"Sénat - Audition sur le projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation"

01/03/2016

Allocution de M. Bertrand Louvel, Premier président de la Cour de cassation à l'occasion de "l'Audition sur le projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation"

Monsieur le Président,

Mesdames et Messieurs les Sénateurs,

 

Vous avez bien voulu me demander de m’exprimer sur le projet de loi constitutionnelle soumis à votre examen.

J’en suis très honoré et je vais donc vous livrer les réflexions qu’il m’inspire.

Je ne me prononcerai pas sur l’opportunité d’inscrire dans la Constitution l’état d’urgence et la déchéance de nationalité : ceci ne justifie pas l’expression publique du premier président de la Cour de cassation.

En revanche, il me revient d’aborder les incidences d’ordre juridictionnel de l’article 1er du projet dans le contexte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En effet, cette jurisprudence, si le pouvoir constituant l’approuve, continuera de s’imposer au législateur ordinaire appelé à fixer en application de cet article les mesures de police administrative pouvant être prises pendant l’état d’urgence.

A cet égard, la conférence des premiers présidents des cours judiciaires, réunie le 1er février dernier à la Cour de cassation, a constaté l’affaiblissement du rôle constitutionnel de l’autorité judiciaire en tant que gardienne de la liberté individuelle, et a émis le vœu que le Constituant la reconnaisse effectivement comme le garant de cette liberté dans toutes ses composantes, au-delà de la seule protection contre la détention arbitraire.

Mon intervention reprendra ces deux points.

 

I) La limitation du concept de liberté individuelle et du rôle de l’autorité judiciaire

 

A l’origine, en 1958, nous avons deux textes qui s’appuient et s’éclairent l’un l’autre. D’abord la loi constitutionnelle du 3 juin 1958, signée par le Général de Gaulle, qui encadre la rédaction de la nouvelle Constitution et qui habilite le Gouvernement à mettre en œuvre, notamment, le principe suivant : « l’autorité judiciaire doit demeurer indépendante pour être à même d’assurer le respect des libertés essentielles telles qu’elles sont définies par le préambule de la Constitution de 1946 et par la Déclaration des droits de l’homme à laquelle il se réfère[1] ».

Ensuite, faisant application de cette prescription, la Constitution du 4 octobre 1958, qui affirme dès ses premiers mots sa conformité à la loi constitutionnelle du 3 juin, proclame à l’article 64 l’indépendance de la magistrature et, à l’article 66, elle fait de l’autorité judiciaire la gardienne de la liberté individuelle.

L’étude des travaux préparatoires de l’été 1958 montre que l’attribution de la garde des libertés, au pluriel, à l’autorité judiciaire par la loi du 3 juin 1958 n’est pas discutée. Seule donne lieu à débat la manière d’intégrer dans la Constitution l’Habeas Corpus (« Nul ne peut être arbitrairement détenu »)[2]. On propose bien devant le Conseil d’Etat une rédaction tendant à inclure les juridictions administratives dans l’autorité judiciaire[3] mais cette suggestion n’est pas retenue, et Michel Debré résume ainsi la position du Gouvernement : « […] La magistrature de droit commun est celle dont la Constitution doit se préoccuper car c’est elle qui assure le règlement des litiges, en particulier et fondamentalement la procédure pénale[4] ». C’est donc finalement à l’ordre judiciaire seul qu’est confiée la garde de la liberté individuelle, au sens pluriel que lui donne la loi du 3 juin, ainsi que le confirme le Général de Gaulle dans son discours de présentation du projet de Constitution, le 4 septembre, place de la République. Il indique qu’il a été fait en sorte, je cite, que « l’autorité judiciaire soit assurée d’indépendance et puisse ainsi rester la garante des libertés de chacun[5] ».

Ce faisant, le Général de Gaulle traduisait exactement le lien entre l’indépendance du juge et les libertés plurielles confiées à sa garde, lien formellement établi par la loi constitutionnelle du 3 juin 1958[6].

Et, en effet, pendant 40 ans, le Conseil constitutionnel n’a pas touché à cette architecture rattachant à la liberté individuelle dont l’autorité judiciaire est gardienne, la liberté d’aller et venir[7], l’intimité de la vie privée[8], l’inviolabilité du domicile[9], ou même la liberté du mariage[10].

Mais, à partir de 1998[11], adoptant en cela la démarche d’un arrêt précurseur du Conseil d’Etat de 1987[12], le Conseil constitutionnel estime devoir tirer conséquence de la rédaction au singulier de l’expression « liberté individuelle ». Il commence à cette période à opérer une subtile distinction entre la détention, désormais exclusivement rattachée à l’article 66 de la Constitution et au monopole de l’autorité judiciaire, et les autres composantes de la liberté individuelle qu’il relie à la seule Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, de façon à les détacher de ce monopole, alors que, précisément, la loi du 3 juin reliait expressément la Déclaration des droits de l’homme à la compétence judiciaire. Le Conseil constitutionnel l’affirme avec force dans sa dernière décision du 19 février 2016 relative aux perquisitions administratives lorsqu’il énonce que ces mesures, je cite, « n’ont pas à être placées sous la direction et le contrôle de l’autorité judiciaire[13] ». Ainsi s’est-il opéré un repli par rapport à l’intention du Constituant de 1958 qui tendait alors à établir un bloc de compétence en matière de libertés en faveur de cette autorité.

Ce faisant, à l’occasion de l’adoption de la loi sur l’état d’urgence, cette évolution de la jurisprudence constitutionnelle a permis que les mesures de perquisitions de jour et de nuit, impliquant entrée au domicile, celles d’assignations à résidence, restreignant la liberté d’aller et venir, et même celles d’astreintes à domicile assimilables à la détention, seulement, nous dit le Conseil constitutionnel, au-delà de 12 heures[14], soient soumises au contrôle du juge administratif, en tant que juge de l’administration, auteur de ces mesures.

On est amené même, au-delà de l’état d’urgence, à s’interroger sur la portée de la décision du 19 février dernier, déjà évoquée. Ne comporte-t-elle pas en germe la compétence du juge administratif pour autoriser une saisie non pénale (au cours d’une perquisition elle-même d’ailleurs non subordonnée à autorisation préalable), alors que des décisions antérieures du Conseil constitutionnel avaient consacré la compétence judiciaire pour autoriser des saisies à la demande d’autorités administratives en raison du caractère intrusif de ces mesures sur la liberté individuelle largement entendue (en matière fiscale, douanière, etc…[15]) ?

Mon propos, que ceci soit clair !, n’est pas d’émettre une quelconque critique à l’encontre de l’ordre administratif en tant que défenseur des libertés. Je sais que ce débat existe. Il s’appuie sur la place du juge administratif dans l’organisation de l’Etat, la finalité de sa mission orientée vers la primauté de l’intérêt général, son double rôle de conseil et de juge. Ce n’est pas mon débat. A mes yeux, le Conseil d’Etat, qui a risqué courageusement son existence même en 1962 en rendant l’arrêt Canal[16], a gagné des titres qui le placent au-dessus d’un tel débat.

Néanmoins, je m’en vais soutenir devant vous, pour d’autres motifs, la constitution, ou la reconstitution, d’un bloc de compétence en matière de liberté individuelle entre les mains du juge judiciaire.

 

II) La restauration du concept de liberté individuelle et du rôle de l’autorité judiciaire

 

Je vois à cela au moins quatre raisons qui ne peuvent que parler, me semble-t-il, à la représentation nationale prise comme pouvoir constituant :

 

a) La première raison tient à la cohérence constitutionnelle.

La volonté du Constituant de 1958 était parfaitement nette : si l’indépendance du juge judiciaire lui est constitutionnellement reconnue, c’est pour assurer la garde des libertés. C’est cette fonction qui légitime son indépendance. Sans elle, le principe d’indépendance au degré constitutionnel est privé de son fondement. Les deux éléments sont inséparables.

Or, il n’est pas question à ce jour de limiter l’indépendance de l’autorité judiciaire, bien au contraire. Les projets constitutionnels, concernant en particulier le Conseil supérieur de la magistrature, vont dans le sens du renforcement de cette indépendance dans un mouvement général en Europe et au-delà de l’Europe.

Or, ces projets ne sont-ils pas atteints dans leur justification si l’on restreint le champ des libertés garanties par le seul juge judiciaire ? Ne s’est-on pas engagé par-là, en effet, dans une forme de distanciation de l’autorité judiciaire par rapport à son assise, sa spécificité, son autonomie constitutionnelle, pour la rapprocher du profil d’une autorité simplement indépendante, interrogation d’ailleurs suggérée par la jurisprudence du Conseil d’Etat concernant le Conseil supérieur de la magistrature[17] ?

En réalité, il apparaît aujourd’hui que le système juridictionnel français a profondément évolué au regard de ce qu’envisageait le Constituant de 1958. Le juge constitutionnel, dans une composition organique inchangée depuis l’origine, et modulée alors en vue de régler les conflits de compétence entre exécutif et législatif, ainsi que de veiller à la régularité des scrutins, est devenu le défenseur en première ligne des droits fondamentaux garantis par la Constitution. C’est lui qui définit le contenu des droits fondamentaux ainsi que la conformité des lois à ce contenu, et la question prioritaire de constitutionnalité est venue consacrer sa légitimité dans ce domaine.

Mais, en ce qui concerne la protection juridictionnelle des droits individuels dans les affaires particulières, l’opportunité d’effectuer un choix clarificateur s’offre au pouvoir constituant à l’occasion de la réforme constitutionnelle en cours : soit ratifier l’évolution jurisprudentielle intervenue qui partage la garde de la liberté individuelle entre deux ordres juridictionnels, s’il estime que cette évolution est conforme à la séparation des pouvoirs et sert l’intérêt général de manière satisfaisante, soit revenir aux sources de la Vème République s’il estime qu’elles prévoyaient un système plus équilibré et mieux lisible.

 

b) La deuxième raison tient à la logique de l’état d’urgence.

Nous avons un juge judiciaire qui est garant au quotidien des libertés en période de paix civile, c’est-à-dire en une période où les risques d’atteinte aux libertés sont les moins graves.

Or, nous passons en période de crise justifiant une législation spéciale afin, et c’est légitime, de permettre aux services administratifs d’agir plus rapidement dans leur lutte contre les menaces qui pèsent sur l’ordre public. Et c’est précisément dans une telle période, où la vigilance du juge naturel des libertés doit être particulièrement en éveil, qu’on choisit de s’affranchir de son contrôle. Ne se produit-il pas ici une rupture de logique ?

Plus les restrictions aux libertés sont sollicitées, plus le juge naturel des libertés doit être lui-même mobilisé.

J’ajoute que l’intervention du juge judiciaire dans le mécanisme de l’état d’urgence est juridiquement compatible. On comprend que l’administration se voie reconnaître des pouvoirs d’action d’office qui sont imposés par les circonstances et que la loi, ainsi qu’elle en a le pouvoir selon l’article 66 de la Constitution, déroge en conséquence au régime ordinaire de l’autorisation judiciaire a priori. Cela ne signifie pas pour autant que le contrôle du juge judiciaire sur cette action ne puisse s’exercer a posteriori avec toute la vigilance que lui dicte sa pratique quotidienne de la défense des libertés, à travers les multiples techniques restrictives de ces libertés que comportent le droit pénal et la procédure pénale, mais aussi à travers le référé civil qui lui confère l’expérience permanente de l’urgence. Bien au contraire, c’est cette pratique et cette expérience éprouvées qui légitiment son professionnalisme et son savoir-faire dont il n’est pas logique de se priver au moment même où on en a le plus besoin.

 

c) La troisième raison de la constitution d’un bloc de compétence judiciaire en matière de libertés tient aux difficultés juridiques qui résulteront dans la pratique de la double compétence juridictionnelle dans les hypothèses où la phase administrative des mesures de l’état d’urgence évoluera en phase judiciaire en cas de mise en évidence d’un crime ou d’un délit commis ou en préparation.

Déjà, nous savons que beaucoup de renseignements peuvent être traités dès l’origine sur un plan administratif ou judiciaire, grâce au champ large de certaines infractions, comme l’association de malfaiteurs ou l’apologie du terrorisme, mais le traitement judiciaire devient incontournable à partir d’un certain degré d’indices ou de soupçons. Nous sommes alors en présence d’une succession d’actes relevant de la police administrative et donc normalement du contrôle du juge administratif, puis de la police judiciaire, relevant du juge judiciaire. Celui-ci devient-il alors compétent pour apprécier la régularité de l’ensemble, par exemple celle d’une saisie de données informatiques dans la phase administrative ? Peut-il utiliser dans la procédure judiciaire des éléments recueillis dans la phase administrative ? A-t-il compétence pour réparer les dommages causés au cours de la perquisition administrative ? Ou bien chaque juge dans chacun des deux ordres conserve-t-il sa compétence et son exclusivité au nom de la séparation des pouvoirs ? En l’état, la loi et la jurisprudence entretiennent sur le sujet un débat complexe.

Comme de nombreuses situations sont susceptibles d’être concernées par cette problématique, la constitution d’un bloc de compétence, selon une technique législative désormais habituelle, résoudrait aisément la difficulté.

 

d) Enfin, la quatrième raison, qui n’est pas la moindre, tient à la lisibilité, à la simplification du dispositif juridictionnel pour nos concitoyens.

La justice est rendue au nom du peuple français. C’est pour lui qu’elle existe et son fonctionnement doit donc lui être accessible, intellectuellement et matériellement.

Autrement dit, nous répondons les uns et les autres, juges et législateurs, de la clarté du droit et des procédures.

Précisément, la délibération des premiers présidents dont je parlais il y a un instant a attiré l’attention sur cette réalité selon laquelle, je cite, « la complexité de notre organisation juridictionnelle manque de lisibilité pour nos concitoyens ». C’est particulièrement vrai en matière de perquisitions, de saisies et d’assignations à résidence : qu’elles soient administratives ou judiciaires, elles sont justifiées les unes comme les autres, aux yeux du citoyen, par des activités délictueuses ou para-délictueuses.

L’idée qu’il puisse y avoir dualité de juges pour intervenir dans le contrôle de ces mesures introduit dans l’opinion publique des interrogations légitimes qu’un bloc de compétence permettrait de dissiper. Comment comprendre en effet qu’il existe deux ordres juridictionnels distincts pour remplir la même fonction de protecteur des libertés, avec les mêmes garanties d’indépendance et d’impartialité pour apprécier la légitimité des actions de l’exécutif ? Tout esprit rationnel est fondé à s’interroger sur la justification de ces deux systèmes parallèles aux missions et aux fonctions identiques. Bref, la confusion des genres et des rôles ne peut qu’interroger la permanence de ce système dualiste.

 

Pour toutes ces raisons, et dans l’intérêt même de la préservation de ce système juridictionnel dualiste propre à la tradition française, vous l’avez compris, je suis favorable à un retour à la logique institutionnelle d’origine de la Vème République et à ce que le concept de liberté individuelle de l’article 66 de la Constitution soit précisé, de façon à éclairer la compétence du juge qui sera appelé à intervenir pour l’application du nouvel article 36-1 relatif à l’état d’urgence.

 


 

[1] Loi constitutionnelle du 3 juin 1958 portant dérogation transitoire aux dispositions de l’article 90 de la Constitution, Journal officiel du 4 juin 1958.

[2] Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, La Documentation française, II, 1988, p. 617 et p.633 (Travaux du Comité Consultatif constitutionnel) et Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, La Documentation française, III, 1991, p. 379 s (Conseil d’Etat, Assemblée générale, séance du 28 août 1958, matin).

[3] Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, La Documentation française, III, 1991, p. 387-388

[4] Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, La Documentation française, II, 1988, p. 164

[5] Discours de présentation de la nouvelle constitution par le général de Gaulle le 4 septembre 1958, place de la République, http://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00020/discours-place-de-la-republique.html. 

[6] « L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle ou des libertés individuelles ? » https://www.courdecassation.fr/publications_26/discours_publications_diverses_2039/discours_2202/premier_president_7084/gardienne_liberte_33544.html

[7] Décision du Conseil constitutionnel n° 93-325 DC du13 août 1993.

[8] Décision du Conseil constitutionnel n° 76-75 DC du 12 janvier 1977.

[9] Décision du Conseil constitutionnel n° 83-164 DC du 29 décembre 1983.

[10] Décision du Conseil constitutionnel n° 93-325 DC du 13 août 1993.

[11] Décision du Conseil constitutionnel, n°98-405 DC du 29 décembre 1998.

[12] Conseil d’Etat, assemblée, 8 avril 1987, n° 55895, Rec. p. 128.

[13] Décision du Conseil constitutionnel n° 2016-536 QPC du 19 février 2016.

[14] Décision du Conseil constitutionnel, n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015.

[15] Décision du Conseil constitutionnel, n°83-164 DC du 29 décembre 1983, n°89-268 DC du 29 décembre 1989

[16] Conseil d’Etat, assemblée, 19 octobre 1962, n°58502.

[17] Conseil d’Etat, section, 2 décembre 2015, n° 376532, qui a estimé insuffisants les motifs par lesquels la formation du siège du Conseil supérieur de la magistrature a émis un avis non conforme à la nomination d’un juge.

Audition sur le PJLC, adopté par l'AN, de protection de la Nation

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Par Bertrand Louvel

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