Chantal Arens - "Le contrôle de proportionnalité"

01/12/2020

Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation

Je suis particulièrement heureuse de pouvoir à nouveau, au sein de cette revue, m’adresser à l’ensemble de la communauté juridique, praticiens du droit et universitaires, pour aborder le contrôle de proportionnalité, auquel, en tant que première présidente de la Cour de cassation, je suis particulièrement attachée. La réflexion conduite par la présidente de la première chambre civile de la Cour de cassation, Mme Anne-Marie BATUT, avec le soutien précieux du président Alain LACABARATS, s’est traduite par la remise d’un rapport sur le contrôle de conventionnalité, consultable sur le site internet de la Cour de cassation.

Le principe de proportionnalité est de ces notions communément partagées par les cours suprêmes nationales et internationales. Au creuset des traditions juridiques de droit civil et de common law, le contrôle de proportionnalité s’est imposé comme un standard au service de finalités variées. Qu’il protège des droits fondamentaux ou des libertés économiques conventionnellement garanties, des dispositions internes, constitutionnelles ou légales en matières administrative, civile ou pénale, le contrôle de proportionnalité est un instrument d’articulation des normes au sein de l’ordonnancement juridique. C’est pourquoi, il s’inscrit dans un dialogue constant entre les juridictions du fond et les juridictions suprêmes, entre les juridictions nationales et les juridictions supranationales. Bien qu’unique dans son principe, cette pluralité d’instances le rend multiple, dans ses formes et ses manifestations.

 

En France, ce mécanisme de contrôle dépasse le principe de la dualité des ordres de juridiction et s’enrichit de la pratique tant du magistrat judiciaire que du juge administratif. Aussi, la Cour de cassation et le Conseil d’État, appuyés dans leurs travaux de réflexion par l’Université, ont cherché à conceptualiser le contrôle de proportionnalité (selon l’expression du premier président Bertrand LOUVEL) pour mieux le mettre en œuvre dans leur jurisprudence respective.

Les modalités du contrôle (in abstracto ou in concreto), son intensité et sa portée sont toutefois fonction de la juridiction qui l’exerce et du contentieux qui en fait l’objet. Les contributions variées de ce numéro en attestent. Du contrôle in abstracto de principe en matière de droits procéduraux au contrôle concret des sanctions patrimoniales (hors confiscation), l’appréciation de la proportionnalité s’ajuste selon les contentieux, les intérêts en présence et, le cas échéant, les circonstances de l’espèce. Pour autant, le contrôle de proportionnalité, tel qu’exercé par le juge judiciaire, n’est pas dépourvu de méthode. Les grandes lignes jurisprudentielles sont tracées par la Cour de cassation dans le respect de sa mission de contrôle de la légalité des décisions de justice critiquées devant elle. La présente conclusion sera ainsi davantage axée sur le contrôle de proportionnalité tel qu’opéré par le juge judiciaire.

Le contrôle de proportionnalité n’est pas aisé à appréhender, ni à exercer et ce parce qu’il n’est pas un. Il n’existe pas une seule forme de contrôle de proportionnalité.

Classiquement, le contrôle de proportionnalité a une origine légale : par exemple en droit du cautionnement avec le contrôle de la proportion de l’engagement aux ressources de la caution ou encore en droit de la consommation avec le contrôle du déséquilibre significatif créé par les clauses abusives. Ce contrôle, entre les mains du juge, est prévu par la loi, encadré et délimité.

L’essor de la protection des droits fondamentaux a cependant conduit à nous familiariser avec une nouvelle forme de contrôle de proportionnalité, au champ d’application indéterminé par les textes et donc beaucoup plus vaste. Le juge du fond a dû s’adapter, et il a toujours pu compter sur le soutien de la Cour de cassation.

En effet, l’article 55 de la Constitution impose que les engagements internationaux pris par la France aient une autorité supérieure aux lois. Le Conseil constitutionnel n’ayant pas compétence pour connaitre de ce contrôle, ce sont les juridictions nationales, administratives et judiciaires, qui ont à l’exercer. La norme la plus souvent invoquée est la Convention européenne des droits de l’homme. C’est au juge national qu’il appartient, au premier chef, d’en contrôler l’application, le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme étant subsidiaire. Or, celle-ci s’inspire notamment du droit de common law en exerçant le contrôle de conventionnalité d’une norme au regard des atteintes qu’elle porte aux droits fondamentaux in abstracto ou in concreto. Cela n’est pas dans notre tradition juridique et il nous a fallu nous adapter à ce nouveau contrôle que nous devions mettre en œuvre. Dans cet exercice, la Cour de cassation se doit d’être un soutien pour les juridictions du fond afin d’harmoniser l’exercice d’un contrôle casuistique qui peut apparaitre aléatoire et incertain.

Il ne s’agit pas de faire de la Cour de cassation un troisième degré de juridiction qui connaitrait du fait et non plus seulement du droit, mais d’en faire un guide qui donne les grandes lignes de l’exercice du contrôle de proportionnalité aux juridictions du fond.

Aujourd’hui, la Cour de cassation, dans son rôle normatif, connait essentiellement du contrôle de proportionnalité dans le cadre de la protection des droits fondamentaux, au travers du contrôle de conventionnalité. Elle l’exerce non seulement au titre du contrôle de conventionnalité in abstracto mais également au titre du contrôle in concreto.

Dans son exercice du contrôle in abstracto, elle connait particulièrement de la disproportion de la loi, au regard du but poursuivi, portant atteinte à un droit fondamental. La troisième chambre civile, notamment, le rappelle et considère qu’une interprétation restrictive de l’article 905-1 du code de procédure civile conduirait à méconnaitre le droit à l’accès au juge. L’interprétation de la norme est alors en elle-même disproportionnée. Ce contrôle conduit à l’écarter pour tout litige l’invoquant. La Cour de cassation réalise, en ce domaine, un contrôle lourd de la violation de la loi, qui se rapproche du contrôle de proportionnalité effectué par le Conseil constitutionnel. La norme de référence n’est pas, ici, la Constitution mais les engagements internationaux protégeant les droits fondamentaux.

Le contrôle de conventionnalité in concreto pose, lui, plus de questions car il conduit à faire, selon la formule du président Pascal CHAUVIN, une application différenciée de la norme législative ou réglementaire selon la gravité des conséquences pratiques emportées au regard des droits fondamentaux. Il ne s’agit pas d’écarter une norme parce qu’elle est contraire à un engagement international mais de l’écarter lorsque, au regard de la mise en balance des intérêts en cause, l’application de la norme au cas d’espèce apparait disproportionnée. Dès lors la règle en elle-même peut être en pleine conformité avec la Convention européenne des droits de l’homme ou un autre texte international mais son application pourrait emporter des conséquences qui porteraient dans le cas d’espèce une atteinte trop grande aux droits fondamentaux.

La règle est alors ponctuellement mise à l’écart. En outre, une loi déclarée constitutionnelle peut également n’être pas appliquée au litige par le truchement de ce contrôle in concreto. Il s’agit d’assurer une plus grande protection des intérêts des justiciables.

Cependant, deux risques peuvent être relevés, auxquels que la Cour de cassation tente de répondre dans son rôle de cour suprême.

Le premier serait celui de créer une rupture d’égalité entre les justiciables dans une application différenciée de la norme. En effet, d’aucun pourrait contester qu’une règle soit écartée dans un litige mais appliquée dans celui qui le concerne. Et cette contestation serait légitime. Le second serait celui de l’insécurité et de l’imprévisibilité de la règle de droit qui pourrait sans cesse être remise en cause.

Cependant la Cour, sous l’impulsion du premier président Bertrand LOUVEL et du président JEAN, amis en place des outils permettant de limiter la réalisation de ces risques. Je m’inscris évidemment dans cette continuité car il est nécessaire d’harmoniser les pratiques dans l’exercice de ce contrôle de proportionnalité afin que les modalités de celui-ci soient les mêmes au sein de chacune des juridictions.

Il appartiendra notamment à la Cour d’identifier les contentieux qui pourront faire l’objet d’un contrôle de conventionnalité, qu’il soit in abstracto ou in concreto. Cela permettra à l’ensemble des magistrats d’avoir clairement connaissance des matières dans lesquelles il leur est possible de recourir à ce contrôle. En effet, il est des matières qui ne peuvent être soumises au contrôle de proportionnalité quel qu’il soit – tel est le cas des droits fondamentaux absolus tels que la prohibition des traitements inhumains et dégradants – quand d’autres ne peuvent faire l’objet d’un contrôle de proportionnalité in concreto, ainsi que le rappelle la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, qui souligne que les règles de procédure civile ne peuvent se prêter qu’à un contrôle in abstracto.

L’admission du contrôle de proportionnalité se fait cependant de plus en plus largement, tant dans les matières concernées que dans la méthode, particulièrement au niveau de la cassation. En effet, ce contrôle a été élargi avec l’admission de présentation de moyens nouveaux dès lors qu’ils sont de pur droit. La Cour de cassation s’attache donc à censurer les arrêts qui n’exercent pas ce contrôle de proportionnalité et ces arrêts de cassation sont le plus souvent accompagnés d’une méthodologie à suivre comme ce fut le cas en matière de confiscation ou encore en matière de liberté de la presse, afin d’accompagner tant les cours d’appel de renvoi que les juridictions qui seront saisies d’une question similaire.

La Cour a d’ailleurs généralisé le recours à la motivation dite enrichie afin de permettre une plus grande compréhension du raisonnement du contrôle de proportionnalité pour une application uniforme du droit. Sont également élaborés des trames, sous la forme de mémentos disponibles sur internet, ainsi que des arrêts pilotes afin d’illustrer l’exercice de ce contrôle. Ces pratiques ont vocation à se généraliser pour chaque contentieux et à être diffusées plus largement aux juridictions du fond afin d’assurer une application harmonieuse des normes législatives et réglementaires.

Enfin, si la Cour de cassation ne peut connaitre des faits, elle ne peut cependant se contenter de vérifier superficiellement l’application de la norme. Dès lors l’intensité du contrôle qu’elle effectue sur le respect du contrôle de proportionnalité varie selon les matières. La Cour de cassation a donc dressé les contours du contrôle lourd et du contrôle restreint qu’elle exerce dans le cadre du contrôle in concreto comme le rappelle le rapport du groupe de travail. Ceux-ci seront développés dans le cadre d’une réflexion menée avec les juridictions du fond. L’uniformisation du contrôle de proportionnalité doit, en effet, s’effectuer avec le concours de toutes les juridictions.

Un comité de suivi du contrôle de proportionnalité, dans la suite du groupe de travail animé par la présidente Anne-Marie BATUT sera créé afin de mettre en application les propositions formulées. Le contrôle de proportionnalité doit rester un outil au service de l’intérêt des justiciables – la Cour de cassation y est très attachée – en conciliant notamment les impératifs de sécurité juridique avec la nécessaire proportion de la norme aux droits fondamentaux. Par ce contrôle de proportionnalité de la norme aux droits fondamentaux, le juge renforce son rôle normatif. 

Comme souvent, la justice est affaire d’équilibres, fragiles, dont les magistrats sont les solides garants. Il faut le garder à l’esprit, lors de l’exercice de ce contrôle de proportionnalité, aussi nécessaire que versatile.

Revue justice actualités (ENM) - #24

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Par Chantal Arens

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