"La justice face à la crise sanitaire" - François Molins

03/05/2021

Discours prononcé par M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, en ouverture du colloque "La justice face à la crise sanitaire"

Mesdames, Messieurs,

Chers collègues,

Je suis très heureux d’ouvrir, avec Madame la première présidente, cette journée de colloque sur le thème de « La justice face à la crise sanitaire ». Notre souhait commun était de pouvoir réfléchir, un an après le début de l’instauration de l’état d’urgence sanitaire, à l’impact de ces bouleversements sanitaire, économique, institutionnel et juridique sur la Justice, sur son fonctionnement et son organisation d’une part, mais également sur la jurisprudence qui en a été le fruit.

Au titre des éléments de réflexion à vous soumettre en ouverture, je souhaiterais évoquer l’envergure des conséquences institutionnelles de l’état d’urgence sanitaire, puis appréhender le rôle de la Justice en sa qualité de service public à l’occasion de cette période de crise aigüe, et aussi en tant que garante des libertés et des droits de nos concitoyens.

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L’état d’urgence sanitaire et le bouleversement institutionnel 1°) Les particularités juridiques de l’état d’urgence sanitaire

Juridiquement, l’état d’urgence est circonscrit et défini avec précision : c’est un régime de pouvoirs exceptionnels créé par la loi du 23 avril 1955 afin de concilier dans des circonstances d’une particulière gravité « les exigences de la liberté avec la sauvegarde de l’ordre public », selon les termes du Conseil constitutionnel (DC, 25 janvier 1985). L’état d’urgence a été utilisé à huit reprises, six fois sous la Vème république. Des régimes comparables existent dans d’autres démocraties, avec des spécificités liées à l’histoire et à la culture nationale de chaque pays. Ainsi, la suspension de l’Habeas corpus au Royaume-Uni ou la loi martiale aux Etats-Unis sont des régimes d’exception qui, comme l’état d’urgence en France, autorisent à s’écarter temporairement de certaines normes constitutionnelles lorsque les circonstances l’exigent.

Au mois de mars 2020, le choix a été fait de créer un nouvel état d’urgence sanitaire dans le code de la santé publique - pour une durée initiale de deux mois - distinct de celui prévu par les dispositions de la loi du 3 avril 1955.

Des restrictions aux libertés de toute la population française ont été imposées. Les pouvoirs du préfet et du ministre de l’Intérieur ont été élargis, leur ouvrant la possibilité de prendre toutes les mesures privatives de liberté, générales ou individuelles, nécessaires, sans les faire valider préalablement par le Parlement. Restriction ou interdiction de la circulation des personnes et des véhicules, confinement à domicile, couvre-feu, mise en quarantaine, placement et maintien en isolement, fermeture des établissements recevant du public, limitation ou interdiction des rassemblements et réunion, mesures limitant la liberté d’entreprendre sont autant de mesures dérogatoires du droit commun qui ont pu être engagées.

Il convient de souligner le caractère absolument inédit du confinement général de la population. Il s’agit d’une restriction massive de la liberté individuelle d’aller et venir, décidée par l’autorité administrative et qui suspend de facto l’exercice de nombreuses autres libertés individuelles et collectives : liberté d’entreprendre, de réunion, de culte, de manifestation…

Par ailleurs, la loi du 23 mars 2020 a autorisé le gouvernement à légiférer par ordonnance dans des domaines aussi divers que le droit du travail, le financement des établissements de santé, l’accès aux soins, l’aide aux personnes vulnérables, etc. L’état d’urgence sanitaire a généré un très grand nombre de mesures, allant parfois bien au-delà de l’objet sanitaire, au niveau national comme au niveau local.

Cet état d’urgence a été mis en place en France sur deux périodes, du 23 mars au 10 juillet 2020, puis depuis le 17 octobre jusqu’à aujourd’hui, soit une durée totale de dix mois minimum, pour l’instant. Le projet de loi relatif à la sortie de crise sanitaire prolongerait jusqu’au 31 octobre 2021 l’état d’urgence sanitaire.

L’actualité de l’état d’urgence, au cœur des débats politiques, sociaux et juridiques depuis un peu plus d’un an, renouvelle les termes de la controverse ancienne sur les risques pour la démocratie des régimes d’exception et la nécessité de demeurer vigilants sur le respect des libertés individuelles et de l’Etat de droit. Dans quelles conditions un gouvernement peut-il, afin de préserver la santé des Français compte-tenu de l’état actuel du système hospitalier de notre pays, s’affranchir provisoirement des principes essentiels de séparation des pouvoirs et de garantie des droits et des libertés ?

La conciliation des exigences de défense de la paix civile et de la sécurité publique avec le respect de l’Etat de droit et la sécurisation des droits et libertés des individus était déjà au cœur des questionnements relatifs à l’état d’urgence anti-terroriste instauré en novembre 2015.

Les inquiétudes alors exprimées sur les conséquences de ce régime d’exception pour l’exercice des libertés avaient entrainé un renforcement de son suivi et de son contrôle. Du côté du juge judiciaire, le contrôle avait consisté à apprécier la légalité des actes administratifs pour en écarter l’application et à intervenir pour toutes les mesures privatives de liberté conformément à l’article 66 de notre Constitution. Un équilibre avait été réellement atteint, à mon sens, entre la garantie des droits et des libertés et la préservation de l’ordre public, limitant ainsi considérablement les risques d’insécurité juridique pour nos concitoyens.

Toutefois, il est important de rappeler, qu’à la différence de l’état d’urgence tel que prévu par la loi du 3 avril 1955, qui constitue une sorte de boîte à outils offrant aux autorités compétentes une gamme de mesures renforcées de police administrative et qui, en novembre 2015, ne se sont appliquer qu’aux personnes soupçonnées de constituer une menace pour l’ordre public, l’état d’urgence sanitaire s’applique à toute la population vivant sur le territoire français, et l’ensemble des domaines d’activité est touché.

Force est de constater que les deux états d’urgence que nous avons connus depuis novembre 2015 s’inscrivent dans des contextes tout à fait différents, ce qui peut d’ailleurs expliquer leur perception différente par l’opinion publique française.

2°) Les conséquences sur l’équilibre des pouvoirs

Une dérogation au cadre juridique de l’Etat de droit nécessite un encadrement strict de sa mise en œuvre et de sa durée.

Tout d’abord, un régime d’exception n’est acceptable que s’il est temporaire et qu’il n’impose que des mesures strictement nécessaires et proportionnées, l’objectif devant être bien évidemment le retour le plus rapide possible à une situation permettant le rétablissement des procédures de droit commun.

L’une des difficultés majeures avec le recours aux régimes de l’état d’urgence est en effet leur durée. Il importe de la limiter pour que l’insécurité juridique ne perdure pas, et que les droits et libertés des individus ne se retrouvent pas dans un état de suspension pour une durée indéterminée. S’il faut amoindrir les contre-pouvoirs pour faciliter l’action du gouvernement, cela ne peut se faire que pour une durée très courte, au risque d’accréditer l’idée de normalisation de l’exceptionnel ou d’état d’exception permanent, et au risque de vivre dans un état d’insécurité juridique durable.

En outre, l’état d’urgence rompt avec la répartition des compétences en matière de restriction des droits et libertés. La loi du 23 mars 2020 a ainsi autorisé le premier ministre à prendre des mesures générales restreignant de nombreuses libertés, et le ministre de la santé des mesures individuelles qui s’ajoutent aux mesures réglementaires qu’il peut édicter pour l’organisation et le fonctionnement du dispositif de santé. Cette loi habilite également à prendre par ordonnance des mesures susceptibles de porter atteinte aux libertés dans de très vastes domaines. Il s’agit d’une véritable concentration entre les mains de l’exécutif du pouvoir de restreindre les droits et libertés que la République n’a jamais connue en temps de paix.

Il importe que, même dans un contexte de crise majeure, le rôle du Parlement ne soit pas réduit à l’habilitation donnée au gouvernement à adopter des ordonnances dans des domaines très vastes. La compétence exclusive du Parlement pour restreindre les droits et les libertés de nos concitoyens implique de limiter le recours à l’état d’urgence sanitaire aux seules situations dans lesquelles le Parlement ne peut se réunir. Les mesures prises, même dans des situations exceptionnelles, doivent respecter les principes de nécessité, d’adaptation et de proportionnalité.

Par ailleurs, la nomination de deux organes scientifiques consultatifs, placés auprès du président de la République, bouleverse le cadre institutionnel de consultation et d’expertise sanitaire sur les risques épidémiques que prévoit le code de la santé publique. Sans remettre en question les compétences des experts ainsi rassemblés, on peut s’interroger sur la transparence des conditions de leurs nominations. On peut également s’interroger sur l’absence de garanties relatives au fonctionnement et au contrôle de ces instances dont les exigences d’impartialité et d’indépendance sont très fortes et doivent être garanties.

S’agissant enfin des conseils de défense et de leur récurrence dans le processus de prise de décision politique, on sait que leur légitimité a suscité des questionnements en termes de transparence et de sécurité juridique.

Ainsi, de nombreuses interrogations entourent aujourd’hui les finalités poursuivies par l’état d’urgence sanitaire, et qu’elles appellent son indispensable modernisation.

A mon sens, un fondement constitutionnel serait nécessaire pour moderniser le régime juridique de l’état d’urgence. L’inscription dans la Constitution donnerait la garantie la plus haute que, sous le choc de circonstances, la loi ordinaire ne pourrait pas étendre les conditions d’ouverture de l’état d’urgence. Ce régime ne peut, en effet, que rester exceptionnel. Il s’agirait également de préciser le double rôle du Parlement, seul compétent pour proroger l’état d’urgence, et auquel il revient de voter la loi comprenant les outils renouvelés qui peuvent être mis en œuvre durant l’application de l’état d’urgence. En outre, lors d’une prorogation législative, le Conseil constitutionnel pourrait vérifier qu’elles sont toujours réunies ou, si elles ne le sont plus, que la loi de prorogation doit être déclarée contraire à la Constitution.

Si l’objectif de l’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution réside dans la protection des droits individuels et des libertés fondamentales, le renforcement du rôle du Parlement et du Conseil constitutionnel me paraît en constituer le pendant essentiel.

Constitutionnaliser les états de crise ne reviendrait pas à les favoriser, mais à les encadrer, en scellant dans le marbre constitutionnel les conditions de leur déclenchement, leur mécanisme, les mesures qu’ils permettent, et les contrôles dont elles font l’objet.

La première table-ronde du colloque sera l’occasion de croiser les regards de nos différentes institutions sur ces questions.

Le rôle de la Justice pendant la crise sanitaire 1°) La réorganisation du service public de la justice

Le fonctionnement de la justice a été profondément impacté par la crise sanitaire, surtout lors du premier confinement.

Le magistrat judiciaire aurait pu être absent de cet état d’urgence sanitaire. N’ayant pas été considéré en mars et en avril 2020 comme un service public essentiel de l’Etat, l’institution judiciaire a su pourtant s’adapter. Confrontés à une forme de solitude institutionnelle, comme a pu le souligner la commission de contrôle du Sénat sur les mesures liées à l’épidémie du Covid 19, les chefs de juridictions ont établi des plans de continuité d’activité qui ont conduit à limiter leurs activités aux contentieux urgents et essentiels, en mettant en œuvre les ordonnances adaptant les procédures aux contraintes sanitaires.

En effet, l’article L. 111-2 du code de l’organisation judiciaire dispose, depuis la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIème siècle que « le service public de la justice concourt à l’accès au droit et assure un égal accès à la justice ». Il appartient donc à l’État d’assurer la continuité du service public de la justice, conformément au principe de valeur constitutionnelle de continuité du service public, consacré par le Conseil constitutionnel. La continuité du fonctionnement de la justice est d’autant plus importante qu’elle est consubstantielle à l’Etat de droit et au respect des principes les plus fondamentaux du bloc de constitutionnalité.

De nombreuses interrogations ont émergé il y a un an concernant l’organisation des tribunaux en période de crise, la définition du périmètre des contentieux essentiels et/ou urgents, ou encore la méthode et la gouvernance retenues par le ministère.

La déconcentration de la prise de décision au plus près du terrain apparaît essentielle dans son principe, car les spécificités territoriales sont fortes s’agissant de la virulence de l’épidémie, mais elle ne doit pas pour autant laisser les chefs de juridiction isolés. Il importe que les directives générales du ministère soient suffisamment claires, qu’une coordination réelle s’établisse entre la Chancellerie et les juridictions, et que celles-ci puissent être accompagnées lorsque c’est nécessaire.

Cette crise sanitaire a également montré les faiblesses de notre institution et notamment ses failles numériques, démontrant par là même l’importance de nos marges de progression dans le domaine informatique.

Au-delà de l’organisation du service public qu’est la justice, celle-ci, dans l’exercice de sa fonction juridictionnelle a été également (et est toujours, mais dans une moindre mesure) fortement sollicitée pendant la crise sanitaire.

2°) La jurisprudence judiciaire, garante des droits et des libertés

Cette crise sanitaire inédite a mis en lumière la place centrale du juge et son rôle de bouche de la loi et de gardien des libertés.

Les mesures restrictives de libertés instaurées dans le cadre de l’état d’urgence sont majeures et durables, mais le débat est pour l’essentiel circonscrit aux juristes et aux défenseurs des libertés, ce qui peut susciter quelque étonnement. De même, les inquiétudes exprimées relatives aux risques d’atteintes aux droits du Parlement ont rencontré assez peu d’échos.

Dans ce contexte pourtant, le rôle du juge, gardien de l’état du droit et de la sécurité des droits, est plus que jamais essentiel :

Il appartient au juge constitutionnel de vérifier que le législateur a bien procédé à « une conciliation équilibrée entre l’objectif de protection de la santé et le respect des droits et libertés » (CC, décision du 11 mai 2020). D’ailleurs, dans une décision du 28 mai 2020, le Conseil constitutionnel a qualifié les dispositions d’une ordonnance non ratifiée de « dispositions législatives », les dispositions d’une ordonnance ne pouvant plus, passé le délai d’habilitation, être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif. Cette décision ouvre la voie à un contrôle inédit permettant de confronter ces ordonnances aux droits et libertés que la Constitution garantit. Le juge administratif doit s’assurer que « les mesures soient strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu », comme le précisent les dispositions de la loi du 23 mars 2020. Et l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, doit se prononcer sur les questions de principe, et notamment celle concernant les prolongations de plein droit de détention provisoire, ce qu’elle a fait. En effet, les principes cardinaux qui régissent la procédure pénale, garanties du respect des droits des justiciables et d’une procédure équitable, ont été fortement réduits par l’instauration de l’état d’urgence sanitaire. La Cour de cassation a ainsi participé au contrôle juridictionnel des ordonnances prises par le gouvernement, et sa jurisprudence sera décrite à l’occasion des deux tables-rondes de ce colloque relatives aux contentieux pénal et civil. ***

En conclusion, je dirai qu’il importe que lors de la survenance de situations extraordinaires et de crises majeures l’État de droit reste un rempart contre l’arbitraire. Si la gravité des crises que nous traversons ne peut être niée, il n’en demeure pas moins que les fondements de notre société démocratique, et en particulier les droits individuels et les libertés fondamentales, doivent être garantis et protégés, au risque d’une normalisation de l’exceptionnel et d’une banalisation des atteintes à l’État de droit.

Dans une démocratie, en cas de régime d’exception, le rôle des contre-pouvoirs est essentiel, et le respect de la part de responsabilité de chacun également.

La protection des droits et libertés réclame, je l’ai déjà rappelé, une vigilance de tous les instants, matérialisée par un renforcement des contrôles juridictionnels et parlementaires, particulièrement lorsqu’une situation extraordinaire s’impose aux autorités publiques. Le rôle de la Justice est alors incontournable, pour que les valeurs de liberté et d’égalité devant la loi ne soient pas lettres mortes et pour que les bouleversements causés par la propagation d’une épidémie ne remettent pas durablement en cause nos valeurs démocratiques et républicaines.

Je vous souhaite d’avoir des échanges et des débats enrichissants et vous remercie de votre attention.

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Par François Molins

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