"La convergence des moyens de lutte contre les fraudes fiscales et sociales"

10/05/2019

Allocution de Monsieur François Molins, procureur général près la Cour de cassation, prononcée en ouverture du colloque sur "la convergence des moyens de lutte contre les fraudes fiscales et sociales"

J’ai le plaisir d’ouvrir aujourd’hui ce colloque organisé par le parquet général près la Cour de cassation, et dont le sujet (« La convergence des outils de lutte contre les fraudes fiscales et sociales ») est au centre de l’activité de nombre de professionnels (relevant des administrations, collectivités territoriales, organismes sociaux, services d’enquêtes, ou juridictions…), mais également au cœur de préoccupations à dimensions multiples : économique, sociale et démocratique.

 Je me réjouis de constater ce matin que vous êtes nombreux à vous intéresser à ces questions d’une grande technicité et d’une réelle transversalité. La fraude peut être définie comme toute irrégularité, acte ou abstention, commise de manière intentionnelle, et ayant pour effet de causer un préjudice aux finances publiques. Elle doit être distinguée de la simple erreur, consistant en un manque de respect involontaire de la règle de droit, lié à une ignorance ou à une mauvaise interprétation des textes.

 Je souhaiterais rappeler le contexte d’une politique générale de lutte contre les fraudes, évoquer quelques-uns des enjeux qui s’y attachent, et me pencher enfin sur leurs conséquences pour l’institution judiciaire.

I) Les éléments de contexte

A l’occasion de l’ouverture d’un colloque au Conseil d’Etat sur la fraude sociale il y a près de dix ans, le vice-président avait déclaré que les fraudes sociales et fiscales avaient longtemps bénéficié d’une certaine indulgence en France, mais que deux évolutions avaient néanmoins conduit à atténuer, voire à inverser ce constat. La première était la prise de conscience de l’enjeu représenté par la lutte contre la fraude dans un contexte de dégradation des comptes publics. La seconde était la mutation de l’opinion publique, liée à une individualisation croissante des comportements qui entraîne une exigence de retour sur investissement des cotisations versées et d’égalité devant les charges publiques.

Ces réflexions sont toujours d’actualité. Le chiffre noir de ce type de délinquance reste, en droit pénal des affaires et en droit social, particulièrement important, de sorte qu’il n’est pas possible d’en chiffrer le préjudice exact. Mais la prise de conscience de l’ampleur de la fraude tant aux prestations qu’aux prélèvements a conduit les gouvernements successifs, depuis plus de 10 ans maintenant, à faire de la lutte contre la fraude sociale et fiscale une de leurs priorités.

Ainsi, récemment, la loi pour un État au service d’une société de confiance (ESSOC), promulguée le 11 août 2018, a eu pour objectif de mettre en place un nouvel équilibre dans les relations entre le citoyen ou l’entreprise et l’administration dans une logique d’accompagnement et de conseil (notamment face aux erreurs commises de bonne foi). Les mesures de la loi du 23 octobre 2018 relative à la lutte contre la fraude la complètent et concourent à deux objectifs : mieux détecter et appréhender la fraude, et mieux la sanctionner.

Le contexte européen est par ailleurs très prégnant en matière de lutte contre la fraude. En novembre 2017, l’Union européenne a adopté le règlement (UE) 2017/1939 visant à créer un parquet européen, qui sera chargé de lutter contre la grande criminalité transfrontière portant atteinte au budget de l’UE. En 2015, par exemple — outre la fraude à la TVA —, les autorités nationales ont signalé des fraudes portant atteinte au budget de l’Union pour un montant d’environ 640 millions d’euros. Le nouveau parquet européen pourra agir rapidement, sans passer par de longues procédures de coopération judiciaire, et augmenter ainsi le nombre de poursuites et récupérer plus efficacement les fonds obtenus de manière frauduleuse.

Le Parquet européen sera compétent pour les enquêtes pénales, et l’OLAF continuera de mener des enquêtes administratives sur les irrégularités et les fraudes portant préjudice aux intérêts financiers de l’UE, dans tous les pays membres. Cette répartition des compétences permettra d’assurer la protection la plus large possible du budget de l’UE.

II) Les enjeux d’une politique efficace de lutte contre les fraudes concernant à la fois ses objectifs et ses moyens

1°) Les objectifs de la lutte contre les fraudes

La lutte contre les fraudes comporte des enjeux économiques, sociaux et démocratiques :

  • Des enjeux économiques majeurs

Si par définition il ne peut y avoir de statistiques officielles, pour autant, plusieurs études permettent d’estimer le montant de la fraude fiscale en France entre 30 et 60 milliards d’euros chaque année, représentant ainsi le type de délinquance astucieuse le plus coûteux. Les fraudes aux cotisations sociales seraient évaluées à plus de 25 milliards d’euros. S’agissant notamment des redressements réalisés dans le cadre de la lutte contre le travail dissimulé, ils ont augmenté de 18,5 % par rapport à 2017, atteignant 640 millions d’euros en 2018 selon un bilan dressé par l’ACOSS (Agence centrale des organismes de sécurité sociale). Quant aux fraudes aux prestations sociales, elles représenteraient 350 millions d’euros par an.

Les fraudes en matière sociale portent atteinte au principe fondamental de la sécurité sociale, selon lequel les cotisations, assises sur les salaires, constituent un salaire différé. Tout défaut de paiement des cotisations constitue un véritable détournement de fonds qui met à mal le système dans son ensemble. Parallèlement, elles entraînent des distorsions de concurrence à l’égard des entreprises respectueuses de la réglementation et portent atteinte aux principes mêmes du pacte économique et social.

Les conséquences de la fraude fiscale sont également très diverses : distorsions de la concurrence qui devient ainsi déloyale ; distorsions dans la perception et la distribution des prestations sociales ; commission de délits connexes à la fraude fiscale (abus de biens sociaux, banqueroute, escroquerie, faux en écriture…).

  • La remise en cause de principes démocratiques fondamentaux

Les questions de la rupture de l’égalité des citoyens devant les charges publiques et du consentement à l’impôt sont au cœur des enjeux de la lutte contre les fraudes sociales et fiscales.

  • Une exigence de transparence et de justice sociale

La priorité donnée par les pouvoirs publics à la lutte contre les fraudes depuis une dizaine d’années est indissociable d’une demande croissante de la part des citoyens de transparence des comptes, de justice sociale, et de lisibilité des rouages de l’aide sociale et de la fiscalité en France.

  • La pérennité du modèle de protection sociale

Des inquiétudes croissantes se font jour sur la pérennité du modèle français de protection sociale, tel qu’institué en 1945. L’efficacité de la lutte contre les fraudes est l’une des conditions de la viabilité du système de sécurité sociale.

  • L’articulation avec d’autres objectifs : simplification et accélération des procédures

La lutte contre la fraude, en particulier en matière sociale, doit aussi être conciliée avec d’autres objectifs, potentiellement contradictoires, comme par exemple la simplification des procédures ou l’accélération du traitement des dossiers. Ces objectifs conduisent à simplifier la production par les allocataires des justificatifs demandés ou à accélérer, pour des raisons sociales évidentes, le traitement des dossiers, notamment pour l’octroi des minima sociaux, quitte à ce que les vérifications soient moins approfondies.

2°) Les moyens de la lutte contre les fraudes

L’enjeu des moyens est déterminant pour l’efficacité de cette lutte, tant au niveau de la détection de la fraude, qu’au niveau des sanctions applicables.

Plusieurs questions peuvent être soulevées :

►Concernant la détection des fraudes :

Le rassemblement des différents organes administratifs en charge de lutter contre les fraudes ne serait-il pas plus lisible ?

Comment mieux coordonner l’action des multiples acteurs de la lutte contre les fraudes, avec notamment le développement des échanges entre les services de l’Etat et les organismes de protection sociale, et l’interconnexion des fichiers ?

S’agissant des moyens de détection et de caractérisation de la fraude, la loi du 23 octobre 2018 les renforce avec :

  • la création d’une « police fiscale » au sein du ministère chargé du Budget, en complémentarité des moyens du ministère de l’Intérieur, pour accroître les capacités d’enquête judiciaire en cas de fraude fiscale ;
  • l’amenuisement du « verrou de Bercy » à l’égard des fraudes majeures qui verra se multiplier les signalements au parquet sur les faits de fraude ayant conduit, sur des droits rappelés dont les montants sont supérieurs à 100 000 euros, à certaines majorations importantes ;
  • le renforcement des pouvoirs de la Douane en matière de lutte contre les logiciels frauduleux (logiciels dits « permissifs » conçus pour permettre et dissimuler la fraude) ;
  • le renforcement des échanges d’informations utiles à l’accomplissement des missions de contrôle et de recouvrement entre agents chargés de la lutte contre la fraude.

►Concernant les sanctions, des questions peuvent également se poser :

Des sanctions plus sévères auront-elles l’effet dissuasif escompté ?

Qu’en est-il de l’articulation entre les procédures administratives et pénales, et de l’efficacité qu’il en résulte ?

Dans le but d’assurer une répression à la fois optimale et graduelle, coexistent en effet des sanctions administratives et des sanctions pénales. Mais au regard du principe de proportionnalité des peines ainsi que des principes de non bis in idem et d’égalité devant la loi, le cumul de ces sanctions est-il cohérent ?

La loi d’octobre 2018 renforce également les moyens de sanction de la fraude avec :

la mise en œuvre d’une logique de publicité plus large des sanctions, tant pénales qu’administratives, en cas de fraude fiscale : le «  naming and shaming ». Concrètement, il s’agit d’appliquer par défaut la peine complémentaire de publication et de diffusion des décisions de condamnation pour fraude fiscale, aujourd’hui prononcées de manière facultative par le juge pénal ; la création d’une sanction administrative, exclusive des sanctions pénales, applicable aux personnes qui concourent, par leurs prestations de services, à l’élaboration de montages frauduleux ou abusifs, afin de sanctionner aussi les professionnels complices ; l’aggravation de la répression pénale des délits de fraude fiscale en prévoyant que le montant des amendes puisse être porté au double du produit tiré de l’infraction ; l’extension de la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) en matière de fraude fiscale pour assurer une réponse pénale plus rapide et plus efficace.

III) Les enjeux pour l’institution judiciaire

Il faut être lucide. Malgré la priorité affichée en matière de lutte contre les fraudes par les pouvoirs publics, et les avancées certaines portées par les réformes législatives récentes, les problématiques auxquelles l’institution judiciaire doit faire face ne sont pas encore résolues. Notre système pêche en effet par incohérence dans la mesure où l’Etat ne se donne pas les moyens suffisants pour appliquer la politique publique ambitieuse et légitime qu’il poursuit.

La Cour des comptes l’a récemment rappelé dans son rapport sur les moyens consacrés à la lutte contre la délinquance économique et financière (qui recoupe en partie la lutte contre les fraudes) : face à l’évolution aussi bien quantitative que qualitative des infractions, l’organisation et les moyens consacrés pour lutter contre elles font apparaître des faiblesses qui contribuent à expliquer le caractère partiel et tardif de la réponse pénale. Les résultats conduisent en effet à s’interroger sur l’efficacité de la répression des fraudes, et sur la disparité entre les enjeux et les moyens dans ce domaine.

L’amenuisement du verrou de Bercy est une bonne chose mais pose à cet égard de nouveaux enjeux pour l’institution judiciaire qui devra nécessairement avoir les moyens d’enquêter sur ces nouveaux dossiers, de les poursuivre et de les juger dans des délais efficaces.

Plusieurs pistes de réflexion peuvent être suivies :

  • Face à la masse des affaires, les priorités doivent être mieux définies et mieux concertées entre les ministères de l’intérieur et de la justice. Le raccourcissement des délais de procédure passe par une définition plus précise des actes d’enquête à réaliser. La pratique innovante du « devis judiciaire » de la gendarmerie, qui consiste à proposer au magistrat qui suit l’affaire un volume donné d’investigations à mener au regard de l’enjeu du dossier, est sans doute à encourager, parallèlement aux simplifications de la procédure pénale apportées par la loi du 23 mars 2019.
  • En matière d’organisation, l’articulation entre services ou juridictions spécialisés et polyvalents doit être mieux définie, avec une meilleure concertation entre les différents acteurs. L’organisation est actuellement très fragmentée, avec un effort important consacré à un nombre restreint d’affaires, au détriment des fraudes de moyenne importance, qui font l’objet d’une attention insuffisante au regard de son impact sur le tissu économique et social et ne sont pas suffisamment traitées.
  • La politique de ressources humaines des deux ministères devrait être infléchie pour mieux répondre aux besoins en compétences spécialisées. Le renforcement du nombre et de la spécialisation des enquêteurs et des magistrats en charge de ces contentieux apparaît aujourd’hui indispensable.

Il importe de manière générale de hausser la qualité des procédures, de baisser les délais de traitement, et de donner aux enquêteurs et aux magistrats les moyens financiers et humains de lutter efficacement contre les fraudes.

 

 Les changements de contexte économique et de mentalités rendent nécessaire un renforcement de l’efficacité de l’action des différentes administrations dans la lutte contre les fraudes fiscale, sociale, et douanière, mission essentielle au maintien du pacte républicain.

 La convergence des moyens administratifs et juridiques s’agissant de la détection des fraudes et de leurs sanctions, davantage de coordination entre les différents organes concernés, l’augmentation des moyens consacrés au traitement de ce contentieux par les services d’enquêtes et les juridictions, apporteraient une cohérence et une efficacité réelles à la lutte contre les fraudes qui préoccupent légitimement nos concitoyens.

 Je vous souhaite d’avoir des débats riches et fructueux à l’occasion de cette journée, et je vous remercie de votre attention.

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Par François Molins

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