"Assemblée nationale - audition de B. Louvel et J.-C. Marin sur le projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du XXI e siècle"

06/04/2016

Audition de M. Bertrand Louvel, Premier président de la Cour de cassation devant la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

 

1. Sur la distinction de l’autorité judiciaire et des services publics

 

Institution procédant de la Constitution, l’autorité judiciaire est « gardienne de la liberté individuelle » aux termes de son article 66. Elle est une composante essentielle de la démocratie qui est fondée sur la séparation des pouvoirs.

La justice est rendue au nom du peuple français et l’autorité judiciaire est, à ce titre, au service des citoyens. Pour autant, elle ne peut être réduite à la seule catégorisation de service public de la justice. 

L’article 1er du projet de loi relatif à l’action de groupe et à l’organisation judiciaire est à cet égard critiquable, en ce qu’il modifie les articles L. 111-2, L. 111-4 et L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, ainsi que le titre IV du livre 1er du même code, pour y intégrer la notion de « service public de la justice ».

Il faut garder à l’esprit que les termes de « service public », par-delà l’effet d’affichage recherché, renvoient à un concept juridique ayant des effets précis, qui se rapporte à la sphère purement administrative, ce qui n’est pas conciliable avec le statut d’indépendance constitutionnelle de l’autorité judiciaire.

Le seul fait de répondre à un besoin d’intérêt général, de disposer de prérogatives de puissance publique, d’être une des composantes de l’Etat ou d’être assujettie aux principes d’égalité, de continuité, d’adaptabilité ou de neutralité, ne fait pas de la justice un simple service public : toutes les institutions de la République répondent aux même critères.

Réduite à cette notion dégagée au XXème siècle et que le Conseil d’Etat a constamment enrichie par sa jurisprudence à partir de l’arrêt Société commerciale de l’Ouest africain[1], la justice a ainsi été considérée comme un « service public administratif » au même titre que la police ou les services fiscaux qui relèvent, l’un et l’autre, du gouvernement.

Cette qualification a conduit à placer l’autorité judiciaire, pour tous les actes relevant de son organisation (par opposition à ceux concernant son fonctionnement proprement dit)[2], sous le contrôle du juge administratif, en contradiction avec la séparation des deux ordres administratif et judiciaire issue de la loi des 16-24 août 1790.

L’autorité judiciaire en son entier forme pourtant un pouvoir constitué, dont le fonctionnement est étroitement dépendant de son organisation.

De même que la justice administrative maîtrise les moyens de son action et contrôle elle-même la légalité des décisions organisant son fonctionnement, la justice judiciaire a vocation à contrôler elle aussi les services qui lui sont propres.

Les deux ordres de juridiction ne sont ici pas interchangeables. Et l’on ne peut, sans nuire à l’indépendance de chacun, subordonner l’organisation de l’un aux appréciations de l’autre, sauf à imaginer un contrôle croisé en dernier ressort, ce qui serait en soi la négation de la séparation des autorités administrative et judiciaire.

Alors que la juridiction administrative, dont l’indépendance a été reconnue par le Conseil constitutionnel en 1980[3], ne voit ses actes d’organisation contrôlés que par le Conseil d’Etat, comment justifier que la régularité des actes se rattachant à l’organisation de l’autorité judiciaire, dont l’indépendance est reconnue au plus haut degré normatif – dans la Constitution elle-même –, soit soumise à une institution séparée d’elle-même ?

C’est pourquoi, pour éviter à l’avenir de confondre l’autorité judiciaire avec l’administration, il conviendrait, dans tous les textes, de donner à la justice son appellation constitutionnelle précise : celle d’ « autorité judiciaire ». Le titre IV du livre 1er du code de l’organisation judiciaire notamment devrait être modifié en ce sens[4].

Dans cette logique, l’autorité judiciaire devrait aussi se voir confier la compétence pour examiner les recours contre les décisions disciplinaires de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l’égard des magistrats du siège, lesquelles font l’objet aujourd’hui d’un simple pourvoi en cassation devant le Conseil d’État.

Ce recours, qui pourrait être porté devant la Cour de cassation, devrait également, suivant des modalités à définir, être institué contre les avis rendus en cette matière par la formation compétente à l’égard des magistrats du parquet.

Le juge administratif ne pouvant, bien évidemment, substituer son appréciation sur le fond à celle du Conseil supérieur de la magistrature, une telle évolution permettrait au surplus un progrès important sous l’angle des droits fondamentaux : l’instauration d’un véritable double degré de juridiction en faveur des magistrats poursuivis, en leur permettant de former un recours contre la décision disciplinaire rendue à leur encontre, sur le modèle existant déjà en faveur des avocats aux Conseil d’Etat et à la Cour de cassation.

Pour échapper à cette confusion de l’administratif et du judiciaire, il conviendrait que la loi confie plus généralement à la Cour de cassation l’ensemble du contentieux de l’organisation de l’autorité judicaire[5]. Il en irait ainsi des décisions d’ordre statutaire telles que les recours contre les décisions de la Commission d’avancement ou les actes hiérarchiques des chefs de cour d’appel.

La loi doit permettre de clarifier la distinction entre ce qui relève de l’administration dont le contentieux est placé sous le contrôle du Conseil d’Etat, et ce qui procède de l’autorité judiciaire, dont l’organisation et le fonctionnement doivent, de la même manière, par parallélisme des formes dans l’organisation du dualisme juridictionnel, relever en dernier lieu du contrôle de la Cour de cassation.

 

2. Sur les blocs de compétence

 

Le titre III du projet de loi est intitulé : dispositions tendant à l’amélioration de l’organisation et du fonctionnement du service public de la justice.

L’exposé des motifs du texte présenté par le gouvernement a relevé fort opportunément, en guise de propos liminaire, que « l’organisation judiciaire est trop complexe, peu lisible et peu compréhensible pour le citoyen. 96 % des Français estiment que les procédures doivent être simplifiées et l’information sur le fonctionnement de la justice en général améliorée. »

A ce titre, le projet de loi propose en son article 8 de simplifier l’organisation judiciaire en matière de sécurité sociale, afin de mieux répondre aux besoins des justiciables les plus vulnérables.

Les contentieux traités aujourd’hui par les tribunaux des affaires de sécurité sociale et les tribunaux de l’incapacité sont fusionnés, de même que les litiges relatifs à l’aide à l’acquisition d’une assurance complémentaire santé (ACS) et à la couverture maladie universelle complémentaire (CMUc), traités jusqu’à présent par les commissions départementales d’aide sociale. Tout ce contentieux, désormais unifié, est confié à un tribunal des affaires sociales créé au siège de chaque tribunal de grande instance.

Le tribunal ainsi institué devra donc absorber ce nouveau contentieux de masse, techniquement complexe et consommateur de ressources humaines, alors même que la situation des juridictions du fond ne leur permet pas d’assumer de nouvelles charges qui ne soient intégralement compensées au moment de la réforme et dans la durée.

Faut-il rappeler que, dans une déclaration de décembre 2014, renouvelée en février 2016, les premiers présidents de cour d’appel ont publiquement fait savoir qu’ils devaient recourir à la définition de priorités dans le traitement des contentieux en raison des difficultés de fonctionnement que rencontre l’institution ?

L’étude d’impact précise que la réforme serait neutre pour les finances publiques en général et les services judiciaires en particulier, mais aucun élément précis de l’étude ne permet d’en avoir l’assurance. Bien au contraire, il y est indiqué que des travaux ultérieurs seront nécessaires pour l’apprécier véritablement.

Les imprécisions relatives aux besoins en magistrats, fonctionnaires ou assesseurs, ainsi qu’aux développements d’applications informatiques résultant de la réforme, l’absence de cadre méthodologique précis d’évaluation en temps réel des impacts, laissent présager des difficultés graves de mise en place de la réforme.

Le Sénat a fixé l’entrée en vigueur de ces nouvelles dispositions au 1er janvier 2019. Pour autant, le problème de l’évaluation exacte des conséquences d’une telle réforme demeure.

Une mission commune IGSJ /IGAS sur le transfert du contentieux TASS, TCI et CDAS vers les pôles sociaux des TGI, envisage raisonnablement des propositions d’accompagnement de la réforme en trois phases[6], retenant une entrée en vigueur plus tardive, en 2020 au plus tôt.

Les dispositions du projet de loi relatives aux actions de groupe souffrent également de carences sérieuses au regard de l’incidence d’une telle réforme. L’étude d’impact indique que la réforme ne devrait pas avoir d’ incidence notable en termes de besoins humains, qu’il s’agisse des magistrats ou des fonctionnaires, alors même que l’entrée en vigueur de l’action de groupe pourrait au contraire générer, assez rapidement, des procès de grande ampleur, impliquant de multiples parties et nécessitant donc des ressources que les tribunaux auront des difficultés à mobiliser sans programmation préalable.

Par ailleurs, si le constat dressé quant à la complexité et la dispersion de notre organisation juridictionnelle est pertinent, le remède proposé apparaît encore en deçà des ambitions affichées.

Le Sénat a certes proposé de compléter les transferts de compétences, notamment pour ce qui concerne le contentieux de l’aide médicale d’État, celui de l’aide sociale aux personnes âgées ou encore le contentieux relatif à l’attribution de la protection complémentaire en matière de santé en donnant compétence au Tribunal des affaires sociales pour connaître des recours contre les décisions du président du conseil départemental.

Mais la simplification proposée en matière de sécurité sociale apparaît toujours incomplète dès lors que le contentieux social demeure éclaté entre les deux ordres de juridiction. Le contentieux de certaines allocations sociales spécifiques telles que le revenu de solidarité active (RSA), l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou l’aide personnalisée au logement (APL) demeure de la compétence de la juridiction administrative.

Aussi la problématique de la simplification pour le citoyen de l’accès à la justice, en matière de prestations sociales, mériterait-elle d’être élargie.

En réalité, l’expérience quotidienne du fonctionnement de la justice judiciaire comme de la justice administrative montre qu’il y aurait grand intérêt à développer la constitution de bien d’autres blocs de compétence et que, lorsqu’ils existent, il conviendrait de veiller à en maintenir la cohérence.

Les domaines du contentieux concernés par une telle démarche sont nombreux.

Outre le domaine de la sécurité sociale et des prestations sociales, la responsabilité médicale et hospitalière en offre un exemple frappant. Celle-ci demeure partagée entre le juge administratif et le juge judiciaire selon que l’acte médical a eu lieu dans un hôpital public ou dans une clinique privée. Les actes sont les mêmes, les conséquences en termes de préjudice pour les patients également, et pourtant ils doivent recourir à un juge différent selon l’établissement où ils ont été soignés.

Des rapprochements existent entre les jurisprudences du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation pour tenter de minimiser les conséquences négatives pour le justiciable d’une telle organisation pour lui incompréhensible. Mais la pratique fait naître en permanence des difficultés nouvelles liées à l’éclatement des contentieux.

Les secteurs économique et financier sont également un domaine où les blocs de compétence auraient des avantages certains pour la lisibilité, la stabilité et l’attractivité de notre organisation juridictionnelle.

De ce point de vue, l’adoption par le Sénat d’un article 47 ter nouveau, proposant de compléter l’article L. 464-8 du code de commerce par un nouvel article L. 464-8-1, est la bienvenue.

En effet, dans l’esprit du maintien des blocs de compétence voulus par le législateur, ce nouvel article propose de rétablir la compétence de la cour d’appel de Paris pour le contrôle des décisions prises par le rapporteur général de l’Autorité de la concurrence en matière de secret des affaires.

La réforme des abus de marché, procédant de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Grande Stevens c. Italie ainsi que de la décision du Conseil constitutionnel du 18 mars 2015 n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC, est également l’occasion de réfléchir à la pertinence du maintien d’une dualité de compétences en matière de contrôle des décisions de la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers, alors que les abus de marché sont essentiellement commis par des non-professionnels, de sorte que les recours contre les décisions de la commission des sanctions portés devant le Conseil d’Etat en cette matière sont très peu nombreux[7].

La proposition de loi réformant le système de répression des abus de marché présentée par MM. Dominique Baert et Dominique Lefebvre, actuellement à l’examen de l’Assemblée nationale, pourrait être l’occasion de réfléchir à l’unification du contentieux en ce domaine au profit du juge judiciaire, ordre principalement intéressé, au sens que le Conseil constitutionnel donne à cette expression dans sa décision du 23 janvier 1987 n°86-224 DC.

 

3. Sur la déontologie des magistrats

 

Le projet de loi organique relatif aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au recrutement des magistrats ainsi qu’au Conseil supérieur de la magistrature prévoit, dans un nouvel article 7-3 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, l’obligation pour les plus hauts magistrats de l’ordre judiciaire de déclarer leur situation patrimoniale dans les deux mois suivant l’installation dans leurs fonctions.

La déclaration de patrimoine est prévue pour le premier président et les présidents de chambre de la Cour de cassation, le procureur général et les premiers avocats généraux près cette Cour, ainsi que pour les premiers présidents des cours d’appel, les procureurs généraux près ces cours, les présidents des tribunaux de première instance et les procureurs de la République près les tribunaux de première instance.

Pareil dispositif est en outre étendu aux présidents des tribunaux de commerce par l’article 47 du présent projet de loi, insérant en ce sens un article L. 722-22 nouveau au code de commerce.

La déclaration doit être adressée au président de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique. Elle est complétée d’une seconde, effectuée après la cessation des fonctions et permettant d’apprécier la variation de la situation patrimoniale de l’intéressé. Toute modification substantielle de la situation patrimoniale fait l’objet, dans un délai de deux mois, d’une déclaration complémentaire dans les mêmes formes.

Lors des travaux concernant le projet de loi, le Sénat a cependant ajouté un article 47 bis, modifiant l’article 20 - II alinéa 1 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, aboutissant au texte consolidé suivant :

« Lorsqu’il est constaté qu’une personne mentionnée aux articles 4 et 11 ne respecte pas ses obligations prévues aux articles 1er, 2, 4, 11 et 23, de la présente loi, qu’un magistrat judiciaire ne respecte pas ses obligations prévues à l’article 7-3 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 précitée ou qu’un président de tribunal de commerce ne respecte pas ses obligations prévues à l’article L. 722-22 du code de commerce, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique peut se saisir d’office ou être saisie par le Premier ministre, le Président de l’Assemblée nationale ou le Président du Sénat. »

Si le processus de déclaration à la Haute autorité sur la transparence de la vie publique doit recevoir une pleine approbation, comme nous l’avions d’ailleurs indiqué lors de nos précédentes auditions devant les commissions des lois des Assemblées, il nous semble cependant que la spécificité du statut de la magistrature, notamment s’agissant de l’indépendance des magistrats, n’est pas suffisamment prise en compte par la modification proposée de l’article 20 de la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique.

En effet, s’il n’existe aucun obstacle de nature constitutionnelle à ce que la Haute autorité sur la transparence de la vie publique puisse s’autosaisir lorsqu’un magistrat de l’ordre de judiciaire ne respecte pas les obligations mises à sa charge par le futur article 7-3 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, la saisine de la Haute autorité ne peut pas émaner, en raison du principe de la séparation des pouvoirs, du Premier ministre, du président de l’Assemblée nationale ou du président du Sénat.

Il conviendrait de l’attribuer au premier président ou au procureur général de la cour d’appel ou de la Cour de cassation, selon les cas.

 

4. Sur la reforme de la cour de cassation

 

a. L’office d’une cour suprême

Il importe de présenter brièvement les travaux engagés depuis l’installation de la commission de réflexion sur la réforme de la Cour en octobre 2014. Les groupes de travail constitués à cet effet visent à réfléchir aux moyens de recentrer l’office de la Cour de cassation sur son rôle premier de cour suprême normative, garante de l’unité d’application du droit sur tout le territoire.

Ce rôle a été progressivement remis en cause. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution :

 

  • Tout d’abord, le développement dynamique de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH). Son mode de contrôle, mélangé de droit et de fait, dépasse celui de la Cour de cassation qui est traditionnellement et exclusivement un contrôle de stricte légalité indépendant des circonstances de l’espèce.

Cette évolution conduit la Cour de cassation à repenser son office au regard des exigences qu’implique le respect de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Les principes européens sont des normes à partir desquelles la Cour de cassation, pour demeurer pleinement fidèle à la technique de cassation, doit exercer son contrôle de telle sorte que le contrôle de légalité ne peut plus ignorer l’exigence de proportionnalité et d’équité qui renvoie aux circonstances de chaque espèce.

Dans le même temps, il est essentiel que l’extension du périmètre du contrôle de légalité auquel se livre la Cour de cassation en tirant toutes les conséquences résultant du développement du droit européen, principalement issu de la Cour de Strasbourg, mais aussi de plus en plus de celle de Luxembourg, permette une véritable acculturation aux standards qu’il fixe.

Ceci doit se faire en recherchant les possibilités d’une meilleure conciliation entre le respect des droits fondamentaux affirmés par les textes européens et la souveraineté juridictionnelle à laquelle les citoyens demeurent attachés.

De ce point de vue, la mise en œuvre d’un contrôle entier du respect des exigences européennes par le juge français ayant, par ailleurs, une parfaite connaissance des institutions nationales, est une garantie forte que l’interprétation des textes européens se fasse en harmonie avec les réalités nationales.

Dans ce cadre, il s’agit également d’examiner comment le parquet général pourrait valoriser davantage sa position d’interface avec les institutions publiques et la société civile en contribuant à développer une culture de l’évaluation des décisions que la Cour de cassation est amenée à prendre, soit sous forme d’étude d’impact, soit en étudiant les effets d’une jurisprudence. Le développement du contrôle de proportionnalité implique nécessairement l’évolution du rôle du parquet général dont la fonction d’alerte de la Cour sur les incidences de ses arrêts est appelée à un rôle essentiel[8].

D’une manière générale, il ressort désormais de l’office de la Cour de cassation de s’assurer de l’incidence des solutions jurisprudentielles qu’elle adopte et il pourrait être opportun de consacrer explicitement dans le code de l’organisation judiciaire la possibilité qu’elle a de mener des consultations auprès de personnalités ou organismes extérieurs sur des questions de toute nature, pour évaluer au mieux les conséquences possibles de telle ou telle jurisprudence en matière économique, sociale, éthique, etc.

Rien n’interdit à la Cour de cassation en l’état de solliciter l’avis d’un tiers, sous la seule réserve de le porter à la connaissance des parties.

Mais, faute d’assise textuelle, cette pratique ne peut s’autoriser à ce jour d’un fondement susceptible de prévenir les critiques et les réticences, s’agissant pourtant d’une mesure de nature à renforcer la lisibilité et l’autorité des décisions rendues.

Consacrer dans le code de l’organisation judiciaire la possibilité pour la Cour de procéder ainsi permettrait d’asseoir et d’unifier la pratique existante en offrant un cadre aux consultations extérieures.

C’est la raison pour laquelle il est proposé un nouvel article L 431-2 du code de l’organisation judiciaire[9] précisant la possibilité pour la Cour de recourir à ces consultations.

 

  • Ensuite, la modification du mode de contrôle à laquelle la Cour de cassation est astreinte pour répondre aux exigences conventionnelles est de nature à accroître la charge de l’examen des pourvois de même que leur nombre dès lors que les justiciables auront perçu toutes les implications de cette évolution.

Cette augmentation prévisible du nombre des pourvois par rapport à une situation existante déjà contrainte en termes de masse contentieuse impliquera la mise en place de mesures d’accompagnement sur lesquelles la Cour de cassation réfléchit.

En effet, la procédure de non-admission, en vigueur depuis 2001 et devenue depuis une procédure dite de « rejet non spécialement motivé », constitue bien un mode de jugement simplifié, mais dans la pratique, sa mise en œuvre n’a pas permis de gains significatifs.

 

  • Au-delà de la problématique de la participation du parquet général au développement du contrôle de proportionnalité et de ses conséquences, il convient de repenser plus généralement sa place alors que ses fonctions ont profondément évolué par suite des conséquences de la jurisprudence européenne Slimane Kaid c. France[10].

L’impossibilité pour les avocats généraux de continuer à participer aux délibérés des chambres comme à la préparation des audiences (conférence du président et des doyens de section) ont déstabilisé le parquet général de la Cour de cassation.

Les réflexions engagées invitent à repenser son rôle en s’interrogeant sur les conséquences qui pourraient être tirées, pour la Cour de cassation, de l’arrêt de la Cour EDH Marc Antoine c. France[11] qui a validé le rôle du rapporteur public au sein du Conseil d’Etat.

b. La procédure d’avis

Il est nécessaire de réformer les règles de la saisine pour avis de la Cour de cassation. Cette saisine pour avis est prévue par l’article L. 441-1 du code de l’organisation judiciaire qui dispose que « avant de statuer sur une question de droit nouvelle, présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges, les juridictions de l’ordre judiciaire peuvent, par une décision non susceptible de recours, solliciter l’avis de la Cour de cassation ».

En l’état, la formation de la Cour qui statue dans les saisines pour avis est nécessairement présidée par le premier président (article L. 441-2 du code de l’organisation judiciaire).

La formation appelée à se prononcer sur une demande d’avis dans une matière autre que pénale comprend, outre le premier président, les présidents de chambre et deux conseillers désignés par chaque chambre spécialement concernée (R. 441-1 alinéa 1er du même code).

La formation appelée à se prononcer sur une demande d’avis en matière pénale comprend, outre le premier président, le président de la chambre criminelle, un président de chambre désigné par le premier président, quatre conseillers de la chambre criminelle et deux conseillers, désignés par le premier président, appartenant à une autre chambre (article R. 441-1, alinéa 2).

L’examen des travaux préparatoires de la loi du 15 mai 1991 instituant la saisine pour avis de la Cour de cassation montre que la composition de la formation de la Cour de cassation chargée d’émettre des avis a été calquée sur celle de l’assemblée plénière, tout en étant moins « lourde » (selon les termes d’un parlementaire de l’époque) et permettant une meilleure représentation de la « chambre spécialement concernée ».

La pratique a montré, il est vrai, que les avis émanant de cette formation solennelle bénéficient d’une autorité morale incontestable.

La lourdeur de cette formation ne permet cependant pas à cette procédure d’avis d’atteindre pleinement les objectifs qui peuvent lui être assignés.

En effet, la saisine pour avis de la Cour est un moyen d’assurer l’efficacité de l’action judiciaire en permettant une unification rapide de la jurisprudence sur des lois nouvelles, ou des points de droit nouvellement soulevés, et en évitant la multiplication de décisions contradictoires sur un même sujet lorsqu’un contentieux est naissant sur l’ensemble du territoire.

La complexité accrue du droit ainsi que l’inflation législative justifient pour la Cour de cassation une réforme facilitant sa saisine pour avis.

Le législateur a d’ailleurs développé le domaine de la saisine pour avis de la Cour : la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques a, dans son article 258, ajouté un second alinéa à l’article L. 441-1 du code de l’organisation judiciaire, relatif à la saisine pour avis de la Cour de cassation. Il est désormais possible aux juges du fond de solliciter « l’avis de la Cour de cassation avant de statuer sur l’interprétation d’une convention ou d’un accord collectif présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges ».

La Cour de cassation avait proposé cette réforme, donc elle souhaite aussi la généralisation.

Elle estime en effet nécessaire, pour faciliter les demandes d’avis, qui peuvent s’assimiler à des pourvois anticipés, que la formation de droit commun pour statuer sur une demande d’avis soit la chambre compétente pour la matière sur laquelle porte l’avis, tout en réservant la possibilité de renvoyer une demande d’avis devant une formation plus solennelle, présidée par le premier président et composée des présidents et de conseillers des chambres spécialement concernées (formation mixte), ou de l’ensemble des présidents de chambre et de conseillers des chambres spécialement concernées (formation plénière)[12].

c. La procédure devant la chambre criminelle

La matière pénale pourrait être notamment rationnalisée facilement sur deux points : instaurer la représentation obligatoire devant la chambre criminelle (rapport de la Cour de cassation 2014, p. 82) ; étendre l’appel à la matière des contraventions de police (rapport 2014, p 84).

Sur le premier point, le Sénat a suivi la proposition de la Cour de cassation en votant la modification de l’article 567 du code de procédure pénale pour rendre obligatoire pour toutes les parties, sauf en ce qui concerne la déclaration de pourvoi, le ministère d’un avocat aux Conseils. 

Contrairement à une idée répandue, imposer aux demandeurs ou défendeurs à un pourvoi de constituer un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation ne restreint pas l’accès à la Cour de cassation, mais permet au contraire un accès effectif à la plus haute juridiction chargée de faire respecter le droit.

En effet, selon les statistiques 2015, environ 1 200 pourvois formés ont été soutenus devant la chambre criminelle par un mémoire personnel et 56 % d’entre eux ont abouti à une décision de non-admission, une cassation n’étant prononcée que dans 16 % des cas. En comparaison, les pourvois soutenus par un avocat aux Conseils, en nombre sensiblement supérieur (1700), ont abouti dans 8 % des cas à une décision de non-admission, et dans 20 % à une cassation.

Ces simples statistiques montrent l’intérêt, pour les justiciables, d’un pourvoi en cassation formé avec l’appui d’un professionnel de la procédure de cassation, étant précisé que l’aide juridictionnelle est ouverte aux personnes dont les ressources sont inférieures à un certain seuil et que le bureau d’aide juridictionnelle près la Cour de cassation traite déjà d’un nombre important de demande d’aide juridictionnelle en matière pénale.

Force est de rappeler que jusqu’en 2005, y compris en matière civile, la représentation par un avocat aux Conseils n’était pas obligatoire devant la Cour de cassation dans un certain nombre d’affaires, notamment les affaires prud’homales, d’expropriation, celles relatives au séjour des étrangers et aux recours formés contre des décisions de fonds d’indemnisation.

Le décret n°2004-836 du 20 août 2004, applicable aux recours dirigés à l’encontre des décisions rendues à compter du 1er janvier 2005, a supprimé la dispense de représentation dans ces domaines.

Or il n’a pas alors été constaté de restriction à l’accès au juge de cassation. Bien au contraire on a pu relever une augmentation significative du nombre d’arrêts de cassation rendus par la chambre sociale, puisque les cassations représentaient 23% des 8 689 affaires jugées en 2005 contre 38% des 5 359 dossiers tranchés en 2007.

Cette réforme permettra à la Cour de cassation de confirmer pleinement son rôle de cour suprême judiciaire, tout en assurant aux justiciables une voie de recours effective garantissant la bonne application de la loi.

Elle pourrait être utilement complétée par une autre proposition formulée régulièrement par la Cour de cassation dans son rapport annuel depuis 2009 à laquelle il n’a pas été donné suite jusqu’à présent : étendre le droit d’appel à toute la matière contraventionnelle[13].

Il est en effet paradoxal que les justiciables puissent saisir directement la Cour de cassation de pourvois contre les décisions les moins importantes prises par les juridictions pénales. Si les juges de proximité peuvent effectivement commettre des erreurs procédurales qui doivent pouvoir être rectifiées, ces erreurs pourraient sans difficulté aboutir à des arrêts de réformation rendus par la cour d’appel, sans qu’il soit nécessaire de recourir à la chambre criminelle, à travers la procédure complexe de cassation applicable à l’ensemble des pourvois.

Rendre l’appel possible en cette matière, par une modification de l’article 546 du code de procédure pénale, permettrait ainsi de recentrer également la Cour de cassation sur sa mission première, dire le droit après l’exercice d’un double degré de juridiction, et offrirait au justiciable un recours plus proche et plus rapide en matière contraventionnelle dès lors qu’il serait porté devant une cour d’appel[14].

 


 

[1] Arrêt du Tribunal des conflits Société commerciale de l’Ouest africain, 22 janvier 1921, n° 00706.

[2] Arrêt du Tribunal des conflits Préfet de la Guyane, 27 novembre 1952, n° 01420.

[3] Décision du Conseil constitutionnel n° 80-119 DC du 22 juillet 1980, Loi portant validation d’actes administratifs.

[4] V. propositions modifiant les articles L. 111-2, L. 111-4, L. 141-1 et L. 411-4 du code de l’organisation judiciaire, ainsi que l’intitulé du titre IV du livre 1er dudit code, outre l’intitulé du titre III du projet de loi portant application des mesures relatives à la justice du XXIe siècle et l’article 11 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 (annexe p 1)

[5] V. proposition d’introduire un article L. 411-3-1 du code de l’organisation judiciaire (annexe p.2)

[6] 1- 2016-2018 qui suppose une résorption des stocks avec un renfort de personnels et une création de comités de pilotage ; 2- 2018-2020 qui implique un transfert du contentieux et la suppression des anciennes juridictions ; Enfin, 3- 2020 qui prévoit une phase définitive de fonctionnement des nouveaux pôles sociaux ou TAS

[7] Le contentieux des abus de marché commis par des professionnels représente, en effet, environ 10 % du total des abus de marché de sorte que l’immense majorité des affaires relève de la compétence de la cour d’appel de Paris.

[8] V. proposition de modification de l’article L. 432-1 du code de l’organisation judiciaire (annexe p. 2)

[9] V. proposition d’introduire un article L.431-2 du code de l’organisation judiciaire (annexe p. 2-3)

[10] CEDH, arrêt 31 mars 1998, Reinhard et Slimane-Kaïd c/ France., n° 22921/93 et 23043/93

[11] n° 54984/09

[12] V. proposition d’introduire des articles L. 441-2 à L. 441-8 nouveaux au code de l’organisation judiciaire (annexe p. 3-4)

[13] Cette réforme n’aurait que très peu d’impact sur le contentieux traité par les cours d’appel, dès lors qu’en 2014, la Cour de cassation a été saisie d’environ 500 pourvois rendus par des tribunaux de police, ce qui, ramené au nombre de cours d’appel, permet d’anticiper une incidence minime.

[14] V. proposition de modification de l’article L. 546 du code de procédure pénale (annexe p. 4)

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Par Bertrand Louvel

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