"Déontologies croisées des magistrats et des avocats"

30/11/2017

Allocution prononcée par M. Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation en ouverture du colloque "Déontologies croisées des magistrats et des avocats"

Mesdames et Messieurs,

Le 30 juin dernier, un premier colloque intitulé « déontologie des magistrats, la déclaration d’intérêts », organisé à la suite de la loi organique du 8 août 2016 relative aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu’au Conseil supérieur de la magistrature se tenait, ici même, dans cette Grand’ Chambre de la Cour de cassation.

Colloque riche de réflexions et de perspectives sur les rapports entre droit, éthique et déontologie et, partant, sur la nouvelle donne de l’impartialité du magistrat que sous-tend la recherche d’éventuels conflits d’intérêts, ces travaux n’avaient pas abordé un thème essentiel de la vision que peuvent avoir les Français de leur justice au travers du prisme des relations avocats – magistrats.

C’est le thème qui nous réunit aujourd’hui et qui va nous permettre d’envisager les « déontologies croisées des magistrats et des avocats ».

Ces acteurs inséparables de l’œuvre de Justice sont tous astreints à des règles déontologiques.

Est-ce de nos jours suffisant pour afficher l’existence de pratiques professionnelles réciproques propres à garantir l’image de la Justice et susciter la confiance des justiciables.

Vaste sujet que n’épuisera, sans doute pas, notre programme.

Mais souhaitons que les choses soient dites dans la liberté de parole que partagent avocats et membres du Ministère public mais aussi, je n’en doute pas, l’ensemble des intervenants, afin que, dans le respect des idées et des rôles, nous puissions avancer sur ces déontologies qui ne doivent pas se croiser comme se croise le fer mais se croiser comme les fils d’une même toile.

Ainsi, nous nous félicitons chaque jour, au parquet général, d’associer les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation à nos réflexions. Qu’il me soit permis, à cet instant précis, de rendre un hommage appuyé à cet Ordre dont le rôle est constamment vanté à la Cour, et plus particulièrement, de saluer sa présidente, Madame Hélène Farge, qui a su être une interlocutrice de choix dans ces débats qui animent cette maison.

Je salue aussi avec plaisir, ces visages connus et appréciés des barreaux attelés, comme nous le sommes, à l’œuvre de Justice.

L’exigence de droiture morale n’est pas nouvelle dans nos professions respectives. La déontologie, au-delà de l’éthique personnelle qui anime chacun d’entre nous, est au cœur de nos professions et ce depuis longtemps.

Repère pour le professionnel, la déontologie est un facteur de confiance pour celui qui, volontaire ou contraint, s’adresse à lui car nos concitoyens doivent pouvoir compter sur des magistrats et des avocats aussi irréprochables que compétents.

Parce que la règle déontologique nous met au quotidien à l’épreuve, il est légitime d’interroger les droits et devoirs que magistrats et avocats se doivent d’assumer et de respecter alors que changent les us et coutumes de la basoche.

A cet égard, ce colloque se tient probablement à un moment où nous partageons tous le constat d’une fracture qui semble se dessiner insidieusement entre nos deux professions. Ce constat est sans doute le fruit des mutations qui traversent non seulement notre système judiciaire mais aussi la société toute entière.

Or, cette fracture n’a pas de sens dans un Etat de droit où il ne saurait y avoir de magistrats sans avocats, et d’avocats sans magistrats.

S’il peut y avoir des approches différentes entre avocats et magistrats, il ne saurait y avoir durablement de fossé.

Les doutes et les tensions qui traversent notre société se bousculent dans nos prétoires.

Les cabinets des avocats et ceux des magistrats, de même que nos salles d’audiences, sont le théâtre quotidien de la vie économique, sociale et même politique de notre pays, où s’entrechoquent parfois des passions exacerbées.

A ce titre, la détérioration des relations entre les membres de nos deux professions est peut-être le reflet d’un effritement plus général des conditions dans lesquelles s’exercent nos métiers.

En effet, si l’avocat d’aujourd’hui exerce sa profession dans un environnement toujours plus international, concurrentiel et incertain, le magistrat, quant à lui, fait quotidiennement face à la situation matérielle et institutionnelle dégradée dans laquelle se trouve la justice judiciaire.

Il faut également évoquer le phénomène de « délocalisation de la scène judiciaire dans les médias »[1] qui a profondément marqué les rapports entre nos deux professions, avec la naissance de stars judiciaires spécialistes d’une cause ou d’un combat, les plateaux de télévision ou les studios de radios, devenant des prétoires privilégiés de débats parfois caricaturaux.

Il ne faut également pas nier le fait que la responsabilité de l’avocat, tout comme celle du magistrat, est de plus en plus souvent recherchée, le justiciable attribuant son infortune au comportement de son juge ou de son conseil.

L’ère numérique et la dématérialisation croissante des procédures ont par ailleurs certainement contribué à raréfier les rapports entre avocats et magistrats. Sans nier les vertus positives de l’apport du numérique, il éloigne l’avocat du juge, mais aussi, le justiciable de la justice.

Cet éloignement devient aussi une réalité palpable quand, dans nos palais modernes, l’accès au cabinet du magistrat se fait plus difficile pour l’avocat.

Ainsi, déshumaniser à outrance les rapports entre nos deux professions aurait pour conséquence inéluctable d’affaiblir l’autorité de ce pilier constitutionnel qu’est la justice judiciaire. Il convient à ce titre de veiller constamment à garder, voire à favoriser, une « humanité judiciaire », et que celle-ci puisse s’exprimer jusque dans l’architecture de nos palais.

 

Au-delà des positionnements individuels, les tensions qui peuvent émailler les rapports entre magistrats et avocats sont préjudiciables, rappelons-le, au bon fonctionnement du système judiciaire. Parce qu’elle est encore l’affaire des hommes, aucun corps ni métier n’est à l’abri de comportements individuels défaillants. Mais, si nos serments diffèrent, nombre de principes communs, tels l’indépendance, la probité, l’humanité et la dignité, alimentent nos déontologies respectives.

D’ailleurs, les principes déontologiques propres à chacune de nos professions se complètent.

J’en veux pour preuve deux exemples, le premier, tiré du règlement intérieur national des avocats et plus précisément de son article 21.4.3 qui énonce que «  tout en faisant preuve de respect et de loyauté envers l’office du juge, l’avocat défend son client avec conscience et sans crainte. »

Le second, miroir du premier, est issu du Recueil des obligations déontologiques des magistrats qui, dans sa recommandation E.1, énonce que « le magistrat entretient des relations empreintes de délicatesse avec les justiciables, les victimes, les auxiliaires de justice, et les partenaires de l’institution judiciaire, par un comportement respectueux de la dignité des personnes et par son écoute de l’autre  ».

Ainsi, la tâche de l’avocat, acteur à la fois actif et sans complaisance du débat judiciaire, n’est pas moins noble de celle du magistrat qui le lit ou l’écoute. Il faut d’ailleurs rappeler que lorsque l’usage de la toque était encore habituel, l’avocat n’avait à se découvrir, par déférence, que lorsqu’il lisait un texte de loi. Il pouvait en revanche plaider couvert devant les juges, preuve de son indépendance[2].

Enfin, la pédagogie jouant un rôle de premier plan dans l’apprentissage de la déontologie, il ne serait pas utopique de favoriser la connaissance plus étroite des règles communes à chacune des professions et, partant, de celles qui les distinguent.

Qu’il ait vocation à devenir avocat ou magistrat, l’étudiant fraîchement arrivé de l’université, intègre son école pour se former à un métier du droit.

En son temps, le rapport Darrois[3], préconisait une formation commune des professionnels du droit, en créant des écoles de professionnels qui permettrait de favoriser, outre l’apprentissage de techniques, de méthodes et de raisonnements communs, une plus grande unité du champ juridique.

Depuis ce rapport, des avancées ont été réalisées, avec notamment la possibilité pour les élèves-avocats d’effectuer leur stage dans le cadre d’un projet pédagogique individuel (PPI) au sein d’une juridiction, mais aussi à l’ENM. Réciproquement, lors de leur formation, les auditeurs de justice débutent par un stage en cabinet d’avocats, leur permettant de s’imprégner du quotidien de la réalité du métier de leurs futurs partenaires de justice. Peut-être faudrait-il réfléchir à un apprentissage commun de la déontologie sous le prisme de l’expérience. A cet égard, pourquoi ne serait-il pas fait obligation aux élèves-avocats, à l’instar des auditeurs de justice, d’effectuer un stage en juridiction ?

Je pense que le premier président Guy Canivet plaidait dans le même sens lorsqu’il souhaitait qu’une « déontologie judiciaire » soit instaurée, déontologie qui réunirait « les principes que partagent tous ceux qui concourent à la justice, des principes qui gouverneraient le comportement des professionnels de justice, des professionnels quels qu’ils soient, avocats, avoués, juges, procureurs [...] à l’égard de l’institution elle-même, à l’égard de ses usagers et à l’égard d’eux-mêmes, dans leurs rapports réciproques[4] ».

 

La « déontologie croisée des magistrats et des avocats  », nous propose de nous regarder, sans fard, à la fois individuellement et collectivement dans un miroir à deux faces. Ayons ce courage que les mœurs du temps contrarient, en nous rappelant les mots d’Albert Camus, à savoir que nous œuvrons tous ici pour « empêcher que le monde ne se défasse  »[5].

Ma longue expérience de la magistrature m’invite à penser que nos divergences reflètent peut-être notre goût pour la contradiction qui est un art que nous partageons.

J’aimerai conclure ces propos avec Victor Hugo, dont la plume trempée dans l’acide a pu, en son temps, écorcher la magistrature. Il tint cependant des mots qui pourraient être idéalement placés en exergue de ce colloque, lui qui croyait à un idéal de sérénité dans nos palais, lorsqu’il rappelait que, je cite, « la justice et la liberté sont faites pour s’entendre. La liberté est juste et la justice est libre »[6].

 

Je vous remercie.

 

 


 

[1] A. Garapon Bien juger, essai sur le rituel judiciaire, 1997, p. 267.

[2] Jean-Jacques Taisne, La déontologie de l’avocat, 2ème éd., Dalloz, Connaissance du droit.

[3] Rapport sur les professions du droit, mars 2009.

[4] Discours lors de la séance de rentrée de l’école de formation du barreau de Paris, le 3 janvier 2007.

[5] Albert Camus, Discours de réception du prix Nobel, 1957.

[6] Victor Hugo, Discours devant le tribunal de commerce de Paris pour contraindre le Théâtre français à représenter et le gouvernement français à laisser représenter Le roi s’amuse, 19 décembre 1832.

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Par Jean-Claude Marin

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