"ENM : rentrée de la promotion 2019 des auditeurs de justice"

01/02/2019

Allocution de Monsieur Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation, prononcée lors de la prestation de serment des auditeurs de justice de la promotion 2019 de l’Ecole nationale de la magistrature de Bordeaux (ENM).

Votre promotion 2019 réunit 309 admis pour 3059 candidats aux trois concours de l’Ecole nationale de la magistrature dont vous êtes issus, ce qui fait exactement un taux de succès de 10%.

Vous avez donc réussi un concours difficile qui témoigne d’un niveau de réflexion et de connaissances étendues pour une moyenne d’âge de 28 ans.

Vous entrez dans cette Ecole qui a vocation, pour le plus grand nombre d’entre vous, à initier et accompagner votre vie professionnelle pour environ 40 ans.

Elle va continuer de vous transmettre de nombreuses connaissances, principalement pratiques, sur ce site et dans les juridictions où elle vous suivra. Les magistrats et professionnels que vous côtoierez complèteront encore votre savoir technique, vous apprendront l’audience, la rédaction, les méthodes d’administration de la justice.

Vu sous cet angle, vous pouvez penser que vous intégrez un cadre professionnel parmi les autres, comparable en fin de compte à ce que vous trouveriez dans un autre centre de formation, qu’il s’agisse de commerce, de travaux publics, d’astrophysique ou de communications...

Vous auriez pu aussi, selon votre formation ou vos centres d’intérêts, accéder à l’un de ces métiers ou à d’autres encore. Peut-être même l’avez-vous tenté.

Or, c’est l’accès à la magistrature que vous avez obtenu et peut-être pensez-vous qu’il suffit d’acquérir maintenant la pratique du métier pour devenir un magistrat opérationnel.

En fait, vous allez vite découvrir que les connaissances et la pratique qui permet de les appliquer ne suffisent pas à dessiner un magistrat ni à remplir sa vie. Le magistrat doit être avant tout une conscience, une conscience ordonnée autour d’un système de valeurs qu’on appelle l’éthique de la fonction et qui en forme le socle.

Et c’est précisément le sens du serment que vous allez prêter cet après-midi, ce serment qui va introduire dans vos vies, selon ses propres termes, l’exercice digne et loyal de la fonction judiciaire que vous êtes appelés à exercer.

La dignité et la loyauté attendues du magistrat regroupent en fait de nombreuses valeurs qui s’y rattachent et qui sont détaillées dans le Recueil des obligations déontologiques. La mandature du Conseil supérieur de la magistrature qui a achevé ses fonctions la semaine dernière a réécrit et enrichi ce Recueil avant de se séparer. Sa nouvelle version est désormais en ligne sur le site du Conseil où vous pouvez la consulter.

Ce Recueil développe une suite de principes qui sont en réalité la déclinaison de la loyauté et de la dignité perçues à travers le prisme de la fonction judiciaire.

 

La loyauté concerne en tout premier lieu notre comportement intérieur, intime, le cheminement de nos pensées, de nos réflexions, de nos démarches intellectuelles et morales. En ce sens, la loyauté est due tout à la fois à la loi, aux institutions et aux justiciables.

La loyauté du magistrat à l’égard de la loi est enfermée dans le principe de légalité qui veut que, dans ses décisions, le magistrat fasse une application objective des textes, dans le respect des précédents de jurisprudence, sans égard à une préférence subjective où à un système de valeurs personnel. Le magistrat est le gardien du sens exact que le législateur a voulu donner aux lois.

La loyauté à l’égard des institutions implique le respect de toutes les autres autorités dans les prérogatives et les décisions qui leur sont propres. Lorsque les textes prévoient une collaboration entre l’autorité judiciaire et des autorités administratives, des interventions successives ou conjointes sur des sujets partagés, le magistrat doit exercer pleinement sa responsabilité mais sans en déborder, sans manifester d’autoritarisme, notamment à l’égard des autres professionnels de l’activité judiciaire.

La loyauté à l’égard des parties au procès implique la transparence absolue, d’abord sur la préparation de la décision, et ensuite sur son contenu, ce qui suppose le respect sans restriction de l’égalité des justiciables devant le magistrat. La transparence et l’égalité entre les parties au procès vont de pair avec le principe de la contradiction sur l’ensemble des éléments pris en considération pour décider, et aussi l’obligation de motiver clairement et complètement la décision prise.

La loyauté ainsi prise dans toutes ces déclinaisons est indissociable d’autres principes qui en sont la garantie.

L’indépendance d’abord, source de grands devoirs pour le magistrat et non de confort personnel : loin de l’autoriser à suivre ses inspirations, au contraire, elle lui impose d’écarter de lui-même toute forme d’influence, à commencer par l’influence qu’il exerce sur lui-même à travers ses tendances personnelles, ses préjugés, ses préférences idéologiques.

Et l’indépendance rejoint encore l’impartialité qui oblige le magistrat à s’abstenir de décider lorsqu’une quelconque influence s’exerce sur lui effectivement et l’expose à privilégier une partie par rapport à une autre, ou seulement lorsqu’il donne à penser aux tiers, en raison d’opinions qu’il a pu émettre ou d’engagements qu’il a pu prendre, qu’il n’est pas objectivement impartial.

 

La dignité quant à elle est une valeur qui place essentiellement la fonction du magistrat et son exercice sous le regard des autres à travers les comportements extérieurs et ostensibles, vis-à-vis des justiciables bien sûr, mais aussi vis-à-vis du public en général, et de la collectivité de travail en particulier.

Vis-à-vis des justiciables, le magistrat représente la justice dans laquelle ils placent légitimement leur confiance. Ils doivent donc pouvoir vérifier que cette confiance est bien placée à travers le comportement du magistrat : le respect dans l’expression, la mesure dans les propos, un savoir-être adapté, sont essentiels à l’image de la justice que tout magistrat diffuse et incarne, image par conséquent à travers laquelle le justiciable jugera lui-même spontanément la justice. D’où la responsabilité considérable de chacun de nous dans la construction sociale de l’image de la justice.

La dignité vis-à-vis du public est à l’épreuve, de nos jours, notamment à travers les réseaux sociaux : le magistrat qui s’y présente comme tel ne peut s’y exprimer là aussi qu’avec mesure, respect et sérieux, sans quoi il dégrade ici encore l’image de la justice aux yeux du public.

La dignité concerne la collectivité de travail aussi. Elle commande la considération pour le travail de tous, collègues, greffiers, avocats. Elle dicte la solidarité, le partage, le don de soi-même  dans les difficultés du quotidien. Elle impose le sens de la collégialité qui implique le respect absolu des décisions prises à plusieurs qui ne se discutent pas, en particulier à l’extérieur de la juridiction, en méconnaissance du secret des délibérations, autre valeur du serment que vous allez prêter.

Mais le sens de la collégialité signifie aussi la prise en compte des décisions des autres magistrats déjà rendues dans le même domaine de contentieux, de façon à ce que la jurisprudence soit harmonisée, comprise et prévisible, ce qui traduit cette collégialité globale, cette cohésion d’ensemble de l’action judiciaire, tellement importante pour l’image de l’institution, là encore, aux yeux de l’opinion publique.

 

C’est à tout cela que vous allez vous engager, cet après-midi, et à bien d’autres choses encore qui se rapportent au même esprit, qui se rapportent à la même idée en fin de compte : l’humilité du magistrat. En effet, le magistrat  doit être conscient de ce que sa fonction s’exerce dans un contexte où chacun est à même de reconnaître et de juger s’il possède ou non les qualités de dignité et de loyauté. En effet, ces qualités sont accessibles à tous, intelligibles pour tous, car elles correspondent très simplement au comportement d’une personne respectable et respectée dans la communauté que forme la société.

Le citoyen identifie spontanément la justice à ces valeurs et il attend du juge qu’il s’y conforme, le magistrat devrait-il pour cela faire lui-même violence à sa propre personnalité : c’est cela l’effort de l’humilité.

 

Vous vous sentirez parfois seul, et même à l’occasion bousculé dans votre quotidien, en vous efforçant de garder cette ligne humble, digne et loyale en toutes circonstances, y compris et surtout dans les situations de tension que vous rencontrerez avec certains justiciables.

Mais vous ne serez jamais désavoué pour l’avoir tenue comme magistrat, au contraire, vous serez toujours reconnu, approuvé et honoré par votre environnement professionnel et par votre hiérarchie. Vous donnerez toujours aussi de cette manière une image saine de la justice, celle qui vous réservera la plus belle récompense : le respect et la confiance du public.

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Par Bertrand Louvel

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