"Le faux en art"

17/11/2017

Allocution de Monsieur Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation, prononcée lors du colloque du vendredi 17 novembre 2017, "Le faux en art".

 

Mesdames et Messieurs,

 

Le parquet général de la Cour de cassation est très heureux de vous accueillir à l’occasion de ce colloque consacré à l’étude du « faux en art », dont le thème, assurément passionnant, est inédit parmi les nombreuses manifestations organisées par notre Cour.

Ce concept singulier, qui ne peut être abordé sans décliner et confronter ses différentes approches, réunit aujourd’hui en cette grand’ chambre magistrats, avocats, commissaires-priseurs, universitaires, conservateurs du patrimoine, galeristes, et professionnels du monde de l’art. L’objectif est de mieux appréhender le faux artistique dans ses contours juridiques, à un moment où ce sujet est de plus en plus fréquemment placé sur le devant de la scène médiatique.

L’opinion publique est en effet périodiquement alertée par des scandales liés à de faux artistiques. Les tribunaux sont régulièrement saisis d’affaires, souvent retentissantes. Telles les célèbres affaires des faux Poussin[1] ou des faux Fragonard[2], véritables sagas judiciaires ayant contribué à l’œuvre jurisprudentielle de la Cour de cassation en matière contractuelle ? 

Si le faux artistique suscite la réprobation de la société, il passionne aussi et va parfois jusqu’à subjuguer le public tenté, secrètement, d’éprouver quelque sympathie pour le faussaire admirant son habileté, voire son génie.

Ainsi, lorsque Luca Giordano, dont la virtuosité est connue, fut poursuivi au XVIIème siècle par le prieur de la chartreuse de Naples pour la falsification d’une œuvre d’Albrecht Dürer, en l’espèce La Guérison du paralytique, ses juges l’acquittèrent, en considération de son grand mérite d’avoir réussi à imiter la manière si difficile de l’artiste allemand[3].

Ces pratiques appartiennent désormais à un âge révolu, indissociable d’une époque où le faux artistique n’était pas encore considéré comme une fraude, sanctionnée par le droit en n’oubliant pas que de nombreux artistes de Phidias à Rubens, et de Carrache à David, faisaient travailler de nombreux élèves au sein de leurs ateliers.

Les impressionnistes, en plantant leur chevalet dans un champ de tournesols ou sur les quais d’une gare, ont définitivement mis un terme à ces pratiques séculaires. Avec eux, la main du peintre devenait unique.

 

Dans les années 30, Han van Meegeren[4], faussaire le plus célèbre du XXème siècle, réalisa de nombreuses œuvres attribuées à Vermeer dont Les disciplines d’Emmaüs, peint en 1937, qui trompa les meilleurs experts du moment.

Pendant la guerre ses œuvres furent accrochées sur les cimaises des plus grands musées, jusqu’à son arrestation en 1945.

Les Alliés pensaient alors qu’il avait vendu un véritable Vermeer, La femme adultère, à Goering, tableau racheté par une enseigne d’Amsterdam pour la somme de 1.650.000 florins, soit environ 13 millions de nos euros. Lors d’un procès retentissant, il dut avouer la falsification afin d’échapper à la peine de mort, puis prouver la crédibilité de cet aveu en peignant, dans sa cellule et devant témoins, un autre « Vermeer »[5]. 

En dépit de cette célèbre affaire, la justice a sans doute parfois fait preuve de retard dans la répression des faux en art. Sur un marché restreint, outre l’appât strict du gain, une demande exponentielle provoqua la multiplication des faux, d’autant plus nombreux que, depuis la fin du XXème siècle, l’œuvre d’art est devenue un objet considérable de spéculation.

Cependant, il convient de préciser que, de nos jours, certains parquets, comme celui de Paris, ont dédié des magistrats spécialement à la lutte contre le trafic des biens culturels et au traitement des procédures concernant des faux. Il est donc légitime de penser que ces affaires deviendront plus fréquentes à l’avenir.

Au-delà de l’acheteur abusé et du faussaire, le faux implique des acteurs multiples, qui collaborent collectivement, volontairement ou non, à la renommée de l’œuvre copiée. Ainsi le faux en art ne saurait être analysé sans examiner les différents rôles et intentions de chacun des intervenants sur ce qui a pu être appelé “l’échiquier du faux”[6].

 

L’intérêt et, en même temps, la difficulté des procédures judiciaires résident dans le fait que le faux en art fait appel à deux notions différentes. Il distingue d’une part le véritable faux artistique, et d’autre part la contrefaçon, chacune de ces notions faisant l’objet d’un régime différencié : 

1- Tout d’abord, la loi du 9 février 1895 sur les « fraudes en matière artistique »[7], dite “loi Bardoux”, a été adoptée à la suite de l’acquisition par Alexandre Dumas fils d’une peinture considérée comme une œuvre capitale de Corot, en réalité de Paul-Désirée Trouillebert[8]. Cette loi retient une définition restrictive du faux, fondée sur la signature apocryphe d’un artiste, apposée sur une œuvre, étant précisé qu’elle vise tant le faussaire que le receleur, marchand ou commissionnaire.

2 – Par ailleurs, si la loi a comblé un vide juridique, cette conception du faux artistique exclut a contrario certains comportements, notamment la contrefaçon qui suppose une violation des droits de l’auteur. Cette violation est réprimée par d’autres dispositions du code de la propriété intellectuelle[9], ainsi que l’a récemment rappelé la première chambre civile de la Cour de cassation. Dans un arrêt du 25 février 2016 concernant des tirages posthumes de La vague de Camille Claudel portant atteinte à l’intégrité de l’œuvre et au droit moral de la sculptrice[10], la Cour a considéré que la reproduction de l’œuvre de Claudel était une contrefaçon, et non une fraude artistique.

 

Au début des années 1990, Denise Gaudel avait résumé en une phrase ces deux notions : « Traditionnellement, disait-elle, on admet que le délit de faux artistique concerne l’apposition d’une fausse signature sur une œuvre, alors que le délit de contrefaçon consiste à reproduire tout ou partie de la forme matérielle d’une œuvre préexistante »[11].

Dans une étude parue en 1959, Gérard Lyon-Caen soulignait déjà que le faux n’est pas seulement “une chose” ou “un objet”, mais également “un acte humain” et “une conduite”. Ce qui constitue un faux, ajoutait-il, c’est le fait de “présenter intentionnellement une œuvre pour ce qu’elle n’est pas”[12].

En effet, l’intention frauduleuse est un élément constitutif commun aux deux infractions, de faux artistique et de contrefaçon. A cet égard, il est intéressant de noter que des chefs d’œuvre de la sculpture grecque sont aujourd’hui admirés à travers des copies romaines, dont beaucoup avaient été vendues aux patriciens romains comme des œuvres authentiques.

 

La détection des faux est devenue un enjeu majeur. Dans ses Pensées, Pascal nous rappelait déjà cette évidence : “Le vrai se conclut souvent du faux”. Comment alors distinguer ce qui est authentique de ce qui ne l’est pas ?

L’authenticité d’une œuvre d’art, notion délicate soumise à l’aléa du temps, des connaissances et des techniques, est un des rouages essentiels du marché de l’art.

L’esthétique a cédé la place à l’authentique qui, loin des critères de beauté, fait ou défait la valeur d’une œuvre, tant au regard de l’histoire de l’art, que du marché.

Et pourtant, que d’incertitudes en la matière.

Quels sont les éléments probants de l’authenticité ? Peut-on se fier aux signatures quand un des chefs d’œuvre les plus célèbres de Vermeer, L’atelier du peintre du musée de Vienne, porte, comme le soulignait Germain Bazin, la signature de Pieter de Hooch, sans que cette signature ne remette en cause l’authenticité de l’œuvre[13] ?

Ce qui apparaît certain aujourd’hui ne le sera peut-être pas demain par notamment l’innovation des techniques qui changent et améliorent les paramètres d’évaluation. Aussi, la difficulté de l’expert de se prononcer sur l’authenticité, rencontre celle du juge pour définir et qualifier les comportements litigieux, et in fine déterminer la législation applicable.

 A titre d’exemple historique, Dürer, dans le cadre des poursuites qu’il intenta au début du XVIe siècle contre les faussaires vénitiens de ses gravures, obtint seulement du Sénat de la Sérénissime qu’il leur fût interdit d’utiliser son monogramme, sans pour autant interdire la vente des gravures[14].

 La perception du faux artistique évolue donc avec l’époque, et, avec elle, les mesures de répression. Même si l’expression de “faux artistique” n’apparaît pas en 1895 dans la loi « Bardoux », il n’est pas douteux que le législateur entendait en faire l’instrument principal de répression de l’activité des faussaires. Toutefois, cette loi, justifiée à l’origine par la nécessité évidente de protéger le marché de l’art face à la prolifération des faux, se révèle aujourd’hui quelque peu inadaptée.

La loi « Bardoux » est en effet critiquable pour de nombreuses raisons :

Tout d’abord, la liste des œuvres falsifiables est réduite aux seules  œuvres de peinture, de sculpture, de dessin, de gravure et de musique. Elle devra être étendue afin de garantir une réponse pénale adaptée pour prendre en considération la diversité des œuvres d’art circulant sur le marché, et par conséquent, la diversité des faux.

De plus, la limitation de l’incrimination de fraude artistique aux seules œuvres, « non tombées dans le domaine public », ne se justifie pas, alors que les œuvres anciennes constituent une part très importante des affaires de faux.

Enfin, le délit même de fraude artistique devrait être repensé. La loi Bardoux est en effet, je l’ai dit, centrée sur la seule signature apocryphe, érigée en élément matériel de l’incrimination, alors que d’autres critères pourraient le compléter utilement. 

Ainsi, ces adaptations pourraient lui rendre la place qu’elle doit occuper dans notre droit positif, en élargissant la définition du faux en art afin de prendre en compte la diversité et l’évolution des fraudes. 

 

Permettez-moi de terminer en soulignant la richesse de la pluridisciplinarité de ce colloque. Le faux en art nous ouvre, toutes disciplines confondues, un champ particulièrement vaste de réflexions quant à l’avenir. A ces réflexions générales, se superposent celles sur la déontologie et l’éthique qui, depuis quelques années, irriguent notre société. La moralisation du marché de l’art doit participer à cet élan si Paris veut garder la place privilégiée, mais fragile, qu’elle occupe depuis des siècles. Les scandales concernant les faux ont en effet quelque peu terni son rayonnement. C’est pourquoi la déontologie doit désormais être placée au cœur du rapport de tout professionnel envers l’œuvre. Il en va de la survie du marché de l’art, essentiellement fondé, rappelons-le, sur la confiance des collectionneurs. 

Définir le faux en art, le détecter et le réprimer, sont autant de questions essentielles qui trouveront, à n’en pas douter, des réponses, à travers les communications des intervenants et les débats qu’elles susciteront.

Il me revient enfin de conclure ces quelques propos en plaçant en exergue cette phrase de Camus qui nous rappelle l’essentiel, je le cite « la création authentique est un don à l’avenir »[15].

Puisse ce colloque en être le vecteur.

 

Je vous remercie.

 

 


 

[1] Notamment Cass., Civ. 1 , 22 février 1978, n° 76-11551.

[2] Cass., Civ. 1, 24 mars 1987, n° 85-15736, affaire dite du « Verrou de Fragonard ».

[3] Le procès est relaté par Bernardo de Dominici, Vita del Cavaliere D. Luca Giordano, pittore napoletano, 1742.

[4] Han van Meegeren (1889-1947), peintre néerlandais, restaurateur d’œuvre et faussaire. 

[5] Jean-Jacques Breton, Le faux dans l’art, éditions Hugo, Paris, 2014.

[6] Thierry Lenain, “Le faux en art”, CeROArT, HS, 2013.

[7] Loi du 9 février 1895, sur les fraudes en matières artistiques, JORF du 12 février 1895, page 805, modifiée par l’ordonnance n°2000-916 du 19 septembre 2000, art. 3.

[8] Paul-Désiré Trouillebert (1829-1900, peintre de l’école de Barbizon, connu pour ses paysages inspirés de Corot.

[9] Articles L. 111-3, L. 332-1, L. 332-3, L. 335-2 et L. 335-3 du code de la propriété intellectuelle.

[10] Civ. 1, 25 février 2016, pourvois n° 14-18639 et 14-29142.

[11] Denise Gaudel, « Droit d’auteur et faux artistiques », RIDA, 151, janvier 1992.

[12] Gérard Lyon-Caen, “Le faux artistique”, RIDA XXV, oct. 1959, p. 3 et s.

[13] Germain Bazin, article « Le faux en art », Encyclopedia Universalis. 

[14] Ibid.

[15] Albert Camus, Discours de Suède, 10 décembre 1957, prononcé à l’occasion de la remise du prix Nobel de littérature.

 

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Par Jean-Claude Marin

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