"Conférence des chefs des Cours suprêmes des Etats membres du Conseil de l’Europe" - Laurent Fabius

12/09/2019

Discours prononcé par M. Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel, en ouverture de la Conférence des chefs des Cours suprêmes des Etats membres du Conseil de l’Europe des 12 et 13 septembre 2019.

Madame la Première présidente de la Cour de cassation et Monsieur le Procureur général, qui nous accueillez si aimablement, Monsieur le Vice-Président du Conseil d’Etat, Monsieur le Secrétaire général du Conseil de l’Europe, Monsieur le Président de la Cour européenne des droits de l’homme, Chers Présidents, collègues et amis,

Il y a 170 ans exactement, le grand Victor Hugo, qui cherchait les meilleurs moyens d’asseoir la paix, s’exprimait en des mots qui sont restés fameux :

« Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne ».

Dans le monde brutal qui est le nôtre aujourd’hui, on peut s’interroger sur les manifestations de cette « fraternité européenne », et pourtant c’est elle, cette exigence posée par Victor Hugo qu’il nous faut garder à l’esprit, nous, juges des Cours constitutionnelles et des Cours suprêmes des Etats membres du Conseil de l’Europe, qui avons pour mission commune de protéger l’Etat de droit qui fait l’identité de la grande Europe.

Notre rencontre intervient à un moment où s’approfondit la conscience du rôle essentiel que nous jouons dans la protection de cet Etat de droit, notamment parce que, y compris au sein de notre Europe, cette notion fondamentale est malmenée par certaines attaques contre la justice constitutionnelle, contre l’indépendance des juges, contre les libertés, notamment celle de la presse, les réfugiés, les minorités ou les opposants politiques.

Nous ne pouvons évidemment pas accepter que soient ainsi bafoués les principes démocratiques et juridiques que nous avons en partage. Nous sommes responsables de l’Etat de droit, c’est-à-dire que, comme le Petit Prince de Saint-Exupéry est responsable de sa rose, nous devons en prendre quotidiennement soin.

Face aux gouvernements– je parle sans détour – qui tentent de mettre les juges à leur botte, il n’y a pas d’autre réponse que de lutter fermement contre ces atteintes graves à l’indépendance de la justice et aux libertés, et de faire bloc. L’histoire étant le juge ultime de nos efforts pour répondre aux assauts de ce que j’appelle, le brutalisme.

La solidarité des juges pour la défense de l’Etat de droit s’impose d’autant plus que nous avons en outre en commun de grands défis à relever ensemble en matière notamment de technologies, de vivre ensemble ou d’environnement, pour lesquels, là aussi, en pensant aux générations actuelles et aux générations futures, le respect du droit est essentiel.

Comme vous le savez, cela a été excellemment rappelé, le Conseil constitutionnel français, lui, n’est pas juge de l’application de la Convention européenne dans l’ordre juridique national, mais nous avons tissé une relation que je crois excellente de proximité avec la Cour européenne des droits de l’homme. Cette proximité a été confirmée par la décision d’être l’une des hautes juridictions nationales susceptibles d’échanger avec la CEDH au titre du protocole n° 16. Nos décisions nationales sont prises aujourd’hui en pleine conscience des droits étrangers et de la jurisprudence des cours régionales des droits de l’homme. Et nous avons à cœur par le « dialogue des juges », dialogue sans paroles ou dialogue avec paroles comme c’est le cas durant ces deux jours, d’entretenir des rapports réguliers avec les autres Cours constitutionnelles et Cours suprêmes du Conseil de l’Europe, c’est-à-dire vous-mêmes.

Le dialogue et la coopération ainsi engagés ne sont pas seulement une marque de solidarité entre nous. Comme le montreront, j’en suis certain, les ateliers de travail qui vont nous réunir, nos échanges doivent nous aider à partager les avancées récentes de nos juridictions face aux nouvelles frontières du droit vivant qui est le nôtre.

A cet égard, dans ce propos que je veux court, je signale à votre attention deux décisions qui pourront nourrir vos propres réflexions. L’une, récente du Conseil constitutionnel rendue en décembre 2018 est la première au monde à porter sur ce sujet sensible qu’est une loi dite anti-« fake news » en période électorale. Nous avons jugé qu’il appartenait au législateur de concilier le principe de sincérité du scrutin avec la liberté d’expression et de communication. Si nous avons estimé conformes à notre Constitution française les dispositions qui nous étaient soumises, nous avons exigé, à travers plusieurs réserves d’interprétation, que le blocage, par le juge des référés, de la diffusion de fausses informations sur les services de communication au public en ligne ne peut s’opérer que si le caractère inexact ou trompeur des informations diffusées est manifeste, de même que le risque d’altération de la sincérité du scrutin.

- Une seconde décision, en mai 2019, dans un tout autre ordre d’idée, nous a conduits à reconnaître une exigence constitutionnelle nouvelle. Celle-ci impose au législateur de prévoir des règles de prescription de l’action publique en matière pénale qui ne soient pas manifestement inadaptées à la nature et à la gravité des infractions. Par cette jurisprudence, nous ne remettons bien sûr pas en cause l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, mais nous considérons que le législateur ne peut pas effacer toute règle de prescription, sauf à méconnaître l’effet de l’écoulement du temps sur l’exercice des droits de la défense, s’agissant notamment du dépérissement des preuves.

Mesdames et Messieurs,

J’ai commencé mon propos avec Victor Hugo. Je voudrai conclure avec René Cassin, qui fut successivement avocat, juriste illustre, Vice-Président du Conseil d’Etat, membre du Conseil constitutionnel, puis président de la CEDH et prix Nobel de la Paix. René Cassin était paré de toutes les compétences et de tous les titres, mais, lorsqu’on l’interrogeait sur ce qui pour lui était l’essentiel, il répondait, exemple pour nous tous, ces mots simples qui sont pour nous tous un exemple : « je suis un fantassin des droits de l’homme ».

Merci.

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