"ENM : rentrée de la promotion 2019 des auditeurs de justice"

01/02/2019

Allocution de Monsieur François Molins, procureur général près la Cour de cassation, prononcée lors de "la prestation de serment des auditeurs de justice de la promotion 2019 de l’Ecole nationale de la magistrature de Bordeaux (ENM)"

Monsieur le Premier président de la Cour de cassation,

Monsieur le directeur de l’Ecole nationale de la magistrature,

Mesdames et messieurs les cadres et les chargés de formation de cette école,

Mesdames et messieurs les auditeurs de justice,

Chers collègues,

C’est un honneur et un plaisir pour moi de participer pour la première fois, en ma qualité de procureur général près la Cour de cassation et de vice-président du conseil d’administration de l’Ecole nationale de la magistrature, à la cérémonie d’accueil d’une nouvelle promotion d’auditeurs de justice.

Mesdames et Messieurs les auditeurs de justice de la promotion 2019, vous allez donc aujourd’hui prononcer solennellement le serment d’auditeur de justice, prélude à celui de magistrat. Je tiens à vous féliciter pour votre réussite à ce concours difficile qui vous ouvre les portes de cette prestigieuse école.

L’Ecole nationale de la magistrature est une grande école de la République, dont la mission, essentielle, pourrait être résumée ainsi : rechercher l’excellence, susciter les vocations et favoriser la diversité des profils. Sa renommée dépasse aujourd’hui largement nos frontières et nous ne pouvons que nous en féliciter, puisqu’elle contribue ainsi au développement dans le monde du droit continental. Elle constitue un modèle et une référence internationale en matière de formation des juges et des procureurs.

Vous allez acquérir une compétence et une culture judiciaire commune à tous les juges et procureurs en devenir que vous êtes, et accéder aux fonctions si diversifiées qu’offre la magistrature.

Au terme de 31 mois de formation, vous aurez acquis un savoir, un savoir-être et un savoir-faire, selon la trilogie chère à l’Ecole, qui feront de vous, non plus seulement d’excellents juristes, mais des magistrats dignes et loyaux, à l’écoute de la société, capables d’incarner l’autorité judiciaire et d’appliquer la loi avec discernement et sens de l’équité.

Etre magistrat, c’est beaucoup plus qu’exercer une profession, c’est remplir une mission au service de nos concitoyens. C’est être le garant des libertés individuelles, mais aussi le protecteur des plus fragiles et des plus vulnérables. C’est être en permanence au cœur de la cité, au centre des débats de société, en prise avec tous les enjeux et difficultés d’un monde à la complexité sans cesse croissante et foisonnante. C’est, en permanence, choisir et décider.

Je souhaite évoquer devant vous successivement des thèmes qui me paraissent essentiels :

  •   l’exigence de la déontologie du magistrat,
  •   l’importance de l’unité du corps de la magistrature et le rôle spécifique du ministère public.

 

En devenant magistrats, vous serez détenteurs sur vos concitoyens d’importants pouvoirs qui touchent à leur liberté, leur honneur, leur sécurité ou leurs intérêts familiaux, sociaux et matériels. C’est pourquoi la contrepartie, dans toute démocratie, en est la responsabilité, faite d’une grande humilité, d’une compétence sans faille, d’une exigence de formation de haut niveau, ainsi que d’une éthique et d’une déontologie fortes.

Plus que toute autre fonction de l’Etat, l’exercice de la fonction de magistrat doit être irréprochable, non seulement dans le sentiment que celui-ci a de l’accomplissement de son office, mais aussi dans le regard que portent sur lui le justiciable et, plus généralement, le citoyen.

Cette éthique et cette déontologie créent la confiance dans l’institution judiciaire et sont le contrepoids naturel de l’indépendance dont nous bénéficions.

Cette indépendance n’est conçue que dans l’intérêt des justiciables auxquels elle garantit une justice impartiale reposant sur l’égalité de tous devant la loi. Mais cette indépendance comme l’impartialité à laquelle elle est liée, constitue le premier de nos devoirs, et vous imposera des obligations. C’est le sens du serment d’auditeur de justice que vous allez prêter, qui exige de vous secret professionnel, dignité et loyauté.

  •   Vous imposer de garder le secret peut paraître illusoire dans une société envahie par la médiatisation. Cette médiatisation a nécessité l’organisation d’une indispensable communication institutionnelle au sein de la magistrature. Pour autant, le respect du secret professionnel devra guider votre action en ce qui concerne tout ce que vous apprendrez sur les personnes qui s’adressent à vous et sur les situations que vous examinerez.
  •   La dignité qui est également attendue de vous renvoie, au sens de l’éthique judiciaire, au respect que l’on doit à la fonction de magistrat. Elle a trait à l’image que la justice et ceux qui la rendent doivent offrir au regard des justiciables. Le magistrat a le devoir de veiller à préserver l’autorité de sa fonction et s’abstenir de tout comportement de nature à altérer cette autorité.
  •   Enfin, la loyauté qui vous est demandée fait référence à la loi car c’est la première composante de l’obligation de loyauté. Elle consiste pour nous, magistrats, à ne jamais nous affranchir délibérément de la loi même s’il nous appartient de l’interpréter. Mais elle fait aussi référence au respect de l’honneur, de la probité et de la droiture. La loyauté désigne la vertu de justice dans son entier.

Pour que vive la justice, votre fonction de magistrat doit être cet effort renouvelé, cette exigence professionnelle faite à la fois de compétence et de technicité, mais aussi de ces exigences éthiques et déontologiques que je viens d’évoquer. « La plus grande liberté naît de la plus grande rigueur  », disait Paul Valéry. C’est par votre compétence, par la rigueur de votre raisonnement juridique, par l’observance scrupuleuse des principes déontologiques de notre profession, que vous gagnerez en indépendance, et donc en liberté dans votre action et dans vos décisions.

Parlant des qualités du magistrat, on parle souvent de vertu de justice, vertu qui fait appel à des vertus intellectuelles et morales.

Ces vertus, nécessaires à l’office du magistrat, qu’il appartienne au siège ou au parquet, renvoient notamment au bon sens et à ce qu’Aristote qualifiait de “sagesse pratique”, qui consiste à prendre de bonnes décisions et à bien agir en situation :

  •  vertu de distance pour juger sans pression ni préjugé : la robe que vous portez symbolise cette nécessaire distance ;
  •  vertu d’intégrité dans le rapport du magistrat au droit qu’il est chargé d’appliquer, quelles que soient ses opinions personnelles ;
  •  enfin, vertu de mesure, représentée par la balance, symbole de la justice.

Nous devons toujours veiller à ce que la justice à laquelle nous œuvrons au quotidien ne devienne jamais un confort. Il faut pour cela toujours cultiver le doute, aussi bien en ce qui concerne ses propres certitudes, qu’en ce qui concerne les affaires que l’on juge.

Lorsque vous arriverez en juridiction, votre formation d’auditeur de justice rencontrera la réalité du quotidien des tribunaux. La qualité de votre travail ne devra pas céder devant la quantité de procédures que vous aurez à traiter, vos idéaux ne devront pas céder devant les contentieux de masse que vous aurez à gérer : vous devrez apprendre à être efficaces, sans jamais oublier que des personnes se trouvent derrière les procédures.

Tout au long de son parcours professionnel, le magistrat doit s’inscrire dans une démarche empreinte d’ouverture sur le monde et de curiosité. Pour rendre une justice adaptée et acceptée, le magistrat doit demeurer à l’écoute de la société, de ses évolutions et de ses interrogations. L’office du juge n’est pas immuable, il doit s’adapter à son environnement en mutation permanente. Il doit enfin toujours avoir le souci de la clarté et de la lisibilité de sa décision. La justice souffre trop souvent de ne pas avoir suffisamment su expliquer et mettre en valeur le sens et la richesse de ses actions et de ses décisions.

 

L’Ecole nationale de la magistrature est le creuset d’un principe auquel nous sommes tous profondément attachés : l’unité du corps judiciaire, qui est un facteur d’équilibre et d’enrichissement majeur.

Qui mieux qu’un auditeur de justice, à la fois futur juge et futur procureur, peut ressentir les implications de ce principe ? En effet, il n’y a qu’une seule magistrature, qu’un seul serment, qu’une seule école, qu’un seul Conseil supérieur de la magistrature.

Juges et procureurs sont les magistrats qui composent un corps judiciaire unique, garant du respect des libertés individuelles, dont la mission est d’appliquer la loi pour tous de la même manière, c’est-à-dire avec neutralité et impartialité, sans la dénaturer, sans préjugé, en laissant de côté toute conviction politique, religieuse ou syndicale, sans esprit partisan ou militant.

Ayant fait toute ma carrière au parquet, vous me permettrez quelques mots sur le ministère public qui s’adressent d’ailleurs à vous toutes et à vous tous.

A la sortie de l’Ecole, plus d’un tiers de votre promotion choisira la fonction de substitut du Procureur ou de substitut placé.

En tant que magistrat du parquet, vous serez des magistrats à part entière dont la mission est de défendre les intérêts de la société dans le respect des libertés individuelles dont vous serez les gardiens. Vous ne serez pas une partie comme les autres : vous ne représenterez pas des intérêts particuliers, votre légitimité sera fondée sur une délégation de souveraineté.

Selon notre statut, vous serez magistrat parce que vous devrez choisir entre plusieurs réponses à la délinquance et parce que vous aurez en conséquence le devoir de conduire et d’appliquer une politique de l’action publique respectueuse de l’égalité des citoyens et prenant en compte, au-delà d’une affaire particulière toujours unique, un contexte général dont les éléments ne se trouveront pas dans les codes.

Vous serez magistrat parce que vous serez le premier juge d’une affaire, en ayant l’opportunité des poursuites, mais aussi en contrôlant la régularité des procédures.

Vous serez magistrat parce que vous requerrez librement, en votre âme et conscience, avec impartialité, au nom du peuple français, au nom de la loi.

Le magistrat du parquet se trouve bien évidemment dans une situation particulière qui explique son statut particulier et notamment le principe de la subordination hiérarchique à laquelle il est astreint. Vous le savez, ce statut est la conséquence de la dualité de sa nature puisque, magistrat garant des libertés individuelles et à ce titre indépendant, le magistrat du parquet est également représentant du pouvoir exécutif pour la mise en œuvre de la politique pénale, ce qui explique le principe de la subordination hiérarchique.

Deux grands principes apportent une limite à cette subordination hiérarchique : le pouvoir propre des chefs de parquet (nul ne peut agir à sa place si ce n’est sur délégation de sa part et il n’existe aucun moyen pour son supérieur hiérarchique, le procureur général, d’exercer ce pouvoir à sa place) et la liberté de parole des magistrats du ministère public qui développent librement à l’audience les observations orales qu’ils croient convenables au bien de la justice.

J’ajouterai enfin que notre attachement à cette condition de magistrat, notre sens élevé de cet état de magistrat sont aussi la preuve de notre conscience des exigences morales de notre profession.

Pourtant, représentants de la Nation souveraine chargés d’assurer le respect de la loi, garants des libertés individuelles et garants de la qualité et de la régularité des procédures, les magistrats du ministère public traversent une crise et s’interrogent.

Ils ont toujours su faire face aux missions qui n’ont cessé de croître. Ils ont su s’adapter, inventer de nouvelles stratégies comme le traitement en temps réel ou les alternatives aux poursuites. Dans la cité, ils sont présents dans de nombreux dispositifs partenariaux de prévention de la délinquance et de la récidive, d’aide aux victimes, aux côtés des élus et des associations. Ces activités font désormais partie de leur cœur de métier, au même titre que les attributions plus classiques de direction d’enquête, d’orientation des procédures, d’audience ou d’exécution des peines.

Au-delà des procédures répressives, ils représentent l’intérêt général soit comme partie principale, soit comme partie jointe devant les juridictions civiles, commerciales ou sociales, et ils jouent un rôle important dans la protection des personnes vulnérables, des majeurs protégés et des mineurs.

Notre ministère public souffre aujourd’hui d’un malaise profond et d’une crise identitaire qui ont été parfaitement décrits dans le récent rapport de l’Inspection générale de la justice sur l’attractivité du ministère public.

L’appartenance à la magistrature des membres du ministère public est essentielle : elle garantit une éthique et une déontologie communes avec les magistrats du siège.

Depuis 20 ans, il y a consensus sur le fait de considérer que l’avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature pour les nominations de magistrats du parquet et l’alignement de leur régime disciplinaire sur celui du siège constituent un socle minimum. Le « venin de la suspicion » comme certains le qualifient, doit définitivement disparaître. Pour que la décision de justice soit reconnue, elle doit susciter la confiance, et ne doivent être suspectés ni le magistrat, ni le pouvoir politique.

Tout ce qui permet de renforcer les garanties statutaires du parquet doit donc être mis en œuvre. Le premier pas a été franchi avec la loi du 25 juillet 2013 sur l’interdiction, pour le garde des Sceaux, de donner des instructions individuelles aux magistrats du parquet. Il faut maintenant construire le 2ème étage de l’édifice qui consiste à sanctuariser les pouvoirs du Conseil supérieur de la magistrature, en instaurant la nécessité d’un avis conforme et l’alignement du régime disciplinaire des magistrats du parquet sur celui des magistrats du siège.

L’équilibre actuel, fondé sur une simple pratique consistant depuis 10 ans à ne pas passer outre aux avis défavorables du Conseil est en effet fragile. Il pourrait tout à fait être remis en cause du jour au lendemain, par l’avènement d’un pouvoir ne voyant pas les choses de la même façon et désireux d’avoir la haute main sur toutes les nominations des procureurs généraux et des procureurs de la République.

La réforme constitutionnelle est enfin rendue indispensable par l’accroissement des pouvoirs du parquet. Elle garantira et renforcera l’unité du corps. Nul ne comprendrait qu’elle n’aboutisse pas dès lors rapidement.

 

Mesdames et messieurs les auditeurs, votre entrée dans cette école, votre entrée dans la magistrature ne doit donc pas constituer pour vous l’aboutissement d’un souhait, mais une exigence supplémentaire, celle d’approfondir encore, dans l’humilité, compte tenu de la diversité des fonctions que vous pourrez exercer et de la complexité des contentieux, vos connaissances et votre expérience au service de la justice.

L’exigence d’être, en permanence, à la hauteur des enjeux que vous allez rencontrer. Je pense et j’ai toujours pensé que ce métier nous dépasse et nous incite en permanence au dépassement de nous-même.

Vous avez fait le choix d’un métier exigeant, mais qui vous donnera aussi beaucoup de satisfactions au service de nos concitoyens.

Avec une mission aussi exaltante, avec un tel engagement, je vous souhaite de conserver tout au long de votre vie professionnelle l’enthousiasme et l’optimisme qui se lisent aujourd’hui sur vos visages, en n’oubliant jamais que, comme l’énonçait Pierre DRAI qui fut premier président de la cour de cassation : « Dans un monde bouleversé, déchiré, confronté à toutes les violences physiques et morales, et souvent impitoyable, le juge doit inspirer confiance et être, pour chacun de nos concitoyens, un recours et une source d’espérance ».

Ce doit être votre ambition de tous les instants. 

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Par François Molins

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