"L’environnement : les citoyens, le droit, les juges - Regards croisés du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation"

21/05/2021

Discours prononcé par M le procureur général François Molins, en ouverture du colloque "L’environnement : les citoyens, le droit, les juges - Regards croisés du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation"

Mesdames, Messieurs,

Je suis très heureux d’ouvrir aujourd’hui le colloque organisé conjointement tous les deux ans par la Cour de cassation et le Conseil d’Etat, et dont le thème cette année, « L’environnement : les citoyens, le droit, les juges », se prête particulièrement bien à l’analyse croisée de nos deux juridictions.

Si les enjeux liés à l’écologie et à la santé sont de plus en plus préoccupants, si les citoyens se mobilisent davantage pour la préservation de la nature, et si les autorités publiques préconisent de lutter plus fermement contre les atteintes à l’environnement, on peut légitimement s’interroger sur l’effectivité de notre droit de l’environnement. En droit pénal notamment, la baisse du nombre d’infractions portées devant les tribunaux correctionnels, ainsi que la chute des quantums des peines prononcées posent la question d’un risque de dépénalisation de fait du droit de l’environnement. La justice pénale doit pourtant jouer son rôle de prévention et de régulation, en sanctionnant et en réparant les atteintes environnementales.

Le contentieux de l’environnement comprend différents types d’affaires : celles du quotidien de nos tribunaux civils et correctionnels, et celles très médiatisées en raison de leurs conséquences dramatiques, comme l’affaire de l’Erika. Et plus récemment s’est également développé un contentieux que l’on appelle la justice climatique, et qui revêt une dimension universelle : on peut citer l’arrêt Urgenda de la Cour suprême des Pays-Bas de décembre 2019, les décisions du Conseil d’Etat de novembre 2020 dans l’affaire de Grande-Synthe ou du tribunal administratif de Paris en février 2021 avec le contentieux dit de « l’affaire du siècle », ou encore celle de la Cour de Karlsruhe du 29 avril dernier, dans laquelle le respect des libertés fondamentales des générations présentes et futures est invoqué.

A l’aune de cet élargissement et cette diversification du contentieux de l’environnement, je souhaiterais évoquer, pour ouvrir ce colloque, quelques pistes de réflexion : quelles sont les attentes des citoyens vis-à-vis du droit de l’environnement et du rôle des juges ? quelles difficultés empêchent en particulier le droit de pénal de l’environnement d’être réellement efficace ? quelles directions pouvons-vous suivre pour améliorer le traitement de ce contentieux ?

***

Les critiques et les attentes des justiciables-citoyens En droit pénal de l’environnement, les justiciables, et au-delà, les citoyens dans leur ensemble, veulent une justice efficace, ferme et dissuasive, mais aussi préventive et réparatrice. Il faut en effet que les textes de loi soient adaptés à la réalité de ce contentieux, qu’ils ne régressent pas en termes de protection des atteintes environnementales, il faut ensuite les faire appliquer avec une tolérance zéro, mais aussi du discernement, et il faut enfin favoriser l’accès à la justice en cette matière. Mais il faut également toujours garder à l’esprit que le droit de l’environnement est un droit de la prévention.

La circulaire du garde des sceaux du 21 avril 2015 le rappelle parfaitement : une véritable doctrine de réponse pénale en matière d’atteintes à l’environnement doit guider l’action du ministère public autour des principes suivants :

• la recherche systématique de la remise en état, quelle que soit l’orientation procédurale ;

• les poursuites systématiques en cas de dommage grave ou irréversible, d’obstacle aux fonctions ou de réitération ;

• et les alternatives aux poursuites dans tous les autres cas.

Actuellement, les réponses judiciaires ne sont pas satisfaisantes en raison de leur manque de réactivité et de fermeté. Le contentieux de l’environnement ne constitue qu’une très faible part de l’activité des juridictions pénales, oscillant actuellement entre 0,5 % et 1 % des affaires traitées, un chiffre en baisse continue ces dernières années, alors que les enjeux et les risques en lien avec l’environnement sont majeurs et que les préoccupations des citoyens qui en résultent sont légitimes.

Le développement des procédures alternatives aux poursuites a permis d’augmenter significativement le taux de réponse judiciaire aux infractions environnementales (et notamment la transaction pénale), mais cette progression ne doit pas se faire au détriment du procès, car, en l’absence de procès, une impression d’impunité domine alors même que la réprobation sociale, légitime, à l’égard des atteintes à l’environnement ne cesse d’augmenter.

Ce recul de la place du juge est préoccupant. En effet, historiquement, les procès pénaux dans ce domaine ont d’une part favorisé la sensibilisation du public aux enjeux de la sauvegarde de la nature, par leur caractère public et médiatique, et ont d’autre part contribué à la construction du droit de l’environnement à travers des avancées jurisprudentielles majeures.

Si la réponse aux manquements réglementaires et aux actes non intentionnels doit se faire par le paiement d’amendes contraventionnelles ou le recours aux alternatives aux poursuites, les manquements intentionnels, avec des conséquences environnementales graves, doivent systématiquement faire l’objet d’une saisine d’un tribunal correctionnel et d’un procès, avec des sanctions dissuasives. Les juges ne doivent pas être dessaisis de leur mission de protection de l’environnement et des victimes d’infractions environnementales.

L’efficacité d’une justice de l’environnement appelle également des délais de procédure qui ne soient pas excessivement longs. Cette lenteur, qui interroge, s’explique sans doute par la technicité des dossiers et leur rareté, qui rendent plus difficile leur appréhension par les magistrats. Pour autant, cette durée excessive n’est pas une fatalité, et une meilleure formation des magistrats, ainsi qu’une augmentation de moyens pourraient réduire nettement le délai de réponse pénale.

Les difficultés à surmonter Le défaut d’efficacité du droit de l’environnement résulte en partie d’un droit et d’une procédure ne parvenant pas à se saisir de la spécificité de la matière environnementale :

• en premier lieu, la grande technicité du droit pénal de l’environnement et de ses incriminations, nécessitant souvent la maîtrise de nombreuses données scientifiques, rend le traitement de ces dossiers délicats et conduit les parquets à recourir à des qualifications pénales génériques plus faciles à manier, plutôt qu’aux qualifications prévues par le code de l’environnement. On retrouve cette complexité juridique et technique s’agissant par exemple du droit pénal de la mer ou du droit des déchets « spéciaux » ou dangereux, ou s’agissant également de la fragilité du lien de causalité entre le dommage et la faute poursuivie.

• en deuxième lieu, la procédure pénale et la répression ne semblent pas adaptées aux actes de pollution diffuse (utilisation de véhicules polluants, nuisances sonores, dépôts sauvages d’ordure, etc.). Ces actes, nombreux mais souvent isolés et individuels, ont très souvent pour sanction une contravention peu dissuasive alors que les moyens de preuve nécessaires à leur caractérisation sont difficiles à rassembler. Par ailleurs, la poursuite et la condamnation peuvent être procéduralement plus complexes : les personnes poursuivies en droit pénal de l’environnement sont en effet souvent des entreprises, et donc des personnes morales. Certaines règles processuelles, notamment celles relatives à l’intérêt à agir ou à la compétence, constituent autant de freins à l’appréhension des problématiques du droit de l’environnement.

• la coordination entre les parquets et les polices administratives peut être difficile mais indispensable, de même que la qualité des procès-verbaux de constatation, dont dépend beaucoup, si ce n’est essentiellement, la suite de la procédure.

• la place des parties civiles à l’occasion des procès, et l’efficacité de la constitution de partie civile au soutien de l’action publique posent également question.

• enfin, la fragmentation du contentieux environnemental, que se partagent l’ordre administratif et l’ordre judiciaire, porte parfois atteinte à la lisibilité et à l’efficacité de la lutte contre les infractions environnementales.

Si l’on veut renforcer la réponse pénale apportée aux délits environnementaux, il faut adapter la procédure pénale aux spécificités d’un droit technique qui présente de forts enjeux en termes de réparation du préjudice et à laquelle la société civile prête de plus en plus attention.

Les directions à suivre Le législateur a progressivement modernisé et renforcé le dispositif répressif en cette matière, de la réforme des polices de l’environnement en 2012 jusqu’à la création de l’Office français de la biodiversité en 2019, et la mise en place de pôles régionaux spécialisés avec la loi du 24 décembre 2020.

Au-delà des incriminations, c’est l’ensemble de la chaîne pénale qu’il faut améliorer : en amont, la police de l’environnement souffre d’un déficit chronique de moyens et de formation. Ses agents, souvent très compétents d’un point de vue technique, ne disposent pas toujours de la culture judiciaire nécessaire à une bonne qualité des procès-verbaux. En aval des enquêtes, la qualité des décisions rendues par les juridictions, gage de l’efficacité du droit de l’environnement, suppose des juges régulièrement formés à un contentieux technique faisant appel à de nombreuses connaissances extra-juridiques liées à la compréhension du vivant. Au centre, les orientations données par les parquets devraient être fondées sur une politique pénale définie en concertation avec les principaux acteurs institutionnels et associatifs du territoire.

A l’instar de la lutte contre le terrorisme ou la criminalité organisée, la solution de la spécialisation apparaît comme la mieux adaptée. Elle suppose de spécialiser à la fois les magistrats du siège et du parquet et d’écarter l’idée d’un parquet national au regard des enjeux extrêmement locaux des atteintes à l’environnement.

La loi du 24 décembre 2020 renforce ainsi la justice environnementale, pénale et civile, notamment en créant des pôles régionaux spécialisés. C’est une avancée, mais qui complexifie l’organisation judiciaire et l’articulation de la compétence des juridictions pénales entre elles, et des juridictions pénales avec les juridictions civiles.

Par ailleurs, la complexité et la technicité du droit de l’environnement ont souvent pour conséquence d’allonger les procédures judiciaires liées aux atteintes à l’environnement et de retarder la réparation des dommages subis. C’est donc avec le double objectif d’apporter une réponse pénale rapide et adaptée aux infractions environnementales les plus graves commises par les personnes morales et de mieux réparer les dommages causés du fait de l’infraction que la loi du 24 décembre 2020 insère un article 41-1-3 au sein du code de procédure pénale créant une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) en matière environnementale.

C’est un outil qui permettra d’accélérer la réparation du préjudice écologique, de mieux encadrer la mise en conformité, et de renforcer la responsabilité des personnes morales. Mais des interrogations s’élèvent aussi quant à l’éviction des juridictions pénales que cette procédure permet.

Au nombre des instruments utiles figure également le référé pénal environnemental devant le juge des libertés et de la détention qui est prévu à l’article L. 216-13 du code de l’environnement, et qui permet de saisir ce juge afin que soient prises des mesures conservatoires destinées à faire cesser une pollution ou en limiter les effets, sans que ces mesures ne soient subordonnées à la caractérisation d’une faute commise par la personne concernée et qui serait de nature à engager sa responsabilité pénale.

D’autres pistes existent : la création d’une structure pour coordonner les polices administrative et judiciaire de l’environnement et harmoniser les contrôles des manquements administratifs et le traitement pénal des infractions environnementales ; l’adaptation des règles de prescription de l’action publique eu égard aux spécificités de ce contentieux ; ou encore la question de la reconnaissance d’un délit de mise en danger de l’environnement.

***

Les contentieux en matière administrative, pénale, et civile relatifs à la protection de l’environnement nécessitent une réponse à la fois qualitative et effective de la part de la justice. C’est tout l’enjeu des débats qui vont se dérouler aujourd’hui : soutenir et promouvoir l’élan réformateur que suscite le droit de l’environnement pour tout magistrat, tout juriste, et tout citoyen.

C’est dans cette même perspective, qu’après avoir proposé un cycle de formation sur le droit pénal de l’environnement à la Cour de cassation, je vais instaurer très prochainement un groupe de travail, composé de praticiens du droit (magistrats et avocats) et d’universitaires, pour avancer encore la réflexion sur ce contentieux et sur l’amélioration de son efficacité, et faire des propositions.

Le colloque qui s’ouvre aujourd’hui, et les échanges qui vont suivre, sont la concrétisation du dialogue riche et utile entre le Conseil d’Etat et la Cour de cassation, et traduisent les liens forts qui existent entre nos deux juridictions, et l’accueil d’éminents intervenants du Conseil constitutionnel, de la CJUE, de la CEDH, de cours suprêmes et de ministères de pays européens voisins, de la Commission européenne, d’organisations non gouvernementales, et de l’université signe l’importance que nous accordons à l’ouverture et au dialogue entre nos institutions.

Je vous souhaite d’avoir des débats fructueux à l’occasion de cette journée, et je vous remercie de votre attention.

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Par François Molins

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