"L’expertise : entre neutralité et partis pris"

16/03/2018

Discours prononcé par M. Bertrand Louvel, Premier président de la Cour de cassation à l'occasion du VIIIe colloque annuel de la CNB-CNCEJ

Madame la Présidente,

Monsieur le Président,

Mesdames, Messieurs,

 Je vous remercie pour votre invitation et de l’occasion qui m’est ainsi donnée de m’exprimer, à nouveau, devant une assemblée composée notamment de magistrats, d’avocats et d’experts judiciaires réunis par l’intérêt qu’ils portent tous à l’expertise judiciaire.

 

Vous le savez, la Cour de cassation est très attachée à l’organisation régulière de colloques qui mettent les membres des professions concernées en mesure d’échanger sur leurs pratiques professionnelles et de croiser leurs déontologies.

 

Ainsi en est-il, une fois encore, de cette demi-journée de réflexion consacrée à l’expertise, qu’organisent chaque année le Conseil national des barreaux et le Conseil national des compagnies d’experts de justice, dans le prolongement de la signature, le 18 novembre 2005, de leur charte portant recommandations sur les bons usages entre avocats et experts.

C’est également dans cette perspective de rapprochement et d’échanges que s’est inscrite la Cour de cassation en organisant, le 30 novembre dernier, un colloque sur les déontologies croisées des magistrats et des avocats. Il a pu alors être proposé de mettre en place une structure de concertation regroupant les institutions représentatives des deux professions, et chargée, notamment, de réfléchir à de bonnes pratiques communes et, pourquoi pas ? , d’émettre des avis à propos de situations concrètes.

Sans doute, des questions essentielles relatives à l’expertise judiciaire pourront y être évoquées et, parmi elles, celle qui occupera vos débats d’aujourd’hui : « l’expertise : entre neutralité et partis pris ».

C’est un fait que les juges, confrontés à la technicité croissante des affaires, recourent toujours plus à l’éclairage technique de l’expert dans leur recherche de la vérité.

Donc, le premier rôle de l’expert - dont la mission est définie par les questions précises posées par le juge - est de clarifier les aspects techniques d’un dossier afin de permettre aux magistrats et aux parties d’en appréhender complètement les données factuelles.

Mais, missionné par le juge, l’expert doit aussi lui emprunter son positionnement dans le procès pour contribuer clairement et efficacement à l’œuvre de justice.

Le regard de l’expert doit ainsi associer à la rigueur du raisonnement scientifique, l’impartialité attendue de ce partenaire du juge. Sa qualité de technicien et son rôle dans le procès, dont il doit assimiler et observer les principes directeurs, convergent donc naturellement vers l’exigence, je cite, d’une "attitude d’impartialité grâce à laquelle, exempt de toute idée préconçue, il doit examiner avec la même attention les éléments favorables ou défavorables à chacune des parties" selon la définition même de la neutralité que donne le dictionnaire juridique de l’Association Henri Capitant.

Cette neutralité est indispensable à l’autorité de l’expert car elle est le gage de la confiance placée en lui. Or la confiance dans la maîtrise de sa spécialité et de sa neutralité par l’expert est le premier maillon d’une chaîne de la confiance : confiance en son rapport, confiance dans les conséquences juridiques qu’en tirera le juge, confiance dans la décision qui sera rendue, confiance dans la justice.

Cela dit, pour être efficiente, la neutralité de l’expert doit apparaître, aux yeux de tous, comme incontestable. Sa conduite ne doit pas éveiller le moindre soupçon sur l’existence d’un parti pris pour (ou contre) l’une des thèses en présence ou sur des liens directs ou indirects avec l’une des parties. La conduite de l’expert doit conjuguer l’être et le paraître.

Cette apparence trouve elle-même son assise dans la transparence. L’exigence de transparence se traduit notamment pour le magistrat, par l’obligation de déclarer les éventuelles situations de conflit d’intérêts que l’ordonnance relative au statut de la magistrature définit comme « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction  ».

L’assimilation étroite des attentes mises dans le juge et de celles placées dans l’expert milite pour envisager une transparence comparable en faveur des experts.

La procédure d’inscription sur les listes d’experts judiciaires pourrait ainsi utilement évoluer vers plus de transparence afin de mettre en évidence toutes sortes d’activités pouvant entrer en conflit avec l’indépendance requise par l’exercice des missions judiciaires d’expertise. La pratique déjà suivie, aujourd’hui, en ce qui concerne la liste nationale, à travers la déclaration des travaux réalisés à la demande des compagnies d’assurance, pourrait servir de modèle à cet égard.

Une déclaration d’intérêts, générale et préalable, n’est pas suffisante, néanmoins, pour asseoir l’image de neutralité.

L’expert doit en effet éprouver son indépendance et son impartialité, pour chaque affaire particulière.

Sur le modèle du juge, il doit s’interroger lui-même sur l’opportunité de sa propre récusation, s’il estime que sa neutralité peut être affectée aux yeux des tiers au motif qu’il entretient ou a entretenu des liens même indirects avec l’une des parties dans des conditions altérant l’apparence de la neutralité.

Par ailleurs, soucieux de l’information et de l’égalité des parties, l’expert doit aussi veiller à respecter le caractère pleinement contradictoire des opérations d’expertise, comme le rappelle régulièrement la jurisprudence, afin de garantir l’autorité des conclusions techniques auxquelles il parvient.

Les écrits de l’expert, tout particulièrement, se doivent de répondre à l’ensemble de ces exigences. Il est exigé de l’expert un rapport impartial et objectif et des avis circonstanciés qui doivent « faire connaître toutes les informations qui apportent un éclaircissement sur les questions à examiner » pour reprendre les termes de l’article 244 du code de procédure civile.

C’est ainsi, guidé par les principes d’honneur et de conscience auxquels l’invite son serment, que l’expert remplit pleinement sa mission, en contribuant efficacement à la manifestation de la vérité. Le préambule de votre charte du 18 novembre 2005 le relevait déjà : « La mission de l’expert est de rechercher la vérité, ou en tout cas de s’en approcher le plus possible, pour la communiquer au juge, sans se départir de son obligation d’impartialité et d’objectivité dans ses avis techniques ».

Enfin, l’expert ne doit pas non plus négliger de confronter sa pratique aux évolutions technologiques, et notamment à celles induites par le développement du numérique. C’est ainsi qu’il pourra progresser dans la qualité de sa réflexion et de sa performance, ce qui implique un devoir de formation et d’adaptation continu au rythme accéléré des progrès contemporains, techniques et relationnels. Comment préserver l’image de neutralité de l’expertise dans une procédure dématérialisée ? Faudra-t-il redéfinir la notion de conflits d’intérêts dans le cadre de l’open data ? L’exigence de neutralité s’étend-elle aux relations entretenues sur les réseaux sociaux ? Ce sont quelques-unes des questions posées par notre indispensable adaptation aux transformations sociales que nous vivons.

C’est par des échanges comme ceux de cet après-midi que de telles questions, voire quelques réponses, peuvent émerger.

C’est pourquoi, je suis heureux de souhaiter une pleine réussite à vos débats d’aujourd’hui.

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Par Bertrand Louvel

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