"La lutte contre les violences au sein du couple : Les défis de la justice"

15/11/2019

Allocution prononcée par M. François Molins, procureur général près la Cour de cassation, en ouverture du colloque "La lutte contre les violences au sein du couple : Les défis de la justice"

Mesdames et messieurs les premiers présidents,

procureurs généraux,

présidents et procureurs de la République,

Monsieur le directeur de l’ENM,

Mes chers collègues,  

Mesdames, Messieurs,

Pourquoi organiser à la Cour de cassation un colloque sur la lutte contre les violences au sein du couple, alors que ce thème est très opérationnel et relève du cœur de l’action publique ?

Pour au moins deux raisons.

D’abord, parce que la Cour de cassation est « dans la cité », et que les violences au sein du couple constituent un vrai problème de société, et parce que le combat contre ces violences, contre ce fléau, est une vraie cause nationale et représente pour tous les acteurs judiciaires un immense défi.

Ensuite, parce qu’il y a un lien étroit entre la Cour de cassation et l’Ecole nationale de la magistrature. Les chefs de la Cour de cassation président le conseil d’administration de l’Ecole qui valide le budget et le programme pédagogique, et l’ENM a un rôle fondamental à jouer car la formation est un levier essentiel et indispensable pour améliorer l’action et les pratiques professionnelles de tous les acteurs judiciaires en ce domaine.

 

Tout cela nous renvoie bien évidemment au titre de ce colloque. La lutte contre les violences au sein du couple : les défis de la justice.

La lutte contre les violences au sein du couple a vu depuis plusieurs années un engagement majeur des pouvoirs publics qui s’est traduit par l’adoption de plusieurs textes de loi : loi du 4 avril 2006 renforçant la répression et favorisant l’éloignement et le traitement des conjoints auteurs de violences, loi du 9 juillet 2010, et enfin loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes qui a consacré dans les textes le téléphone grand danger, a complété les dispositions concernant l’éviction du conjoint violent du domicile et a prévu que, sauf circonstances particulières, l’auteur des violences est astreint à résider hors du logement du couple. Ces textes de loi ont donné lieu à autant de circulaires ayant pour but de mettre en œuvre ces nouvelles dispositions et de mobiliser les parquets. La dernière circulaire, que la ministre de la Justice a personnellement signée le 9 mai 2019, a pour but de construire une politique pénale ambitieuse, d’enrichir les réponses judiciaires et d’amorcer une véritable culture de la protection des victimes de ces violences. La fiche pratique sur le téléphone grand danger diffusée en août 2019 et celle sur le rôle du procureur de la République dans la procédure d’ordonnance de protection d’avril 2019 vont dans le même sens.

Pourtant, malgré tous ces textes, malgré la politique pénale volontariste engagée ces dernières années, le phénomène s’accentue et chaque année, ce sont 150 femmes qui meurent en moyenne sous les coups de leur conjoint. A la date d’aujourd’hui, ce sont 131 femmes qui ont été tuées depuis le début de l’année. Le gouvernement a donc décidé le 3 septembre dernier de lancer le Grenelle contre les violences au sein du couple qui doit se conclure le 25 novembre prochain.

La ministre de la Justice avait, dès le mois de mai 2019, demandé à l’inspection générale de la Justice une évaluation afin de déceler les éventuels dysfonctionnements de l’institution au travers de l’examen d’un certain nombre de dossiers criminels.

Je ne doute pas que nombreuses seront les propositions de ce Grenelle pour endiguer le fléau et assurer une meilleure protection et prise en charge des victimes. La presse s’est déjà faite l’écho de certaines pistes de réflexion. Le Grenelle est un temps d’échange indispensable entre l’Etat, les collectivités territoriales et les associations. Si la politique publique sur les violences conjugales existe déjà, elle manque aujourd’hui d’une évaluation pertinente, et ce Grenelle servira aussi, je l’espère, à pointer les forces et les faiblesses des dispositifs existants.

De vrais défis se posent aujourd’hui à la Justice vers laquelle se tournent toutes les victimes qui déposent plainte à la suite des violences qu’elles ont subies.

Les actions judiciaires sont au cœur des défis que nous devons relever, et c’est bien le sens du colloque qui se tient aujourd’hui dans cette Grand’chambre : nous devons impérativement nous interroger sur nos pratiques professionnelles, sur les réponses judiciaires que nous apportons et sur leur pertinence et leur efficacité. Et sur ce plan, il est important de rappeler que, historiquement nombres de mesures qui permettent de mieux lutter contre le fléau des violences au sein du couple sont nées d’initiative prétoriennes des parquets, je pense notamment au téléphone grand danger, la loi n’étant venue les consacrer que dans un second temps.

Et c’est peut-être là que se situe l’un des problèmes. Aujourd’hui, le niveau et la qualité de la politique pénale déclinée localement et des pratiques professionnelles ne sont pas les mêmes dans tous les ressorts. Certains déclinent une politique très volontariste et réactive alors que d’autres ne sont pas au même niveau.

Ceci doit nous conduire à évaluer nos pratiques et à faire la chasse à ce que j’appelle les « angles mort » qui nuisent à la réactivité de nos actions face aux plaintes déposées ou aux situations de danger qui nous sont signalées.

Le meilleur moyen est certainement de s’interroger sur tout dysfonctionnement, de comprendre et d’évaluer nos pratiques, ainsi que celles de la police et de la gendarmerie pour corriger ce qui a mal fonctionné, démarches dans lesquelles un certain nombre de procureurs généraux et de procureurs de la République se sont lancés. Je me souviens qu’en Seine-Saint-Denis, il y a déjà 12 ans, à chaque nouveau féminicide, nous avions pris l’habitude d’ouvrir nos dossiers pénaux avec les associations à la recherche d’éventuels dysfonctionnements et de ce qui aurait pu être fait de mieux pour éviter le passage à l’acte criminel. Sur ce point, le parquet général d’Aix-en-Provence présentera et expliquera ce matin les initiatives que Robert GELLI, ancien procureur général, avait prises en ce sens dans son ancienne cour d’appel.

 

Les enjeux sont aujourd’hui parfaitement identifiés et tournent autour de plusieurs problématiques :

  • Le traitement des mains courantes et le nécessaire signalement qui doit être fait sans délai au procureur compétent chaque fois qu’un policier ou un gendarme est confronté à une situation de violence avérée pour laquelle la victime refuse de déposer plainte.
  • La nécessité d’accélérer la mise en route du processus civil de protection en créant des circuits d’urgence et en renforçant les passerelles entre le processus civil et le processus pénal.
  • La pertinence de certaines réponses pénales doit également être réévaluée.

Je pense à la médiation pénale qui est dangereuse et n’a pas de sens dans le domaine des violences au sein du couple et qui devrait être impérativement proscrite car elle exige des critères qui font référence à un état d’esprit absent chez les conjoints violents et à un contexte de liberté de pensée et d’expression impossible pour les victimes, de même qu’à une égalité de pouvoirs inexistante dans ces couples. Je pense à la convocation par officier de police judiciaire qui apparaît contreproductive compte tenu des délais d’audiencement actuellement en cours dans de nombreuses juridictions (de nombreux mois pendant lesquels rien ne va se passer), et qui ne permet pas de mesures de contrôle judiciaire pour mieux suivre l’auteur des faits et lui imposer des soins et un suivi.

On touche là toute la spécificité de ce contexte où les victimes sont tellement vulnérables et le risque de réitération tel que l’on ne peut s’abriter derrière le concept de réponse pénale et se contenter de dire, comme je l’ai lu il y a un mois dans un grand quotidien, que la procédure a été transmise au parquet et qu’une réponse judiciaire est intervenue.

Nous savons tous ici qu’il est nécessaire d’aller au fond des choses. Nous savons tous que la pertinence et l’efficacité de la réponse judiciaire passent nécessairement par plusieurs exigences.

  • Une véritable formation de la police et de la gendarmerie à la spécificité de l’accueil des victimes et aux particularités de ces violences qui doit se doubler d’instructions permanentes de la part des parquets et de protocoles de travail clairs et formalisés pour que les plaintes soient traitées sans délai, qu’elles surviennent ou non dans le temps de la flagrance, et que l’urgence n’affecte pas la nécessaire qualité de l’enquête. Le traitement de ce contentieux doit être prioritaire pour tous les services d’enquête. Il doit y avoir sur ce point un changement radical de culture !
  • Une meilleure formation des magistrats qui ne s’arrête pas à la formation initiale qui leur est dispensée à Bordeaux lorsqu’ils sont encore auditeurs de justice. On sait en effet que, compte tenu de leurs charges de travail, un peu plus de 50 % des magistrats satisfont à l’obligation de formation continue de 5 jours par an.
  • Une garde à vue systématique des auteurs de violences afin de privilégier leur présentation au parquet, ce qui va permettre d’organiser la décohabitation et de recourir à des procédures rapides.
  • Le recours aux procédures rapides dès lors que les faits, par leur gravité ou leur réitération, ne relèvent pas des alternatives aux poursuites. Il s’agit bien sûr des procédures de comparution immédiate ou de convocation par procès-verbal du procureur qui permettront d’éviter la réitération par un placement en détention ou par un suivi du conjoint violent dans la cadre d’un contrôle judiciaire.

Je pense à la nécessité de véritables politiques de juridiction, notamment pour faciliter le recours à l’ordonnance de protection et la mise en place de circuits d’urgence au civil, comme cela a été fait à Créteil, et comme nous l’expliqueront cet après-midi le président et la procureure de ce tribunal. Une meilleure communication entre les services du tribunal et une meilleure articulation entre la juridiction et l’ensemble des services extérieurs (services de police et de gendarmerie, médecins, avocats et associations) sont essentielles.

Je pense également à la prise en charge et à la protection des victimes qui passe par leur évaluation personnalisée systématique (nombre de parquets le font déjà), ce qui nécessite un partenariat étroit entre le parquet et le réseau associatif d’aide aux victimes.

Le TGD est un bon moyen pour protéger les victimes mais aussi pour les rassurer et les ré-assurer. S’il n’est pas assez utilisé et si, comme on a pu le constater dernièrement dans certains parquets, des TGD dorment dans des armoires, c’est peut-être tout simplement le signe d’un manque d’efficacité dans la circulation des signalements.

Je pense aussi à la protection spécifique des enfants victimes de violences au sein du couple, ce qui suppose une meilleure évaluation des situations à risque, et une prise en compte du sort des enfants à l’occasion de la décision sur l’action publique, tout spécialement lorsque les parents reprennent une vie commune après un épisode de violence, celle-ci pouvant s’exercer sur les enfants.

Enfin, se pose la question de l’information de la victime. Une victime qui dépose plainte ne doit pas rester dans l’ignorance, pendant des jours ou des semaines, des suites qui ont été réservées à sa plainte. Elle ne doit pas vivre dans la terreur de ce qu’il adviendra le jour où son conjoint ou compagnon condamné sortira de prison. La peur doit changer de camp !

 

Je n’aurai pas la prétention d’être exhaustif dans mes propos d’ouverture de cette journée. Tout ce que je sais et que m’a appris mon expérience parquetière, c’est qu’au-delà des textes de loi dont nous avons besoin, au-delà des moyens, contraints, dont nous disposons, nous pouvons faire beaucoup en nous interrogeant sur nos pratiques, en les corrigeant et en les améliorant quand c’est nécessaire pour les adapter aux spécificités des violences au sein du couple, et pour mieux relever le défi.

C’est bien là tout le sens de la journée d’aujourd’hui où il a été délibérément choisi d’aborder quelques thèmes.

L’évaluation : les membres de l’inspection générale de la Justice présenteront les méthodes et les objectifs de leur mission.

Le dispositif anti-rapprochement espagnol sera présenté par une ancienne procureure en charge des violences de genre à Marbella.

Enfin la formation. Elle est essentielle. L’ENM a récemment instauré une formation systématique sur les violences au sein du couple dans les stages de changement de fonction qui se déroulent chaque année en septembre, ce qui, compte tenu de la grande mobilité géographique et fonctionnelle des magistrats, devrait permettre de toucher un public très large. Désormais, chaque magistrat qui changera de fonction bénéficiera de cette formation.

Et puis, l’ENM a confectionné, grâce à un travail engagé avec des magistrats de terrain, un kit pédagogique composé de fiches réflexes qui a vocation à être diffusé dans tous les ressorts, et qui vous sera présenté cet après-midi.

Je vous souhaite donc une journée fructueuse qui permettra aux acteurs judiciaires de progresser en efficacité dans le traitement des violences au sein du couple et de mieux relever ces défis, et qui permettra aussi de rétablir la confiance entre les victimes et la Justice.

Je vous remercie de votre attention.

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Par François Molins

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