"Vers un nouveau droit du travail ?"

19/04/2019

Discours prononcé par Monsieur Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation, en ouverture du colloque "Vers un nouveau droit du travail ?", organisé en partenariat par la Cour de cassation et le Conseil d’Etat

Monsieur le Vice-président,

Monsieur le Procureur général,

Mesdames et Messieurs les présidents,

Mes chers collègues,

Mesdames, Messieurs,

La Cour de cassation et le Conseil d’Etat poursuivent, par les rencontres d’aujourd’hui, la tradition de leurs regards croisés.

Ils s’inscrivent naturellement pour cette cinquième édition dans la continuité de leur démarche des quatre éditions précédentes consistant à traiter un thème transversal aux deux ordres de juridiction : après santé et justice, la sanction, l’ordre juridique national en prise avec le droit européen et international et l’ordre public, voici maintenant une discipline du droit à part entière : le droit du travail.

En effet, le droit du travail participe des deux branches du droit : privé et public. L’un des premiers manuels de référence de droit du travail[1] est d’ailleurs né de l’alliance de deux grandes plumes : celles du privatiste, Jean Savatier, et du publiciste, Jean Rivero.

 

Aussi, le thème de cette journée s’imposait en réalité comme une évidence en tant que  sujet partagé. Ce choix est également pleinement justifié par l’actualité d’un droit du travail en pleine évolution.

 

 

I. Un sujet partagé

 

Si le juge judiciaire est naturellement compétent pour connaître des litiges qui opposent salariés et employeurs dans l’entreprise, le juge administratif s’est vu reconnaître quant à lui une compétence importante en raison de l’intervention dans un certain nombre d’hypothèses de l’autorité administrative. Ainsi en est-il en cas d’application d’un statut protecteur aux salariés titulaires d’un mandat ou en matière de licenciement pour motif économique, en sorte que des questions contentieuses analogues ou proches, même si elles peuvent être tranchées à travers des prismes distincts, traversent la division de notre organisation juridictionnelle en deux ordres.

L’exemple du licenciement pour motif économique est à cet égard particulièrement expressif. Après avoir relevé de l’ordre administratif à la suite de l’instauration, en 1975[2], de l’autorisation administrative de licenciement, il a été confié, après sa suppression en 1986[3], au juge judiciaire. Mais, depuis 2013, il est partagé entre les deux ordres de juridiction : les grands licenciements collectifs pour motif économique sont à nouveau soumis à une décision de l’autorité administrative[4] et, partant, en cas de contentieux, au juge administratif, tandis que les licenciements individuels ou les petits licenciements collectifs pour motif économique relèvent de la compétence prud’homale[5]. 

Au-delà des réflexions ouvertes par la complexité d’un tel système, il n’empêche que le droit du travail, en ce qu’il intéresse à la fois le juge judiciaire et, de manière parfois fortement imbriquée, le juge administratif, illustre l’idée du partage des principes tels qu’ils sont appliqués par chacune des juridictions.

Ainsi, les notions que le juge administratif met en œuvre pour les travailleurs de la fonction publique s’avèrent souvent proches de celles que le juge judiciaire applique lui-même aux salariés de droit privé.

 De même, certaines règles essentielles issues de la jurisprudence administrative dans le domaine des droits fondamentaux ont été reprises par le droit du travail. On songe à l’arrêt Société Peintures Corona du Conseil d’État[6] dont l’énoncé de principe a été introduit dans deux articles du code du travail et, notamment, la disposition phare qu’est l’article L. 1121-1 relatif aux droits de la personne et des libertés individuelles et collectives[7].

 

Cette proximité de problématiques communes en droit du travail invite à une cohérence des réponses apportées aux justiciables. Nos hautes juridictions sont ainsi conviées au dialogue pour faire converger, ou au moins mettre en adéquation, l’appréhension des notions partagées. Elles y répondent depuis 10 ans, époque de la mise en place, sous l’impulsion commune de Monsieur Yves Struillou, conseiller d’État ayant en charge les contentieux du droit du travail, et de Madame Laurence Pécaut-Rivolier, conseillère à la chambre sociale de la Cour de cassation, d’un groupe de travail qui réunit périodiquement des membres des première et quatrième chambres de la section du contentieux du Conseil d’État et de la chambre sociale de la Cour de cassation sur les questions transversales du droit du travail[8].

Très actif, ce groupe de travail, qui fait office de modèle et de référence pour l’organisation de la communication dans les autres domaines partagés, a permis aux acteurs du monde administratif et du monde judiciaire du droit du travail, d’apprendre à se comprendre et à échanger pour tenter d’élaborer, ensemble, des réponses au contentieux d’hier et de demain.  Ainsi en est-il, par exemple, de la définition du trouble objectif de nature à justifier le licenciement d’un salarié,[9] ou de la détermination du critère de transparence financière exigée pour la représentativité des syndicats[10], deux sujets sur lesquels ont convergé récemment les jurisprudences des deux cours.

 

II. Un sujet d’actualité

Le colloque que nous consacrons aujourd’hui au droit du travail entend analyser son évolution sous la question centrale de son avenir à travers le titre qu’il s’est donné : « vers un nouveau droit du travail ? », forme interrogative inspirée du titre d’un article du président Combrexelle[11] publié dans les suites immédiates des ordonnances du 22 septembre 2017.

 Le droit du travail, plus que tout autre domaine juridique, a en effet été l’objet, au cours de ces dernières années, de réformes profondes. Depuis 2004, neuf textes ont modifié des éléments aussi fondamentaux que l’ordre public social, la répartition et le rééquilibrage des sources du droit du travail, la refonte des institutions représentatives du personnel, le rôle du juge social dans le règlement des litiges, autant dire les grands équilibres du droit du travail.

Les réformes, et notamment celles issues de la loi du 8 août 2016 et des ordonnances du 22 septembre 2017, en ce qu’elles ont sensiblement modifié l’architecture des relations de travail, requièrent une réflexion commune sur les nouvelles notions dégagées par les textes à l’aune des enjeux que le législateur a entendu défendre, mais également de ceux que crée la réalité sociale.

La chambre sociale a ainsi déjà été saisie de pourvois sur les nouvelles institutions représentatives telles que les prévoit l’ordonnance du 22 septembre 2017. Elle y a répondu notamment par un arrêt du 19 décembre 2018[12] en s’inspirant d’ailleurs de la définition retenue par le Conseil d’Etat pour la mise en place des comités d’entreprise. Mais l’essentiel des questions reste à venir. C’est pourquoi, ce colloque offre l’opportunité de faire émerger certaines d’entre elles et d’en examiner les défis avec l’aide des experts réunis aujourd’hui.

Le thème de cette journée s’imposait donc. Il sera abordé au sein de trois tables rondes dont les contours ont été largement définis pour susciter une réflexion qui, au-delà des nouvelles dispositions textuelles qui seront à appliquer et, le cas échéant, à interpréter par les juridictions, permette d’analyser le sens des évolutions tant juridiques, qu’économiques et sociologiques, nationales et internationales.

Aussi, j’adresse tous mes vœux de réussite à ces regards croisés qui invitent à penser, voire à repenser, le droit du travail en cette année 2019, centenaire de l’organisation internationale du travail fondée sur la conviction que la justice sociale est essentielle pour garantir une paix universelle et durable.

Dans la perspective de cet anniversaire, l’OIT invitait, dès 2016, ses Etats membres à engager des dialogues nationaux pour l’avenir du travail dont les résultats ont été publiés par la commission mondiale sur l’avenir du travail créée en 2017. Son rapport publié le 22 janvier 2019, et qui sera soumis à la session du centenaire de la Conférence internationale du travail au mois de juin prochain, s’intitule « travailler pour bâtir un avenir meilleur ».

Quel bel objectif pour les travaux d’aujourd’hui qui se rattache directement à cette philosophie !

 


 

[1] J. Savatier et J. Rivero, Droit du travail, PUF, coll. Thémis.

[2] Loi n° 75-5 du 3 janvier 1975 relative aux licenciements pour cause économique.

[3] Lois n° 86-797 du 3 juillet 1986 relative à la suppression de l’autorisation administrative de licenciement et n° 86-1320 du 30 décembre 1986 relative aux procédures de licenciement.

[4] Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi qui a confié à l’administration le soin de valider ou d’homologuer le plan de sauvegarde de l’emploi (PSE).

[5] Voir notamment les arrêts du Conseil d’Etat du 22 juillet 2015 (CE, 22 juillet 2015, n° 383481, 385668 et 385816, publiés au Recueil Lebon) et l’arrêt de la chambre sociale du 21 novembre 2018 (Soc., 21 novembre 2018, pourvoi n° 17-16.766 publié au rapport annuel de la Cour de cassation).

[6] CE, 1er février 1980, n° 06361.

[7] Article L. 1121-1 du code du travail : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

[8] Sur ce groupe de travail, voir : Y. Struillou et L. Pécaut-Rivolier , Protection des représentants du personnel, Cour de cassation et Conseil d’Etat : des marches parallèles à la démarche commune Dr. soc. 2010, p. 902.

[9] CE, 15 décembre 2010, n° 316856 et Soc., 3 mai 2011, pourvoi n° 09-67.464.

[10] Soc., 29 février 2012, pourvoi n° 11-13.748 et CE, 18 juillet 2018, n° 406516.

[11] J.-D. Combrexelle, Vers un nouveau droit du travail, La semaine juridique - édition sociale, n° 39, n° 1305.

[12] Soc., 19 décembre 2018, pourvoi n° 18-23.655, publié au rapport annuel de la Cour de cassation.

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Par Bertrand Louvel

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