"14-18 : La Cour de cassation et la Grande Guerre"

09/11/2018

Allocution prononcée en ouverture du colloque "La Cour de cassation et la Grande Guerre", par M. Bertrand Louvel

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs,

Au début de l’année, l’Association pour la sauvegarde des livres anciens de la bibliothèque de la Cour de cassation (ASLAB) a créé un comité d’histoire de la Cour chargé de rassembler et de faire connaître - notamment au moyen de colloques - les travaux existants sur l’histoire de la Cour de cassation. Les éditions Dalloz se sont associées à ce projet en acceptant de publier les Actes des manifestations organisées et notamment les débats d’aujourd’hui.

Que tous soient remerciés pour ces initiatives qui nous amènent à inaugurer ce cycle, par la commémoration du 11 novembre 1918 et de la fin de la grande guerre.

Cette commémoration nous reporte un siècle auparavant, à une époque où le visage de la Cour de cassation était bien différent de celui que nous lui connaissons.

Tandis qu’environ un quart des magistrats, juges de paix compris, de métropole et d’outre-mer, seront mobilisés au cours du conflit, et que 133 d’entre eux y trouveront la mort, les membres de la Cour de cassation, tous des hommes, étaient moins nombreux et plus âgés qu’aujourd’hui.

Inchangée depuis la création du tribunal de cassation en 1790, la Cour ne comportait pas six chambres mais seulement trois : une chambre des requêtes, une chambre civile et une chambre criminelle, composées, chacune, d’un président et de 15 conseillers. Aussi, était-elle éloignée de son effectif actuel de 217 magistrats du siège et 55 du parquet général. Elle n’en comptait alors que 56 au total, soit 49 du siège et 7 du parquet général, et elle ne connaissait pas encore les magistrats moins anciens que sont les conseillers référendaires, les avocats généraux référendaires et les auditeurs.

La Cour de cassation de 1914 était encore marquée par le séisme qu’avait représenté l’affaire Dreyfus, étape essentielle de l’histoire de la justice de notre pays, mais également de l’histoire de ses membres à l’époque de la déclaration de guerre : le premier président Baudoin, installé le 4 décembre 1911, était le procureur général de la réhabilitation du Capitaine Dreyfus le 12 juillet 1906.

Le discours prononcé par le procureur général Sarrut, également installé le 4 décembre 1911, illustre parfaitement l’empreinte de l’affaire Dreyfus : « La Cour de cassation […] apparaît comme ces arbres qui, plantés au milieu de dunes, ont poussé de profondes racines et fixé les sables mouvants. C’est pourquoi, lorsque, dans une circonstance à jamais mémorable, un parti politique prétendit, pour je ne sais quelle raison d’Etat, imposer le maintien de condamnations illégales et injustes, la Cour de cassation a pu, grave et silencieuse au milieu d’une horrible tourmente, entreprendre et achever son œuvre de justice et de réparation […] ».

A son tour, le procureur général Sarrut devait succéder, le 2 février 1917, au premier président Baudoin.

Mais revenons en 1914 : le 1er août, l’ordre de mobilisation générale est décrété. Le 2 août, c’est l’état de siège. Le 3 août, la guerre est déclarée.

En raison de l’âge des magistrats de la Cour de cassation, aucun d’entre eux n’a été mobilisé.

Il n’en a pas été de même pour les personnels de greffe, les huissiers, et les avocats aux Conseils dont quatre noms sont encore gravés sur le monument dédié aux « membres de la famille judiciaire morts pour la patrie » qui se dresse dans la salle des pas perdus du Palais de justice : Jules Lefort, Pierre-Gaston Mayer, Maurice Gastambide et Albert Tailliandier à qui nous irons rendre en cortège dans quelques jours un hommage solennel. Pendant la guerre, chaque audience de rentrée a rendu un tel hommage « aux membres, si nombreux, de la grande famille judiciaire qui ont pris les armes pour défendre la cause sacrée de nos libertés nationales  »[1], selon le propos de l’avocat général Furby à la rentrée d’octobre 1914. « [Ces membres] sont partis avec la fière assurance de continuer simplement leur mission habituelle, en défendant sous nos drapeaux comme sur leur siège la justice et le droit » [2] dit l’avocat général Mérillon à la rentrée de 1915. Sont honorés les « infatigables et glorieux défenseurs de la France  »[3] dans le discours du conseiller Lombard à la rentrée 1916 et spécialement les avocats aux Conseils « qui ont pris une part active à l’effroyable guerre, et qui ont eu l’honneur de recueillir une part de nos lauriers »[4], termine l’avocat général Trouard à la rentrée de 1919.

Mais, avant cela, les souffrances ont été longues.

Au début du mois septembre 1914, en raison de la rapidité de la percée allemande, une délégation de la Cour de cassation présidée par Alphonse Bard, rapporteur de l’affaire Dreyfus, toujours elle, et composée de quatorze conseillers, de deux avocats généraux et d’un greffier suit le gouvernement à Bordeaux. Après un voyage dans un train spécialement affrété, elle s’installe dans le Palais de justice où elle ne reste que quelques semaines sans rendre aucune décision.

Après la stabilisation du front, le 16 octobre 1914, une audience solennelle de rentrée marque le retour de la Cour de cassation à Paris. Le discours de l’avocat général Charles Furby, déjà évoqué, exprime l’engagement de la Cour dans l’effort de la guerre : « La Cour de cassation, [dit-il] élève, avec toute l’autorité que lui donne son rôle, plus que séculaire, de Cour suprême, une protestation indignée contre la violation audacieuse des traités internationaux, du droit des gens, et même des règles d’humanité les plus élémentaires, dont s’est rendu coupable, au grand jour, le brutal agresseur de peuples pacifiques. L’heure de la réparation viendra. Personne ici ne peut douter de la justice. Mais celle que j’invoque aujourd’hui  n’est pas un pur idéal. C’est une justice fortement armée, qui saura frapper et punir ».

Durant la guerre, les membres de la Cour de cassation assurent leurs fonctions malgré les privations, la désorganisation du greffe, les conditions de travail devenues plus difficiles et surtout les deuils qui les affectent. « Quant à nous, messieurs, que l’âge écarte de la lutte, nous offrons au sacrifice commun le plus précieux de nos biens. Plus encore que notre vie, celle de nos enfants ! »[5] « Nous allons cette année encore remplir notre tâche accoutumée, le cœur agité par des émotions poignantes, hantés par l’image des périls que l’âge nous interdit de partager »[6], peut-on lire encore dans les discours des audiences solennelles de rentrée.

Ils s’organisent aussi pour limiter les frais de fonctionnement, notamment ceux générés par le chauffage et l’éclairage. Les trois chambres siègent désormais deux jours par semaine dans une seule salle d’audience : celle de la chambre criminelle.

Il est vrai que l’activité juridictionnelle de la Cour de cassation rencontre inévitablement la baisse de l’activité des juridictions du fond. Réduction liée aux hostilités qui affectent non seulement les zones de conflit mais également l’ensemble du territoire, car la mobilisation concerne un avocat sur deux et un magistrat sur quatre en moyenne, sans compter les membres des greffes, les témoins, les experts et les autres acteurs des procès, pour la plupart des hommes à cette époque, appelés à la défense du pays.

Réduction d’activité liée aussi à l’adoption, dès le 5 août 1914, d’une loi interdisant d’engager ou de poursuivre toute instance ou acte d’exécution contre celui qui est présent sous les drapeaux[7], soit plus de 8.400.000 hommes pendant la durée de la guerre. Cinq jours plus tard, un décret suspend toutes prescriptions et présomptions en matière civile, commerciale et administrative et tous délais impartis pour signifier, exécuter ou attaquer les décisions des tribunaux tant judiciaires qu’administratifs[8].

Parallèlement, la Cour de cassation est confrontée à la très forte inflation législative et réglementaire qui accompagne - souvent dans une précipitation suivie de nombreuses révisions d’un même texte - les bouleversements humains, économiques et sociaux. Ainsi, par exemple, en matière d’échéances contractuelles, pas moins de six modifications sont intervenues entre les mois d’août 1914 et avril 1915.

D’une manière générale, la Cour de cassation adopte une attitude d’équilibre, limitant l’impact des textes qui remettent en cause les prévisions contractuelles des parties, [9] mais étendant au contraire le champ des textes protecteurs des familles affectées par le conflit[10].

De même, elle soutient l’effort de guerre par son interprétation rigoureuse des textes sur les réquisitions militaires[11], ou celle des lois de naturalisation[12] ou de la liberté de la presse[13].

L’emprise du militaire sur le civil est également particulièrement marquée en matière pénale. Le décret du 6 septembre 1914 crée les cours martiales, conseils de guerre spéciaux qui statuent sans instruction et sans recours. Plus de 600 soldats français ont été fusillés en application du code de justice militaire. Après la guerre, la loi du 29 avril 1921 donnera compétence à la Cour de cassation pour réviser les jugements rendus par les juridictions militaires. Seront ainsi réhabilités, après confirmation de leur innocence, certains condamnés, dont les fusillés de Vingré[14] exécutés pour l’exemple.

C’est à cette institution régulatrice du droit, impliquée dans une guerre d’une ampleur sans précédent, et aux hommes qui l’ont alors fait vivre que vous consacrez le colloque d’aujourd’hui.

Tous mes vœux de réussite accompagnent vos travaux, en nous resituant dans l’atmosphère de 1918 pour conclure avec les paroles prémonitoires prononcées par l’avocat général Delrieu dans son discours de l’audience solennelle de rentrée du 16 octobre 1918, moins d’un mois avant l’armistice : « (…) malgré les tristesses de deuils privés innombrables, notre nouvelle année judiciaire va s’ouvrir avec des perspectives bien faites pour réjouir nos esprits et nos cœurs. C’est elle qui marquera sûrement la dernière étape de la plus horrible des guerres. C’est elle qui nous apportera la paix du droit, cette paix de justice et de réparations, dont nous voyons poindre les premiers rayons au ciel de notre chère France ! ».

 


 

[1] Discours de l’avocat général à la Cour de cassation Charles Furby à l’audience solennelle de rentrée du 16 octobre 1914.

[2] Discours de l’avocat général à la Cour de cassation Daniel Mérillon à l’audience de rentrée du 16 octobre 1915.

[3] Discours du conseiller à la Cour de cassation Henri Lombard à l’audience de rentrée du 16 octobre 1916.

[4] Discours de l’avocat général à la Cour de cassation Paul Trouard-Riolle à l’audience de rentrée du 16 octobre 1919.

[5] Discours de l’avocat général à la Cour de cassation Daniel Mérillon à l’audience de rentrée du 16 octobre 1915.

[6] Discours du conseiller à la Cour de cassation Henri Lombard à l’audience de rentrée du 16 octobre 1916.

[7] Article 4 de la loi du 5 août 1914 : « (…) aucune instance, sauf l’exercice de l’action publique par le ministère public, ne pourra être engagée ou poursuivie, aucun acte d’exécution ne pourra être accompli contre les citoyens présents sous les drapeaux » (JO du 6 août 1914).

[8] Décret du 10 août 1914 (JO du 11 août 1914), modifié par le décret du 15 décembre 1914 (JO du 16 décembre 1914).

[9] C’est ainsi qu’elle a confirmé par un arrêt du 4 août 1915 sa jurisprudence suivant laquelle la guerre ne constitue pas en tant que telle un cas de force majeure en soulignant que les obligations des parties ne peuvent être résiliées qu’en cas d’exécution impossible et non pas seulement plus onéreuse (Cass. Civ. 4 août 1915, Maison Agnès/demoiselle Maalderinck, DP 1916, 1, p. 22).

Le législateur a au contraire admis la théorie de l’imprévision durant la période d’hostilités comme l’illustre la loi Failliot du 21 janvier 1918 relative aux marchés à livrer et autres contrats commerciaux conclus avant la guerre, autorisant, à la demande d’une des parties, la résolution ou la suspension des contrats commerciaux conclus avant la déclaration de guerre « s’il est établi qu’à raison de l’état de guerre l’exécution des obligations de l’un des contractants entraînera des charges ou lui causera un préjudice dont l’importance dépasserait de beaucoup les prévisions qui pouvaient être raisonnablement faites à l’époque de la convention  » (JO 23 janvier 1918 ; DP 1918, 4, 261).

La Cour de cassation soucieuse de défendre les prévisions des parties, a alors interprété strictement ce texte en en limitant l’application aux seuls contrats commerciaux et en en excluant l’inexécution fautive (Cass. Req. 30 juin 1919, Hardy/Commune de Clisson, DP 1920, 1, p. 74 et Cass. Civ., 29 juillet 1926, Société d’anthracite et de talc/Commune de La Garde, S. 1926, 1, p. 372 et Cass. Req., 23 décembre 1919, Société anonyme des établissements Mège/Compagnie fuxéenne d’éclairage par le gaz et l’électricité, DP 1920, 1, p. 29).

[10] Le régime des accidents du travail est appliqué aussi bien aux mobilisés placés par l’autorité militaire dans une usine, qu’aux employés ordinaires blessés sur les lieux du travail par des bombardements (Cass. Civ. 15 juillet 1918, D.P. 1918,1, p. 54 et Cass. Civ. 18 avril 1918, D. 1918, 1, p. 25).

De même, une interprétation extensive de la loi du 7 août 1913 qui instaure une allocation journalière en faveur des familles de militaires remplissant avant leur départ des devoirs de soutien indispensables de famille, permet d’en octroyer le bénéfice non seulement aux appelés mais également aux engagés volontaires (Cass. Req. 23 novembre 1914, S. 1914, p. 44).

[11] La Cour de cassation refuse d’appliquer le régime favorable des expropriations au montant de l’indemnité versée en cas de réquisition militaire en considérant qu’il s’agit « d’un acte de puissance publique consistant dans la mainmise de l’Etat » (Cass. Civ. 6 mars 1917, Etat contre Erischen Roth et Cie, S. 1917, I, p. 9).

[12] En appliquant des règles de preuve défavorables aux ressortissants des puissances ennemies.

[13] La Cour de cassation conçoit assez largement les restrictions à la liberté de la presse instituées notamment par la loi du 5 août 1914 réprimant les indiscrétions de la presse en temps de guerre. Elle stigmatise la propension de l’information à affaiblir la confiance générale dans la valeur morale et matérielle de l’armée, et à causer dès lors une influence fâcheuse sur l’esprit du public, pour en déduire qu’elle est de nature à favoriser l’ennemi. Ainsi un ministre du culte a été condamné pour avoir affirmé que la victoire de la Marne était due non pas à l’œuvre des généraux et des soldats, mais à une intervention surnaturelle « car à ce moment nous n’étions pas prêts, nous n’avions ni canons, ni munitions …  » (Cass. Crim. 12 mai 1916, S. 1916, 1, p. 129).

[14] Cass. 29 janvier 1921, JO du 18 décembre 1921, p. 2091.

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Par Bertrand Louvel

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