"La justice prédictive"

12/02/2018

Allocution de Monsieur Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation, lors du colloque « La justice prédictive » organisé par l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation

Monsieur le Vice-Président du Conseil d’Etat,

Monsieur le Premier Président,

Monsieur le président de l’Ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation,

Mesdames et Messieurs,

Nous sommes réunis en colloque pour fêter un anniversaire, celui du bicentenaire de l’ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, plus exactement celui du bicentenaire de l’ordonnance royale du 10 septembre 1817 dont l’article 1er disposait et dispose encore :

« L’Ordre des avocats en nos Conseils et le collège des avocats à la Cour de cassation sont réunis sous la dénomination d’ordre des avocats aux Conseils du Roi et à la Cour de cassation »

Depuis deux siècles donc, ces polytechniciens du droit, œuvrant tantôt au Palais Royal, tantôt sur l’Ile de la Cité, participent pleinement à l’élaboration de notre jurisprudence, tant administrative que judiciaire, sans omettre leur contribution, certes plus partagée, à la jurisprudence constitutionnelle et européenne.

Depuis ses origines, l’Ordre a toujours activement participé à la vie juridique et judiciaire de notre pays ainsi qu’aux grandes causes du droit et a comporté parmi ses membres, des personnalités éminentes telles Désiré DALLOZ1 , membre de l’Ordre de 1823 à 1838, Adolphe GATINE, pourfendeur, avec le procureur général DUPIN L’AÎNE du code noir, Henry MORNARD, demandeur à l’annulation de la décision du conseil de guerre condamnant le capitaine Dreyfus et bien d’autres avocats illustres encore.

Rompus à la distinction du fait et du droit, spécialistes de cette technique si subtile qu’est la technique de cassation, les « avocats aux Conseils », selon une dénomination abrégée rappelant leurs origines d’ancien régime, sont ces auxiliaires de Justice qui permettent à nos juridictions supérieures de remplir leur mission capitale d’éclaireurs et de décodeurs du droit, si j’ose dire.

Quel meilleur thème de réflexion, lorsqu’on fête ses deux cents ans, que de se pencher sur la justice du XXIème siècle, ce siècle que l’on dit du numérique !

Ce colloque est donc consacré à un thème majeur de la pensée juridique contemporaine, celui de la « justice prédictive ». 

 

La justice prédictive, « version moderne de la boule de cristal »2 selon l’expression du professeur Frédéric Rouvière, consisteà prévoir, nous le savons, la solution donnée à un litige à partir de moyens informatiques.

Loin d’être nouvelle, l’idée même de justice prédictive était, ainsi que le rappelle le professeur Bruno Dondero3, déjà en germe dans les travaux du mathématicien Siméon-Denis Poisson4 publiés en 1837 et portant sur la probabilité des jugements.

Toutefois, l’analyse probabiliste et statistique des décisions de justice a pris une dimension nouvelle, à l’ère de la révolution numérique et du « big data judiciaire ».

Mais, je souhaiterais m’arrêter un instant sur le syntagme de « justice prédictive » duquel découle souvent, en français, le concept de prédiction qui me paraît indûment relever du prophétique alors que le verbe predict, en anglais, signifie certes prédire mais aussi prévoir et l’adjectif predictable se traduit bien, quant à lui, en français par ce qui est sans surprise ou prévisible.

Cela enlève sans doute un peu de magie à l’expression mais nous rattache bien à la démarche scientifique du prévisionniste plutôt qu’à celle du gourou. Car, il est incontestable que les évolutions récentes de notre monde numérique devraient, demain, favoriser le développement des techniques de prévision ou de probabilité des décisions de justice dans telle ou telle situation particulière.

Bien évidemment, l’ouverture des données jurisprudentielles, dans le cadre du mouvement initié par la loi du 7 octobre 20165, dit de l’« open data », que nos amis québécois nomment vertueusement données ouvertes, et l’émergence de nouveaux opérateurs économiques que sont les start-up juridiques, aussi appelées « legaltech », en sont les précurseurs concrets.

Ces nouveaux opérateurs proposent en effet, d’ores et déjà, aux professionnels du droit des logiciels permettant, après analyse des données légales et jurisprudentielles, de déterminer la solution probable d’un litige en fonction des termes employés par les juges et par les parties.

Ajoutons, qu’à titre expérimental et en lien avec la Chancellerie, les cours d’appel de Rennes et de Douai ont testé, l’année dernière, en matière civile, le logiciel de la société « Predictice », qui se dit être en mesure de prévoir une décision judiciaire, par le traitement algorithmique préalable de l’ensemble de la jurisprudence.

La justice prédictive permettrait ainsi de développer des stratégies juridiques et judiciaires efficaces, de déterminer la durée probable d’une procédure ou le montant moyen d’une indemnisation, voire inciterait à éviter le recours au juge en privilégiant les modes alternatifs de règlement des litiges dont l’issue serait, « sans surprise », prévisible.

Pour reprendre les termes d’Antoine Garapon, la justice prédictive est une « révolution cognitive »6 , porteuse d’un savoir non-juridique et remettant en cause les formes actuelles de la justice, du droit et de sa pratique. Elle rêverait secrètement d’un monde où, je cite « les rapports sociaux ne seraient plus mis en forme par la politique et le droit mais par la technique elle-même »7 , portant le fantasme de la précision arithmétique de la solution et de la fin de l’aléa judiciaire, qui laisserait place à une sorte de jus ex machina.

Toutefois, si la justice prédictive peut répondre à une demande sociale liée à un désir de prévisibilité de la décision de justice, et, par la même, à une confiance accrue dans l’institution judiciaire au sens large, elle ignore cependant la dimension humaine souvent irréductible à la froideur de l’équation mathématique.

Ainsi nous est offerte aujourd’hui, grâce à ce colloque, l’opportunité de cerner ce que peut être l’influence de la justice prédictive sur l’accès au juge et sur son office.

Mais la perspective de pré-jugement informatique n’est-elle pas la négation même de l’idée de justice ?

Ou, plus exactement, n’y a-t-il pas un champ pour la justice prédictive et un domaine où elle ne pourra pas se substituer au juge ?

Car, en effet, il est de nombreuses situations soumises à la Justice qui sont irréductibles à la soumission à ce qu’ont décidé majoritairement d’autres juges, dans des litiges similaires ?

Plane alors sur notre justice l’ombre menaçante d’un juge automate, transformé en administrateur « bionique », en d’autres termes « programmé », et appliquant une solution unique, à l’aune du roman dystopique d’Orwell, 1984.

Mais ne réinventons pas les peurs de l’an mil ! Car, c’est plutôt dans une complémentarité du rôle traditionnel du magistrat et de l’apport d’une approche « algorithmée » du droit qu’il faut s’inscrire. Nombre de litiges ne mobilisent pas nécessairement la science et le savoir-faire du juge tout en requérant une part non négligeable de son temps.

A l’inverse, il est des contentieux et des situations qui, en l’état actuel des connaissances, ne peuvent se résoudre par la seule loi mathématique, fut-elle la plus sophistiquée.

Par ailleurs, la Justice ne peut être prédictive que par l’analyse de décisions passées offrant la probabilité d’une solution donnée. Autant dire que, paradoxalement, cette justice du futur est éminemment conservatrice.

Il reviendra dès lors toujours au juge de déterminer la portée d’une norme nouvelle, voire de connaître d’une situation atypique ou de constater l’obsolescence d’une jurisprudence bien établie qui ne serait plus conforme à la société qui l’entoure ou contreviendrait à des principes dégagés par des jurisprudences récentes de nos cours européennes.

 

Le droit, nous disait Jean Giraudoux, est « la plus puissante des écoles de l’imagination »8 . N’est-il pas plus belle définition, à l’heure d’une informatisation de la pensée du droit, proche d’un scientisme qui n’aurait sans doute pas déplu à Auguste Comte ?

Si l’imagination du juriste est aujourd’hui confrontée à l’imaginaire porté par la justice prédictive et aux incertitudes que son émergence suscite, nous devons cependant nous garder de toute vision alarmiste, et ne pas jouer la carte de la justice prédictive contre celle de la justice traditionnelle.

Manifestation de l’immixtion de l’intelligence artificielle dans le droit, la justice prédictive occupera demain, n’en doutons pas, la place que la communauté des juristes voudra bien lui accorder. Il en va donc de notre responsabilité collective, et c’est, à mon sens, l’un des enjeux majeurs de ce colloque.

Je vous remercie.

 


 

 1. Désiré Dalloz (1795-1869), avocat, homme politique, éditeur.

 2. F. Rouvière, professeur à l’université d’Aix-Marseille, « La justice prédictive, version moderne de la boule de cristal », RTD Civ., 2017, p. 527.

 3. Bruno Dondero, « Justice prédictive : la fin de l’aléa judiciaire ? », D., 2017, p. 532.

 4. Siméon Denis Poisson (1781-1840), mathématicien, géomètre et physicien. Il édita notamment ses Recherches sur la probabilité des jugements en matières criminelles et matière civile, publiées à Paris en 1837.

 5. La loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique prévoit, en son article 21, une « mise à disposition du public à titre gratuit » des décisions de justice « dans le respect de la vie privée des personnes concernées ».

 6. A. Garapon, « Les enjeux de la Justice prédictive », JCPG, 2017, N°1-2, p. 47.

 7. Ibid, p. 50.

 8. Jean Giraudoux, La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Acte II, scène 5.

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Par Jean-Claude Marin

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