"30 ans de législation anti-terroriste"

23/11/2016

Discours prononcé dans le cadre du colloque "30 ans de législation anti-terroriste" organisé par la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG), à l’Ecole nationale de la magistrature (ENM)

Succédant à Bruno COTTE, sous l’autorité duquel j’ai exercé les fonctions de procureur adjoint près le tribunal de grande instance de Paris alors qu’il en était procureur de la République, je vais m’attacher à distinguer quatre périodes dans mon expérience de la lutte judiciaire contre le terrorisme.

Le terrorisme, plus que toute autre activité criminelle, place les démocraties et leurs systèmes judiciaires devant un terrible dilemme :

Faut-il « terroriser les terroristes » et leur appliquer une sorte de loi du Talion moderne et s’exonérer des piliers qui fondent l’Etat de droit ?

Faut-il au contraire utiliser les instruments juridiques et judiciaires dont se sont dotés les démocraties dans le respect des règles du procès impartial et équitable, de l’égalité des armes et du respect des droits de la défense en restant fidèles aux principes inscrits dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ?

Poser la question en ces termes devrait induire la réponse : les règles fondamentales qui régissent le droit pénal et la procédure pénale doivent s’appliquer quelle que soit la qualification des faits soumis à la justice et quelle que soit la dangerosité des individus qui lui sont déférés car le combat contre le terrorisme doit se faire sur le terrain du Droit.

Mais respecter notre vision de la justice ne signifie nullement désarmer l’Etat de droit face au terrorisme et, loin des métaphores guerrières, le réalisme commande que ces règles et ces institutions soient adaptées aux caractéristiques spécifiques d’un phénomène criminel particulier afin de garantir l’efficacité du dispositif.

L’expérience judiciaire française est sans doute là pour nous montrer que cette voie existe.

 

Cette expérience, quatre périodes de ma vie professionnelle m’ont permis de la côtoyer et d’en percevoir les forces et les faiblesses.

  • Lorsque j’étais procureur-adjoint à Paris entre 1995 et 2001, le hasard des permanences a voulu que j’ai eu à connaître des premiers pas des enquêtes diligentées à la suite de quatre attentats commis successivement Place Charles de Gaulle-Etoile, au marché Richard Lenoir, à la station de métro Orsay puis Maison Blanche et à la station Port Royal ;
  • En qualité de directeur des affaires criminelles et des grâces entre août 2002 et décembre 2004, avec ses événements terroristes mais aussi le passionnant travail autour de ce qui allait devenir la Loi du 9 mars 2004 ;
  • Dans les fonctions de procureur de la République de Paris entre décembre 2004 et septembre 2011, avec à l’étranger les attentats de Madrid en mars 2004 et ceux de Londres de juillet 2005 qui ont renforcé la solidarité européenne avec les attentats de Marrakech et l’enlèvement et l’assassinat de ressortissants français notamment en Afrique ;
  • Dans mes fonctions actuelles de procureur général près la Cour de cassation.

 

Pendant cette vingtaine d’années, la menace terroriste a changé de visage, de cible et de dimension et face à cette guerre des temps modernes, le législateur français a façonné, par à-coups réactifs, au gré des besoins répressifs révélés par les attentats survenus sur notre sol et dans le monde, un dispositif antiterroriste, impactant tant le droit pénal que la procédure pénale, et qui ne peut être analysé qu’à travers le prisme de ses spécificités.

Après la loi du 9 septembre 1986 fondatrice du dispositif moderne de la lutte anti-terroriste en France dont vient de nous parler Bruno COTTE, seize lois, les plus récentes en date des 3 juin et 21 juillet 2016 sont venues apporter des modifications ou des compléments au dispositif français.

Certains de ces textes concernent la définition des infractions terroristes, la création de nouvelles incriminations en qualifiant pénalement des actes ou des comportements se situant de plus en plus en amont d’éventuels passage à l’acte, telle l’association de malfaiteurs à visée terroriste, la nouvelle définition de l’acte de terrorisme en relation avec une entreprise individuelle contenue dans l’article 421-2-6 créé par la loi du 13 novembre 2014 ou bien encore l’infraction de consultation habituelle de sites faisant l’apologie du terrorisme définie dans le nouvel article 421-2-5-2 du code pénal issu de la loi du 3 juin 2016 pour ne prendre que quelques exemples.

D’autres dispositions ont, au fil du temps, aggravé les peines encourues notamment en criminalisant certains comportements.

Mais pour utiles que soient toutes ces réformes pour compléter le dispositif répressif, c’est, me semble-t-il, surtout dans le champ processuel que des modifications profondes sont intervenues, modifications qui ont entrainé une nouvelle distribution des rôles dans la conduite des investigations judiciaires.

En effet, si dès la loi de 1986, outre les règles de compétence, un certain nombre de dispositions dérogatoires en matière de perquisitions, de garde à vue ou de durée de la détention ont été promulguées pour rendre plus efficace la lutte contre le terrorisme, la loi du 9 mars 2004 dite Perben II a constitué une étape essentielle dans la lutte contre les phénomènes criminels les plus graves et notamment le terrorisme.

Je ne peux aborder ce sujet sans penser aux équipes formidables qui m’entouraient à la D.A.C.G. et qui ont travaillé avec ardeur et sans compter à la modernisation du dispositif français dédié à la poursuite du crime organisé et du terrorisme, réforme dont tous aujourd’hui s’accordent à penser qu’elle a, avec les textes votés ultérieurement, bâti un ensemble cohérent, moderne et efficace qui faisait jusqu’ici défaut.

 

Trois bouleversements me semblent devoir être plus particulièrement mis en lumière.

  • Des avancées procédurales complétées et améliorées par des lois successives, avancées pour la plupart communes à la lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée.

 

Je me limiterai à un rappel des plus significatives :

  • L’allongement, en 2006, de la durée de la garde à vue de 96 heures à 144 heures face à un risque imminent d’attentat ou à la nécessité d’investigations à l’étranger qui ne peuvent être différées ;
  • La possibilité d’infiltrer des réseaux terroristes ou criminels par des officiers de police judiciaire ou des officiers des douanes français ou même par des membres de services équivalents de pays membres de l’Union ;
  • La possibilité pour le parquet en enquête flagrante ou préliminaire de procéder à des écoutes téléphoniques d’abord d’une durée limitées à 15 jours renouvelable une fois, durée portée ensuite à un mois renouvelable une fois ;
  • La possibilité pour le parquet de procéder, en cas d’urgence et de menace d’atteinte à la vie, à des perquisitions en dehors des heures dites légales ;
  • La sonorisation et le placement sous dispositif vidéo des lieux publics ou privés, dispositifs limités dans un premier temps à la phase de l’information et étendus, en 2014, à l’enquête flagrante ou préliminaire ;
  • La captation de données informatiques ;
  • La cyber infiltration ;
  • La géolocalisation, normée par la loi du 13 novembre 2014, de toute personne ou de tout objet nécessaire à la manifestation de la vérité ;
  • L’utilisation de dispositifs jusqu’ici réservés à l’activité des services de renseignements ;
  • Et bien sûr, les équipes communes d’enquêtes permettant d’agréger, dans un même groupe, des enquêteurs de nationalités différentes et je m’honore, qu’avec la section anti-terroriste du parquet de Paris, nous ayons inauguré cette nouvelle forme de coopération avec nos amis espagnols.

 

Nous pourrions bien sûr allonger encore longtemps la liste des moyens mis à disposition de l’autorité judiciaire pour traquer les terroristes et les criminels les mieux organisés, comme le mandat d’arrêt européen, les magistrats de liaison, Eurojust, etc…

 
LE RÔLE DU PARQUET A ÉTÉ PROFONDÉMENT IMPACTÉ PAR TOUTES CES RÉFORMES

Le mouvement amorcé par la loi Perben II de situer le Parquet comme un acteur dynamique des investigations concernant la criminalité la plus organisée et le terrorisme, ne s’est pas démenti depuis.

La plupart des dispositions récentes alignent les pouvoirs d’enquête du Ministère public sur ceux du juge d’instruction en les encadrant toutefois dans le temps et par des conditions d’utilisation, notamment l’urgence ou le péril imminent, et en les soumettant à un régime d’autorisations particulières.

Ce renforcement des moyens procéduraux mis à disposition des parquets en enquête flagrante et en enquête préliminaire a rendu moins impérieuse la nécessité de saisine d’un magistrat instructeur dans les tous premiers temps des investigations et le procureur de la République accomplit désormais un véritable travail d’évaluation et de configuration de la procédure, souvent jusqu’à la phase de présentation des personnes impliquées.

L’affirmation que la coopération internationale n’est pas limitée à la phase de l’instruction s’est imposée et l’entraide que le parquet de Paris a développée avec les justices étrangères s’est révélée très fructueuse. Olivier Christen doit se souvenir de la projection de magistrats du parquet anti-terroriste dans des pays d’Afrique pour aider nos collègues du Niger ou du Mali en charge de procédures communes.

Ce transfert de charge entre l’instruction et le parquet a une vertu mais nécessite une bonne coordination des magistrats de l’instruction et du parquet.

Vertu tout d’abord, car cette répartition évite les flottements de tout début de procédure et permet aux services de l’instruction de n’être pas encombrés de dossiers n’étant pas appelés à connaître une suite judiciaire.

Mais ce dispositif commande que, dès la phase d’interpellation, les actes d’investigations menés par le parquet soient communiqués, pour information, aux magistrats instructeurs de permanence afin que ceux-ci ne découvrent pas l’ampleur de l’affaire et les actes essentiels d’enquête au tout dernier moment de leur saisine par la présentation des auteurs présumés.

 

LE JUGE DE LA LIBERTÉ ET DE LA DÉTENTION S’EST AFFIRME AU FIL DU TEMPS COMME UN VÉRITABLE JUGE DE L’ENQUÊTE.

En effet, les capacités confiées, au Ministère Public, d’accomplir des actes réservés jusqu’alors au juge d’instruction, nécessitaient qu’un magistrat du siège intervienne a priori pour vérifier du bon usage de ces nouveaux pouvoirs.

C’est ainsi que le juge des Libertés et de la Détention, compétent en matière de placement en détention ou de prolongation de celle-ci, puis chargé du contrôle de l’hospitalisation sous contrainte, est désormais le juge de l’usage, par le Parquet, des actes les plus coercitifs et les plus intrusifs lors des enquêtes flagrantes ou préliminaires.

Le développement des compétences du J.L.D., qui doit être un juge du contrôle effectif, nécessitait que sa position statutaire soit garantie ce qu’a décidé le législateur organique dans la loi du 8 août 2016.

Beaucoup d’autres aspects mériteraient d’être évoqués mais je me limiterai à deux d’entre eux.

Certains ont cru pouvoir renforcer la lutte judiciaire contre le terrorisme par la création d’un parquet national anti-terroriste à l’image du parquet national financier.

Les problématiques ne sont pas les mêmes.

Ce qui fait la force des parquets et, entre autres, de celui de Paris, c’est la solidité des liens de solidarité, les juristes disent d’indivisibilité, qui lie ses membres.

C’est au nom de cette solidarité que, procureur de Paris, j’avais très tôt fait établir une cartographie des domiciles des magistrats du parquet pour qu’en cas d’attentat grave, alors que les téléphones seraient coupés ou saturés, les magistrats habitant au plus près du palais de Justice puissent le rejoindre sans délai et par tous moyens quelle que soit leur spécialité.

Je n’imaginais pas que ce dispositif aurait à servir dans de telles conditions.

Cela commande aussi qu’une véritable stratégie de conduite des dossiers soit construite entre siège et parquet pour assurer la cohérence et l’efficacité de l’action de la Justice.

La lutte contre le terrorisme devient un contentieux de masse et cette situation nécessite l’élaboration d’un protocole de répartition des missions entre les différentes entités du Ministère public français, notamment dans l’hypothèse d’une série d’attentats coordonnée sur plusieurs points du territoire.

Mais cet accroissement de l’activité du parquet et de l’instruction dans ce domaine requiert aussi la prise en compte d’un défi qui consiste à s’interroger sur les capacités qu’aura, le moment venu, l’institution judiciaire de juger un afflux de procédures lourdes et chargées de l’attente et de l’émotion des victimes et, plus généralement, de nos concitoyens.

Voici quelques-uns des/ défis que l’autorité judiciaire et les justices d’Europe et du monde auront à relever dans les prochaines années.

 Je vous remercie.

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Par Jean-Claude Marin

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