"Les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme"

13/04/2018

Discours prononcé par Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation, en ouverture du colloque "Les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’Homme" du 13 avril 2018

Mesdames et Messieurs,

Reportons-nous un instant au 9 décembre 1948, au Palais de Chaillot, à Paris. La seconde guerre mondiale est encore dans les esprits et chacun en conserve les cicatrices. La guerre froide se dessine et le monde se divise en deux blocs. C’est dans ce climat de nouvelles tensions, qu’Eleanor Roosevelt, présidente de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, prend la parole devant les délégations des 58 Etats qui composent alors l’Assemblée générale : « En donnant notre approbation à la Déclaration aujourd’hui, il est primordial que nous gardions à l’esprit le caractère fondamental de ce document. Ce n’est pas un traité, ce n’est pas un accord international. […] Il s’agit d’une déclaration des principes fondamentaux des droits de l’Homme et des libertés, qui doit être approuvée par un vote formel des membres de l’Assemblée générale, et servir comme un idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations ».

Le lendemain, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Une déclaration. C’est-à-dire « Ni une loi, ni une convention, mais une proclamation douée d’une action à la fois plus haute et plus lointaine  »1 pour reprendre les termes de son rédacteur : le français René Cassin, rapporteur de la commission des Nations Unies sur des droits de l’homme, et qui sera le deuxième président de la Cour européenne des droits de l’Homme, de 1965 à 1968, portant ainsi sur la Cour de Strasbourg le souffle qui avait traversé le palais de Chaillot.

C’est lui qui a œuvré pour qu’à « l’internationalité » initialement prévue soit substituée « l’universalité » afin de mieux marquer que la Déclaration transcende les nations pour atteindre l’homme même dans son individualité. En adoptant ce texte, l’Assemblée générale des Nation Unies l’a proclamé, dans son préambule, comme « l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes le nations  », lui conférant ainsi une portée historique sans précédent.

Universelle, la Déclaration est également devenue intemporelle, et son rayonnement n’a pas été altéré par le temps. Bien au contraire, le 10 décembre, anniversaire de l’adoption de ce texte traduit dans plus de 500 langues, a été consacré « journée des droits de l’Homme » à travers le monde.

Comme un écho à Nuremberg qui donnait naissance à la justice pénale internationale, la Déclaration grave dans le marbre les droits fondamentaux partagés par la communauté humaine. C’est pourquoi, après avoir célébré les 70 ans de Nuremberg par l’organisation d’un colloque en ces lieux, le 30 septembre 2016, la Cour de cassation se devait de marquer également les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

Si René Cassin souhaitait que la Déclaration « qui a une très grande valeur morale, [soit] un guide pour la politique des gouvernements, un phare pour l’espoir des peuples, une plate-forme pour l’action des associations nationales ou internationales de caractère civique »2 , son adoption, nous le savons bien hélas, n’a pas mis fin aux exactions, aux guerres, aux discriminations et autres violations en tous genres des droits de l’homme à travers le monde.

Aussi, depuis 70 ans, des juridictions spécialement dédiées pour juger les crimes contre l’humanité ont été créées : le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en 1993, le tribunal pénal international pour le Rwanda en 1994, puis en 1998, il y a 20 ans, la Cour pénale internationale. Compétente en matière de crimes de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, elle continue son œuvre malgré les obstacles et embûches en grand-nombre qui accompagnent son essor.

Parallèlement, les trente articles de la Déclaration universelle des droits de l’homme ont constitué le creuset de textes internationaux et régionaux qui ont apporté une valeur juridique contraignante aux principes qu’elle a posés.

  Deux pactes internationaux des Nations Unies ont ainsi complété, en 1966, la Déclaration afin de constituer la Charte internationale des droits de l’homme : le premier relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) et le second relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC).

Parallèlement, les principes posés ont trouvé une nouvelle portée juridique par l’adoption au niveau régional de textes ayant force contraignante. Ainsi en est-il de la Convention européenne des droits de l’homme adoptée en 1950 qui s’inscrit, dans son préambule, directement dans le prolongement de « la Déclaration universelle des droits de l’homme proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948 [qui] tend à assurer la reconnaissance et l’application universelles et effectives des droits qui y sont énoncés (…) ».

Les principes édictés par la Déclaration universelle des droits de l’homme ont également été repris sur d’autres continents. Certains sont accompagnés de la création d’une cour chargée de les appliquer, comme la Convention américaine relative aux droits de l’homme de 1969 et la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples de l’Organisation de l’unité africaine adoptée de 1981. Dans ce sillage, on peut encore signaler la Charte arabe des droits de l’homme de 2004 et la Déclaration asiatique des droits de l’homme de 2012.

Malgré ces adaptations régionales, les textes adoptés partagent les nombreux principes posés par la Déclaration qui, comme le précise l’article 2, sont non seulement universels, mais également indivisibles : «  chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration (…) ».

Néanmoins, en France, le Conseil d’Etat comme la Cour de cassation considèrent que la Déclaration universelle des droits de l’homme n’a pas de force contraignante directe en droit français. Mais, ses principes s’imposent dès lors qu’ils sont repris par la Convention européenne des droits de l’homme qui, elle, s’inscrit dans l’ordre juridique interne. Aussi, par exemple, lorsque la chambre commerciale dans un arrêt du 26 mai 1998 se fonde sur l’article 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui pose que « toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial, qui décidera, soit de ses droits et obligations, soit du bien fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle », elle associe ce texte à l’article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui reprend le même principe en termes équivalents : « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi (…) ».

Il se dessine donc bien, à travers les dispositions de la Déclaration de 1948, une conception universelle de la Justice et des principes qui en découlent. Au premier rang, figure bien sûr le principe d’indépendance de la Justice qui implique l’indépendance de la magistrature. Rappelons en effet qu’aux termes de sa résolution 40/146 du 13 décembre 1985, l’Assemblée générale des Nations Unies « accueille avec satisfaction les principes fondamentaux relatifs à l’indépendance de la magistrature, que le septième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants a adopté à l’unanimité, et invite les gouvernements à les respecter et à en tenir compte dans le cadre de leurs législations et pratiques nationales  ».

La sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu se trouve ainsi directement associée à l’indépendance de la Justice et à son corollaire, la séparation clairement définie des pouvoirs, qui apparaît donc comme un pilier de l’Etat de droit voulu par la Déclaration. Comme le soulignait le premier ministre français, Monsieur Lionel Jospin, le 8 décembre 1998, à l’occasion des célébrations du cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « L’Etat de droit, c’est la soumission de l’Etat à la loi, et la garantie par l’Etat du respect de cette loi. Il appartient en particulier à l’Etat de rendre la justice plus indépendante (…) » .

On ne peut mieux souligner que l’indépendance de la Justice est au cœur de l’Etat de droit et qu’un Etat ne saurait prétendre assurer efficacement la garantie des droits de l’Homme, s’il ne garantit pas l’indépendance de la magistrature, c’est-à-dire une authentique séparation des pouvoirs.

C’est pourquoi la Cour de cassation a inscrit désormais cette exigence en tête des conventions de coopération qu’elle se propose de conclure avec les cours suprêmes étrangères.

Mais, pour tout rapporter à l’essentiel, n’oublions pas les premiers mots du préambule de la Déclaration universelle : « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ».

Là est le cœur, là est le sens des débats de cet après-midi : le service de tout homme et de toute femme, de sa liberté, de son progrès, de sa dignité, à travers le monde.

 


 

1. R. Cassin, « La Déclaration universelle et la mise en œuvre des droits de l’homme », Recueil des cours de l’Académie de droit international, 1951.

2.Discours de René Cassin à la séance du 9 décembre 1948 de l’Assemblée générale des Nations Unies.

3. L. Jospin : intervention en clôture des colloques du cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, UNESCO, 8 décembre 1998.

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Par Bertrand Louvel

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