"Colloque « La pérennité de l’expertise judiciaire face à l’accidentologie plurielle »"

01/04/2016

Discours d’ouverture de Bertrand Louvel, Premier président de la Cour de cassation à l'occasion du colloque "La pérennité de l’expertise judiciaire face à l’accidentologie plurielle".

Madame la Présidente,

Mesdames, Messieurs,

Nos ancêtres vivaient dans une société du risque limité aux causes naturelles et à la violence des hommes. Nous vivons dans une société du risque technique provoqué par le développement du génie humain : marque singulière d’une époque, où le progrès est devenu, aux détours des traumatismes du XXe siècle, source d’appréhension.

Au triomphalisme des premiers temps de cet homme nouveau admiratif de lui-même, a succédé ainsi une approche « gestionnaire » du progrès dans des sociétés où le fait de l’homme tout à la fois nous protège et nous expose.

Face aux avancées techniques, qui nous ont libérés des fléaux de l’état de nature, mais qui recèlent aussi de nombreux périls, on peine plus qu’hier à s’en remettre à la fatalité et à admettre un dommage sans responsabilité.

Affaires du sang contaminé ou des irradiés d’Epinal, crashs du Mont Saint Odile et du concorde à Gonesse, incendie du tunnel du Mont Blanc, naufrage du pétrolier Erika, explosion de l’usine AZF ; toutes ces catastrophes, effrayants témoignages des risques de la vie plus que jamais présents, ont donné lieu à des procès sans précédent, marquant la mémoire de nos concitoyens d’une empreinte durable, celle d’une justice hors norme, source d’un modèle désormais établi et reproductible.

À un fait inédit par ses causes, l’ampleur de ses conséquences, le nombre de ceux qui ont eu à en souffrir, répond à chaque fois une organisation particulière :

Mutation de la scène judiciaire qui, du palais, s’exporte parfois en d’autres lieux, plus vastes : salles des fêtes, ou gymnases aménagés, fidèles copies du tribunal prenant des allures de spectacle ;

Omniprésence des micros, des écrans et des caméras, hors et parfois dans les prétoires, venus saisir l’instant d’une « catharsis » voulue et affichée ;

Multiplication des acteurs, juges, procureurs, experts, face à la complexité d’un dossier aux centaines de cotes et de scellés ; multiplication des parties également, entourées de divers conseils, avocats, journalistes, médecins, psychologues, techniciens, constitués en « pool » de défense ;

Positionnement des places, enfin, lors des audiences où les victimes, nombreuses, envahissent l’espace : chacune d’elles, souvent seule dans sa souffrance, partagée entre le désir d’oubli et le besoin d’expression, doit intégrer un discours qui la présente comme le cœur et la finalité du procès, annonçant une évolution de l’objet traditionnel du procès pénal tourné vers la sanction d’une transgression, et qui se trouve ainsi dérivé.

C’est dire si ces affaires interrogent sur notre époque, son rapport à la justice et à l’individu, à la responsabilité et au dommage, et nous invitent à réfléchir aux conditions notre adaptation à un temps générateur de circonstances exceptionnelles.

Lorsque la commission sur la répartition des contentieux présidée par le recteur Serge Guinchard dépose ainsi en 2008 son rapport portant « l’ambition raisonnée d’une justice apaisée  », elle ne peut manquer de s’interroger sur le traitement réservé aux accidents collectifs.

Le poids des enjeux en cause l’y oblige : enjeu d’opinion publique tenant au retentissement émotionnel et médiatique d’un événement fréquemment interprété comme une faille dans la sécurité de l’État ; enjeu économique lié à des conséquences industrielles et financières souvent majeures ; enjeu matériel par le seul fait du nombre des personnes atteintes.

Les rapporteurs relèvent alors notamment, au nombre des caractéristiques communes de tels phénomènes, « un nombre de victimes extrêmement important », « l’existence d’un traumatisme » pour elles, leurs proches, l’ensemble de la population, « la nécessité de mener des expertises complexes  ».

Pour que l’afflux de victimes ne vienne submerger des juridictions modestes, par ailleurs peu familières de la technicité des expertises et des intervenants, la création de juridictions spécialisées, spécialement formées et dotées de salles d’audience adaptées, est préconisée.

Un savant équilibre est recherché, tant dans le nombre de ces instances, que par le choix d’une compétence régionale concurrente de celle du tribunal normalement compétent.

Les débats parlementaires qui président à l’élaboration de la loi du 13 décembre 2011 se font l’écho de cette recherche, appelant à « concilier la nécessaire spécialisation du traitement de ces affaires avec la préservation d’une proximité suffisante avec les justiciables ».

Finalement, deux tribunaux spécialisés seulement sont retenus : Paris et Marseille.

Suivant la domiciliation des victimes – localisée ou au contraire disséminée –, la capacité des juridictions concernées, et la technicité des investigations à réaliser, une option s’ouvre ainsi entre instance spécialisée et tribunal localement compétent.

Il est évidemment prématuré d’exercer un œil critique sur le dispositif comme d’en mesurer tous les avantages et les inconvénients.

Mais, d’ores et déjà, l’expertise judiciaire s’en trouve bouleversée dans ses schémas traditionnels. Et nombre de questions émergent :

Choix des experts, entre, d’une part, des sommités nationales parfois plus armées au regard de la complexité des difficultés posées, et, d’autre part, des sachants locaux qui, parce qu’ils sont plus proches des lieux et des personnes concernés, peuvent être mieux à même d’en saisir pleinement les réalités.

Formation de ces femmes et hommes de l’art appelés à intervenir sur des sites et des situations qui, par leur nature et leur dimension, se distinguent des normes habituelles.

Multiplicité des techniciens commis, confrontés souvent aux experts privés missionnés par les parties, et dont les rapports, parcellaires dans leur objet, les intérêts considérés et les conclusions, soulignent la nécessité d’une vue d’ensemble, sorte d’ « expertise des expertises », si importante pour la clairvoyance des juges.

Recherche aussi d’accords entre les parties qui favorisent l’expertise amiable et peuvent mettre en cause l’exclusivité et la pérennité de l’expertise judiciaire, ainsi que le suggère le thème de votre recherche.

Autant de problématiques qui soulignent l’importance d’une réflexion, telle que celle que vous avez choisi de mener aujourd’hui, pour garantir, au plus grand bénéfice du justiciable, le primat de l’expertise judiciaire en tant qu’avis de référence, source d’assurance et de confiance, confrontée à une accidentologie plurielle.

Tous mes vœux de plein succès accompagnent vos débats.

Soyez, Mesdames, Messieurs, les bienvenus à la Cour de cassation.

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Par Bertrand Louvel

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