crimes contre l’humanité suppose-t-elle que son auteur ait eu l’intention de s’associer à la commission de ces crimes ?

La Cour de cassation estime que l’on peut être complice de crimes contre l’humanité même si l’on n’a pas l’intention de s’associer à la commission de ces crimes : il faut et il suffit d’avoir eu connaissance de la préparation ou de la commission de ces actes et qu’une aide ou une assistance les ait facilités ; il n’est pas nécessaire d’appartenir à l’organisation criminelle ni d’adhérer à la conception ou à l’exécution du plan criminel. Dans cette affaire, le versement en connaissance de cause de plusieurs millions de dollars à une organisation dont l’objet est exclusivement criminel suffit à caractériser la complicité, peu importe que l’intéressé agisse en vue de la poursuite d’une activité commerciale. Dès lors, la Cour de cassation casse l’annulation de la mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité et renvoie le dossier devant la chambre de l’instruction afin que la demande d’annulation soit à nouveau examinée.

Commentaire

La Cour de cassation expose en quoi une telle analyse, conforme à la définition générale de la complicité et à sa jurisprudence antérieure, n’ôte pas sa spécificité aux crimes contre l’humanité, qui constituent les crimes les plus graves en ce qu’ils nient l’humanité, mais au contraire renforce leur répression.

En effet, c’est la multiplication d’actes de complicité qui permet de tels crimes. Une interprétation différente des textes, qui poserait la condition que le complice de crime contre l’humanité adhère à la conception ou à l’exécution d’un plan concerté, aurait pour conséquence de laisser de nombreux actes de complicité impunis.

La mise en examen de la société pour financement de terrorisme est confirmée

La chambre de l’instruction a confirmé la mise en examen de cette société pour financement de terrorisme en raison d’indices graves ou concordants de recours à des intermédiaires pour verser des fonds à des groupes armés afin de sécuriser l’acheminement des salariés de l’usine entre leur lieu d’hébergement et leur lieu de travail, alors que le caractère terroriste de ces groupes ne pouvait pas être ignoré.

La Cour de cassation confirme à son tour qu’il importe peu que la société n’ait pas eu l’intention de voir l’argent utilisé à des fins terroristes. En effet, il suffit que l’auteur du financement sache que les fonds sont destinés à être utilisés par un groupe terroriste pour que les faits soient susceptibles d’être établis.

 

La mise en examen de la société pour mise en danger d’autrui est cassée

La chambre de l’instruction a confirmé la mise en examen de la société pour mise en danger d’autrui par la violation manifestement délibérée de l’obligation de sécurité de l’employeur figurant au code du travail français aux motifs que les salariés syriens qui assuraient la continuité de l’exploitation de l’usine avaient été exposés à un risque de mort ou de blessures alors qu’ils n’avaient pas reçu de formation adéquate en cas d’attaque.

La société a contesté cette décision en soumettant à la Cour de cassation deux questions : Les salariés de la filiale étrangère peuvent-ils être considérés comme salariés de la société mère française ? L’obligation de sécurité imposée à l’employeur par la loi française s’applique-t-elle ? 

Selon la Cour de cassation, la chambre de l’instruction a pu relever à juste titre des indices de l’existence d’un lien de subordination des salariés syriens envers la société française ou d’une immixtion permanente de la maison mère dans la gestion de la société employeur conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière.

En revanche, la Cour de cassation estime que la chambre de l’instruction ne pouvait en déduire l’applicabilité du code du travail français : la chambre de l’instruction aurait dû rechercher, au regard du droit international, les dispositions applicables à la relation de travail entre la société française et les salariés syriens, puis déterminer si ces dispositions prévoyaient une obligation particulière de sécurité qui aurait été méconnue.

Dès lors, la Cour de cassation renvoie le dossier devant la chambre de l’instruction qui devra se prononcer à nouveau sur la mise en examen de la société pour mise en danger de la vie d’autrui.

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