Interview de Bertrand Louvel pour "Le Point"

06/04/2016

L’État mis en cause pour « non-assistance à justice en danger » : le procès symbolique qui s’est tenu dans plusieurs tribunaux de France à l’initiative d’avocats du Syndicat des avocats de France et de magistrats du Syndicat de la magistrature prend des airs de gravité à l’heure où l’autorité judiciaire traverse une crise sans précédent depuis le début de la Ve République. Asphyxiée financièrement, en décrépitude morale, la justice est au bord du dépôt de bilan. « Il y a 4 millions de Français qui vont dans des palais de justice tous les ans, il faut qu’ils soient bien accueillis et que la justice fonctionne bien. Or, elle n’en a pas les moyens, elle est sinistrée. Mon travail, pour les 13 mois qui viennent, c’est de donner des moyens à la justice pour qu’elle soit efficace », a déclaré son nouveau ministre Jean-Jacques Urvoas.

À la pénurie des moyens humains et matériels s’ajoutent la lenteur des procédures, les dysfonctionnements internes, l’imprévisibilité des décisions, le manque d’harmonisation, la mise à distance du juge judiciaire au profit d’un renforcement des pouvoirs de l’exécutif... La justice souffre d’une perte de légitimité et de repères, inversement proportionnelle au degré d’exigence citoyenne quant à sa qualité et à sa réactivité. « En matière de divorce, on peut attendre un an avant d’obtenir une audience de non-conciliation. À Bobigny, il faut actuellement plus de 30 mois pour passer devant un juge départiteur, à Paris 17 mois, à Marseille et à Bordeaux 18 mois, là où les textes imposent le délai d’un mois », dénonce Florian Borg, président du Syndicat des avocats de France (SAF).

Parallèlement à ce procès fictif, 200 assignations pour déni de justice ont été déposées par des justiciables devant le tribunal de grande instance de Paris. En cause ? Le caractère totalement déraisonnable des délais de jugement. En 2012, l’État avait été condamné sur ce même fondement à environ 300 000 euros de dommages et intérêts.

« Culture de la dépendance » Comment en est-on arrivé là ? Aucun obstacle autre que politique ne s’oppose à ce que la justice reçoive un tel traitement, relevait Loïc Cadiet, professeur à l’école de droit de La Sorbonne, lors de la conférence nationale des présidents de tribunaux de grande instance qui s’est tenue dans la grande chambre de la Cour de cassation le 18 mars dernier. En réalité, a-t-il expliqué, l’asphyxie budgétaire dont souffrent les juridictions est intimement liée à la « culture de la dépendance » du judiciaire à l’égard de l’exécutif, à cette « crainte récurrente et fantasmatique du gouvernement des juges ».

Reste à se défaire de cette séquelle monarchique qui place les tribunaux « en situation de demandeurs sinon de quémandeurs » quant à la nomination des magistrats, à leur avancement, à leur discipline et à leurs moyens financiers. Et à redonner au juge judiciaire son rôle de gardien exclusif sinon principal des libertés individuelles. Mais comment y parvenir dans un contexte où, comme le souligne le premier président de la Cour de cassation Bertrand Louvel, la révision constitutionnelle en cours sur l’état d’urgence ne souhaite pas élargir son périmètre d’intervention en matière de contrôle des libertés individuelles ? Entretien exclusif avec le premier magistrat de France.

Le Point  : Manque de moyens, justice dépendante du politique, lenteur des procédures, etc. La crise de la justice a atteint son paroxysme. Partout en France, des magistrats se mobilisent et tirent la sonnette d’alarme. À ce propos, q ue vous inspire le cri d’alarme du ministre de la Justice Jean-Jacques Urvoas ? Pensez-vous que, enfin, l’État est mis au pied du mur ?

Bertrand Louvel  : D’abord, il faut rendre hommage au ministre qui a l’honnêteté d’admettre que la Justice est en faillite et que les juges doivent être préservés de l’influence politique. Maintenant, il faut poursuivre l’analyse pour dégager des remèdes durables. N’est-ce pas la gestion ministérielle de la justice considérée comme une administration parmi les autres qui est en cause ? Ne faut-il pas repenser l’organisation du système judiciaire français ? Si l’État est au pied du mur, c’est à travers cette question fondamentale. On en est aujourd’hui à prioriser les contentieux car les délais de traitement s’allongent, faute de moyens suffisants. On privilégie les affaires urgentes, notamment dans le domaine familial et social, dans la concertation locale. Cela est bien évidemment contraire à notre tradition judiciaire.

Pourtant, l’affichage politique de ces dernières années renvoie au contraire le message d’une augmentation de l’effort budgétaire ?

C’est juste, le budget de la justice a augmenté en valeur absolue. Mais il faut savoir que les juridictions partagent leur budget avec les prisons. Or, depuis des années, la part du budget de l’administration pénitentiaire ne cesse d’augmenter, ce qui se fait au détriment de celui des juridictions. Dans l’enveloppe du budget global, la part de l’administration pénitentiaire est allée croissante tandis que, dans le même temps, la part des juridictions est passée entre 2002 et 2015 de 44 % à 39 %. Cela veut dire que les moyens alloués à la justice judiciaire ne suivent pas. Or, il y a en effet une interaction forte entre l’insuffisance de ces moyens budgétaires et l’image de la justice. On voit comment la confiance du citoyen dans la justice peut être atteinte en restreignant ses moyens.

D’où le transfert du contrôle des libertés du juge judiciaire au juge administratif avec la loi renseignement, celle sur l’état d’urgence et celle sur la lutte contre le terrorisme…

En effet, alors que la logique voudrait que plus il y a de restrictions aux libertés, plus le juge naturel des libertés devrait être mobilisé. Or, depuis une vingtaine d’années, on a ôté au juge judiciaire le contrôle des libertés que le constituant de 1958 lui avait confiées : la liberté d’aller et de venir, l’intimité de la vie privée, le secret des correspondances, l’inviolabilité du domicile, etc. À partir de 1998, le Conseil constitutionnel a fait évoluer son interprétation de l’article 66 de la Constitution et a opéré une distinction entre la détention, qui relève du monopole de l’autorité judiciaire, et les autres composantes de la liberté individuelle, détachées de ce monopole. Dans sa décision du 19 février 2016 relative aux perquisitions administratives, le Conseil dit clairement que ces dernières « n’ont pas à être placées sous la direction et le contrôle de l’autorité judiciaire »…

Comment expliquez-vous un tel « revirement » ? La juridiction administrative est-elle plus docile que le juge judiciaire ?

Le juge administratif apparaît dans une dynamique plus unitaire, avec un respect du précédent, c’est-à-dire de sa propre jurisprudence, plus affirmé. Le juge judiciaire, de son côté, est plus individualiste, d’où il résulte une moindre prévisibilité de ses décisions. En France, nous avons une tradition d’appréciation libre « juge par juge » très forte. Une des pistes serait d’infléchir la notion d’indépendance vers une acception plus collégiale, pour renforcer les méthodes de collaboration et d’harmonisation entre juges.

Interview de Bertrand Louvel pour "Le Point"

Le justiciable a donc deux juges pour protéger ses libertés, est-ce une chance ? Le juge administratif lui offre-t-il autant de garanties que le juge judiciaire ?

À l’origine, le juge administratif était celui de l’intérêt général. Ce primat s’est estompé et il est devenu aussi un juge des libertés : il prend en compte comme un impératif très fort cette défense des intérêts des citoyens. Dès lors, la dualité des compétences n’est plus très lisible…

Va-t-on alors vers l’unification des deux ordres de juridictions ? Le justiciable y gagnerait-il ?

Je pense qu’il y a actuellement une limite à cette unification : c’est l’appréciation de la légalité des actes de l’administration. Seul le juge administratif a constitutionnellement la mission d’apprécier les excès de pouvoir éventuels de l’administration. On ne peut aller vers la fusion complète des deux ordres de juridictions sans toucher à la séparation des pouvoirs telle que notre tradition l’a fixée. En revanche, les procès administration-administrés de la vie courante, par exemple les problèmes de responsabilité hospitalière, au lieu d’être éclatés entre les deux juridictions, ce qui n’est pas lisible pour le justiciable, pourraient revenir à un seul ordre juridictionnel.

Quelle solution préconisez-vous ?

L’idée serait d’étendre le domaine des « blocs de compétences ». Comme l’a fait cette loi récente sur la rétention des étrangers qui crée un bloc de compétences au profit du juge des libertés et de la détention. Jusqu’à présent, l’appréciation de la légalité de l’arrêté de placement en rétention relevait du juge administratif, tandis que la question de la liberté individuelle résultant du placement en rétention relevait du juge judiciaire. La détention est le noyau irréductible qu’on ne peut pas lui retirer. Désormais, la légalité du placement en rétention relève aussi du juge judiciaire. En partant de ce « modèle », j’ai suggéré aux sénateurs que l’on fasse passer la liberté individuelle « au singulier » de l’article 66 de la Constitution au pluriel de façon à retrouver l’esprit du constituant de 1958, confiant ainsi au juge judiciaire le soin de se prononcer en cas d’atteintes aux libertés individuelles, en toutes circonstances, y compris au cours de l’état d’urgence.

Reste pour la justice à conquérir son autonomie budgétaire, dont dépendent le quotidien des procédures et la vie de millions de justiciables…

En effet, c’est indispensable pour qu’elle puisse planifier ses besoins en moyens matériels et en personnel. Mais cela suppose de soustraire le budget des cours et des tribunaux aux aléas de la gestion ministérielle. Il ne vous a pas échappé que, pendant quelques années, on a cessé de recruter des magistrats en nombre suffisant et que tout d’un coup on en recrute massivement pour rattraper ce retard. Nous avons aujourd’hui la promotion la plus importante depuis la création de l’École nationale de la magistrature ! Cela montre à quel point les ressources judiciaires sont connectées aux variations des priorités ministérielles… Un « Conseil de justice » qui échapperait à ces aléas pourrait planifier de façon plus cohérente la programmation des ressources. Pour en arriver là, il faudrait élargir les attributions de l’actuel Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qui n’a actuellement aucune compétence en matière de gestion de la justice et de direction de la formation des juges. La Constitution de 1946 prévoyait déjà que tous les juges seraient nommés sur présentation du CSM et que celui-ci devait administrer les tribunaux. Cela n’a jamais été mis en œuvre…

Comment, d’après vous, retrouver une justice forte et affranchie ?

La justice doit être unie, ce qui suppose d’aboutir à l’indépendance du parquet sans quoi il continuera d’être le chaînon qui relie l’ensemble de l’autorité judiciaire au système ministériel. Bonaparte l’avait imaginé pour « tenir » les tribunaux. On sent bien qu’aujourd’hui les procureurs ont évolué. La poursuite est entre les mains de magistrats qui partagent l’éthique du juge. Le parquet doit donc devenir une autorité de poursuite indépendante. Sauf à briser l’unité d’un corps qui ne peut demeurer uni dans la configuration actuelle…

Pour regagner la confiance des citoyens, la justice doit aussi se mettre à leur portée, or, lorsqu’on lit un arrêt de la Cour de cassation, on est au paradis de l’ésotérisme… La Cour planche sur cette question et entend améliorer la « lisibilité » de ses décisions. Jusqu’où peut-on les simplifier et rendre accessible le langage du Droit avec un grand D ?

Je ferai un parallèle avec la médecine. Il fut un temps où le discours médical était inaccessible. Le médecin n’expliquait pas ses raisonnements à un patient qui se trouvait dans la situation d’un objet médical. C’était la même chose du côté du justiciable : le juge n’avait pas à s’adapter à lui pour lui rendre le droit directement accessible. Avec le développement de l’éducation pour tous et de la culture partagée, les citoyens demandent des explications. Ça ne veut pas dire qu’un médecin peut tout faire comprendre à son patient. C’est encore la même chose pour le raisonnement juridique. Mais l’essentiel doit être transmis : on a un devoir d’information. Mais on peut difficilement faire plus : il y a des spécialistes pour assister le justiciable et il doit avoir confiance en son avocat comme en son médecin. Le minimum, c’est de livrer une motivation ajustée à la compréhension du plus grand nombre. D’ailleurs, le mouvement européen nous incite à motiver nos décisions avec des raisonnements de bon sens partagé, même s’ils peuvent heurter parfois notre tradition juridique, quand on doit, par exemple, vérifier si l’atteinte portée par une loi à un droit fondamental est excessive ou adaptée aux circonstances. Il y a un moyen terme entre les arrêts très longs et argumentés de la tradition anglo-saxonne et nos décisions très courtes qui vont à l’essentiel dans un langage trop complexe.

Grâce aux outils numériques, les citoyens participent à la vie publique et sont même impliqués dans l’élaboration des lois. La justice est, elle aussi, appelée à suivre ce vent de démocratie participative. Comment y parviendra-t-elle ?

Il y a pour cela un espoir qui se dessine : celui du « Big Data » de la justice. J’espère qu’un jour l’ensemble de la production jurisprudentielle française sera en ligne et accessible à tous. Cela permettra aux avocats et aux juges de voir se dessiner les tendances de la jurisprudence, cela favorisera la cohérence des décisions et des raisonnements juridiques. Grâce à cette transparence, les citoyens seront mieux informés et plus confiants dans l’autorité judiciaire dont les décisions seront mieux prévisibles.

Vous occupez cette fonction depuis juillet 2014. Qui se cache derrière le « premier magistrat de France » ?

À titre personnel, je suis premier président de la Cour de cassation comme j’étais juge d’instance à Menton. Avec les mêmes repères et dans le même état d’esprit fait d’exigence sur soi et d’écoute pour autrui. Un magistrat ne change pas ses valeurs selon ses fonctions.

Du point de vue professionnel, la fonction de « premier » est une interpellation permanente sur la manière d’être. Jusqu’où peut-on aller ? Que doit-on s’interdire ? Comment aborder son devoir de réserve ? On a traditionnellement l’idée d’une magistrature qui se tait, qui reste discrète. Or les magistrats doivent prendre part aux débats qui intéressent notre institution. Dans la mesure où cela ne compromet pas leur impartialité, ils ont une liberté d’expression institutionnelle. Ce qui explique que j’interviens dans les débats publics même si je m’interdis toute polémique. Par exemple, je n’ai pas voulu prendre part au débat constitutionnel sur la déchéance de nationalité car il est trop politisé. En revanche, sur le contrôle des libertés en France et la place du juge judiciaire, j’estime que je dois m’exprimer.

Quels sont vos modèles dans l’histoire judiciaire ?

J’en prendrai deux parmi mes prédécesseurs. L’un était premier président, l’autre président de la chambre criminelle. Le premier, c’est Raimond de Sèze, le défenseur de Louis XVI, qui a osé affronter la Convention en lui disant « Citoyens, je cherche parmi vous des juges et je n’y vois que des accusateurs ! » Il a refusé la confusion des pouvoirs. Le deuxième, c’est le président de la chambre criminelle à l’époque de l’affaire Dreyfus, Louis Loew, qui a porté sans faiblesse le devoir de vérité de la justice malgré la violence des attaques auxquelles il était exposé.

… Et qui, avant de décéder à Bâle, le 23 avril 1917, choisissait le texte d’annonce de ses obsèques : « Bienheureux ceux qui ont souffert pour la justice. » Que vous évoque cette phrase et de quoi le serment de magistrat est-il le nom ?

En d’autres termes, la seule satisfaction qu’un juge doit rechercher est celle qu’il trouve dans l’accomplissement de son devoir, comme l’y invite le serment qu’il a prêté et qui construit sa vie autour des valeurs de dignité et de loyauté.

Dans la presse

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