Bertrand Louvel - La justice prédictive

12/02/2018

Allocution de Monsieur Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation, lors du colloque « La justice prédictive » organisé par l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, le lundi 12 février 2018.

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs,

 Ce colloque, qui marque votre entrée en fonction selon la tradition de l’ordre, Monsieur le président, s’inscrit aussi dans la célébration de son bicentenaire.

 Votre ordre a réuni en effet en 1817, celui des avocats aux conseils du Roi et le collège des avocats à la Cour de cassation. Ce collège avait lui-même été créé en 1799, à la demande précisément du tribunal de cassation, tant il lui apparaissait que sa mission ne pouvait s’exercer dans sa plénitude qu’en s’appuyant sur le concours d’une corporation d’avocats spécialisés.

 Le tribunal de cassation ne se trompait pas sur sa démarche puisque nous continuons de vérifier, jour après jour, que votre ordre est inséparable de l’objectif d’excellence fixé à une cour supérieure.

 C’est une belle rencontre historique que celle du texte bicentenaire qui régit l’ordre, avec la révolution avant-gardiste à laquelle nous convie la justice prédictive.

 Je vous remercie de m’avoir invité à introduire cette journée d’étude sur ce sujet qui intéresse particulièrement la Cour de cassation.

 Le 7 octobre 2016, la loi pour une République numérique était promulguée en ces termes : « … les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à disposition du public à titre gratuit, dans le respect de la vie privée des personnes concernées…". 

 La semaine suivante, le 14 octobre 2016, un colloque consacré à l’open data se tenait dans la Grand’chambre de la Cour de cassation.

 Le libre accès aux décisions de justice rendues encourage le développement de moteurs de recherche capables de déterminer les tendances de la jurisprudence en formation, et de prédire ainsi les décisions à venir. On parle de « justice prédictive ».

 « On ne peut prévoir que des répétitions, et comprendre c’est dégager quelque chose qui se répète  », écrivait déjà Antoine de Saint-Exupéry dans ses carnets1 , de manière prémonitoire.

 De nombreuses sociétés privées mettent les nouvelles technologies au service du droit et s’inscrivent ainsi dans un marché en plein essor. Des expérimentations ont déjà été menées avec des cours d’appel, comme celles de Rennes et de Douai, ou le barreau de Lille.

 Pendant ce temps, le service public se cherche en vue de fixer des règles permettant de réguler ce marché qui, comme tous les marchés libres, peut s’orienter dans toutes les directions et offrir toutes sortes de résultats.

 Pour cette raison, il est important que l’autorité judiciaire organise elle-même l’alimentation des bases de données issues de son activité, et donc la diffusion des décisions de justice.

 Il convient en effet de veiller, par-dessus tout, à la protection des droits des personnes que ces décisions concernent, conformément aux textes européens et internes ainsi qu’aux recommandations des institutions chargées d’en faire application. Cela suppose, en particulier, une anonymisation suffisante des décisions accessibles à tous par l’Internet. Cela implique, en outre, que le maintien de flux intègres - permettant l’identification des personnes - ne soit envisagé qu’avec des tiers de confiance, suivant un cahier des charges précis et en instaurant un mécanisme de contrôle adapté.

 La gestion centralisée des bases de données apparaît ainsi comme une garantie indispensable.

 La Cour de cassation offre l’expertise et la technicité requises, selon la mission d’étude sur l’open data des décisions de justice présidée par le Professeur Loïc Cadiet. Rendu public le 9 janvier dernier, son rapport recommande en effet de « confier aux juridictions suprêmes le pilotage des dispositifs de collecte automatisée des décisions de leur ordre de juridiction respectif, y compris les tribunaux de commerce pour l’ordre judiciaire, et la gestion des bases de données ainsi constituées ».

 En effet, les arrêts et jugements de toutes les juridictions sans exception sont le fruit du service public de la justice et ne sauraient faire l’objet d’une appropriation privée aux fins de conclure des conventions d’exploitation.

 Rappelons que la Cour de cassation gère déjà les bases de données Jurinet et Jurica, regroupant respectivement les décisions de la Cour de cassation et les décisions civiles des cours d’appel. Elle s’est dotée récemment d’un logiciel qui lui permet d’anonymiser les décisions de la base Jurinet, avant de les transmettre à la direction de l’information légale et administrative (DILA) qui en assure la mise en ligne, à disposition du public, sur le site Légifrance. Ce traitement informatique a vocation à être étendu aux décisions de la base Jurica, avec pour ambition de l’appliquer, à terme, à l’ensemble des décisions accessibles des juridictions judiciaires et de les diffuser sur un site spécialement dédié.

 La gestion, depuis de nombreuses années, de flux différenciés par voie d’abonnements ou de conventions de recherche, confère à la Cour de cassation un savoir-faire en matière de contrôle des flux intègres, qui ne demande qu’à être mobilisé à plus grande échelle.

 Enfin, les relations étroites qu’entretient la Cour de cassation avec les cours d’appel, notamment pour la centralisation de la collecte des décisions et l’harmonisation de la jurisprudence, lui confèrent l’autorité pour fédérer le mouvement de normalisation formelle des décisions en vue d’en faciliter le traitement.

 Comme le recommande là encore la mission Cadiet, il convient de « développer sur le site internet de la Cour de cassation un canal de diffusion de la jurisprudence de l’ensemble des juridictions de l’ordre judiciaire assurant la mise en valeur de celle-ci  ».

 Il y a là une évolution d’envergure que la Cour de cassation a le devoir de se mettre en situation de piloter. En effet, les perspectives ouvertes par l’open data judiciaire sont immenses et il ne faut pas en éprouver le vertige, mais au contraire les aborder avec volontarisme et confiance en nous-mêmes et notre capacité d’adaptation.

 Le plan de votre colloque en témoigne, l’incidence de la justice prédictive est double : elle porte à la fois sur l’accès au juge et sur son office.

 L’accès au juge renvoie au choix de la voie contentieuse, et ce choix incombe à l’avocat. Au-delà du juge, sujet central des deux tables rondes, les avocats sont en effet directement concernés par la justice prédictive. L’analyse des décisions de justice dans les conditions permises par l’open data, n’ouvre-t-elle pas la voie à une plus grande rationalité des stratégies judiciaires offertes aux parties ? Mieux informées sur l’issue possible d’une action en justice, elles seront incitées à suivre, dans de nombreux contentieux répétitifs, la voie de la solution amiable. Le rôle de conseil, mais également de médiateur, de l’avocat, sera, en tout premier lieu, directement concerné.

 La saisine d’une juridiction se trouvant ainsi réservée à la recherche des solutions les plus incertaines, le rôle des premiers juges est appelé à se recentrer sur les litiges imposant un recours à l’autorité publique. Pour ne pas retarder l’émergence de ces solutions, il sera important alors que tous les termes d’un litige déjà passé au tamis des algorithmes, soient fixés dès la première instance, l’appel étant lui-même destiné à offrir la garantie d’un second regard complet sur un procès lié dès le premier échange d’écritures. Ce contrôle des cours d’appel, consacrant un second degré de juridiction effectif, permettra de rendre à la Cour de cassation son véritable rôle d’unification et de création de la norme appelée à compléter la loi.

 L’open data fera ainsi évoluer l’office du juge. En permettant aux magistrats de confronter leurs analyses, ils inscriront leurs décisions dans une collégialité élargie. Le recul de la solitude du juge qui accompagnera ce mouvement, favorisera la cohérence des décisions judiciaires et leur prévisibilité.

 On le voit : open data et évolution des procédures, des métiers, des comportements et des cultures sont étroitement liés.

 C’est pour toutes ces raisons que je me réjouis de l’organisation de cette journée de réflexion.

 Et je suis particulièrement heureux qu’elle résulte d’une initiative de l’ordre des avocats aux conseils, premiers auxiliaires des juridictions supérieures, et appelés, à ce titre, à jouer un rôle central dans les évolutions attendues, ainsi que de l’Université, qui est, quant à elle, le premier observateur et le premier commentateur de l’activité de la justice.

 Vos débats d’aujourd’hui seront nécessairement pour nous un apport très précieux. Je leur souhaite une pleine réussite.  

Bertrand Louvel

1 - Antoine de Saint Exupéry, Carnets, 1953.

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