"ENM : rencontre avec les auditeurs de justice de la promotion 2016"

04/02/2016

Allocution de M. Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation à l'occasion de l'audience solennelle de rentrée des auditeurs de justice de la promotion 2016

"Monsieur le Premier Président de la Cour de cassation,

Monsieur le Directeur de l’Ecole nationale de la magistrature,

Mesdames les directrices adjointes,

Mesdames et Messieurs les cadres de cette école,

Mesdames et Messieurs les auditeurs de justice,

Mesdames, Messieurs,

Comment ne pas commencer ce propos par des mots de félicitations pour vous qui rejoignez cette belle et grande maison et êtes au seuil d’un merveilleux et difficile métier.

Félicitations à vous, chers auditeurs de la promotion 2016.

Que cette année soit le gage d’un nouvel avenir professionnel et d’une ouverture exceptionnelle vers l’institution judiciaire, bien sûr, mais aussi vers la société tout entière dont les débats passionnants ne manqueront pas de vous interroger et de vous questionner en tant qu’individus, en tant que citoyens mais aussi en tant que futurs magistrats !

Votre réussite, pour certains, à un concours parmi les plus difficiles de la fonction publique, votre belle expérience professionnelle pour d’autres, vous mènent aujourd’hui toutes et tous sur les bancs de l’Ecole Nationale de la Magistrature, « Ecole de la République », « Ecole d’application » mais surtout « Ecole d’excellence »[1], comme vous aimez vous-même à la qualifier, Monsieur le Directeur.

Pour le Général de Gaulle, il n’y a de réussite qu’à partir de la vérité. Le propos peut être discuté mais pas ici où vous aurez mille occasions de vous frotter aux concepts de droit, de vérité judiciaire, de modestie ou bien encore d’humanité.

Cette année, l’Ecole, votre école désormais, bat un record : jamais elle n’avait accueilli autant d’auditeurs soit près de 366.

Je sais que pour sa direction et toute son équipe pédagogique, le défi était immense mais je sais aussi qu’il a été brillamment relevé grâce au professionnalisme et à l’engagement de ces femmes et ces hommes qui ont chevillées au cœur l’image de cette école et la qualité de la formation qui y est délivrée.

Ils méritent, eux aussi nos et vos félicitations.

A cet instant, un aveu. Je vous envie et j’aimerais tant revenir plus de quarante ans en arrière, assis à votre place, ouvrant, comme vous depuis lundi, la page blanche qui s’ouvre vers ce merveilleux métier de magistrat.

L’Ecole que vous avez rejointe est, depuis son inauguration par René Pleven, deux ans seulement avant que j’y fasse moi-même mon entrée, la fierté de tout un corps et participe de son rayonnement, en France comme à l’étranger.

Cette école qui, à l’issue de vos trente-et-un mois de formation, vous aura initiés aux techniques et connaissances qui feront de vous, non plus seulement d’excellents juristes, mais de bons et dignes magistrats.

Cette école à laquelle, même longtemps après l’avoir quittée, vous continuerez à vous sentir attachés, et à la retrouver chaque fois, je puis vous l’assurer avec autant de nostalgie et d’émotion.

Aussi je vous remercie, Monsieur le Directeur, cher Xavier RONSIN, pour votre invitation, qui m’offre le plaisir, sans cesse renouvelé, et pour la cinquième fois, de participer à cette rentrée solennelle des auditeurs de justice. 

Mais foin de nostalgie ! L’auditeur de Justice est devenu Procureur général près la Cour de cassation, Président de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente à l’égard des magistrats du parquet et Vice-Président du conseil d’administration de l’Ecole nationale de la magistrature.

Je suis sûr que cela donne des idées à quelques-uns.

Une fois n’est pas coutume, vous me permettrez d’organiser mon propos en trois parties pour évoquer le métier que vous avez décidé d’embrasser et qui est, sans nul conteste, le plus beau métier du monde mais s’il est, certes, un métier passionnant ; il est aussi exigeant et doit faire face à des défis nouveaux.

 

1 - Un métier évidemment passionnant.

Malgré l’unité de corps qui caractérise notre profession, à laquelle nous sommes tous profondément attachés, et j’allais dire grâce à cette unité, je serais tenté de dire « des métiers » passionnants.

Le pluriel est de mise, en effet. Peu de professions offrent un tel éventail de fonctions, dans des matières aussi différentes.

Et pourtant, quelle que soit celle que vous embrasserez, et sans doute en exercerez-vous plusieurs au cours de votre carrière, cette diversité ne doit pas faire oublier votre appartenance à un corps unique, composé de juges et de procureurs soumis aux mêmes dispositions statutaires, relevant d’un même organe disciplinaire et prêtant le même serment.

C’est là, en réalité, tout l’intérêt et la richesse de ce métier, de ce corps harmonieux où l’unité se vit dans la diversité.

Passionnant, ce métier l’est encore car il vous ramène au cœur de la Cité, et vous place en prise directe avec la réalité judiciaire.

Vous prendrez vos fonctions au sein d’une institution multiséculaire, garante des libertés individuelles et de la paix sociale.

Emile Zola ne disait-il pas que la justice était souveraine, car elle seule était à même d’assurer « la grandeur des nations »[2] ?

C’est pourquoi le pouvoir de juger ou de poursuivre ne doit jamais être pris à la légère. Il y a une part de « fondamental » dans sa mise en œuvre. Vous devez en effet garder à l’esprit que vos décisions influenceront, souvent considérablement, la vie et le destin des femmes et des hommes qui auront à s’y soumettre.

Aussi ce métier, quelle que soit la fonction exercée doit-il être exercé avec prudence, sens des responsabilités et équilibre. Socrate ne disait pas autre chose lorsqu’il énonçait les quatre qualités que devait posséder un juge : « écouter avec courtoisie, répondre avec sagesse, étudier avec retenue et décider avec impartialité »[3].

Ce sont alors les vertus humaines du magistrat, son éthique qui sont en cause, que complète une déontologie exigeante.

Ce qui m’amène à mon deuxième point.

 

2 - Le métier de magistrat, en sus de réclamer de l’énergie et de l’engagement, est un métier exigeant ; il est difficile et s’exerce avec conscience.

Un métier difficile car nos conditions de travail le sont parfois. La pratique a mis en lumière le manque de moyens humains et matériels des magistrats, face à des attributions toujours plus nombreuses, amplifiées par une judiciarisation grandissante de notre société.

De même, en tant que participant à l’autorité judiciaire, la loi exigera de vous que vous vous comportiez avec diligence, probité, honneur, délicatesse et réserve, ce que traduit le serment que vous allez prêter, comme auditeur de justice d’abord, comme magistrat ensuite : « Je jure de bien et fidèlement remplir mes fonctions, de garder religieusement le secret des délibérations et de me conduire en tout comme un digne et loyal auditeur de justice ».

Faites-en votre idéal quotidien !

Le respect de ces obligations est l’essence même des devoirs du magistrat, dont les manquements pourront vous être reprochés.

Elles sont le fondement des principes éthiques et déontologiques qu’il se doit d’honorer.

A cet égard, ne perdez jamais de vue cette règle fondamentale en matière d’éthique, bien connue des philosophes, qui veut que lorsque l’on s’interroge sur son comportement, c’est qu’il existe déjà, très vraisemblablement, une possible atteinte à ces principes. « En temps ordinaire », écrivait Henri Bergson, « nous nous conformons à nos obligations plutôt que nous ne pensons à elles »[4].

L’école vous conduira aux réflexions sur l’éthique, vous enseignera la déontologie, principes fondamentaux au sein d’une société où l’autorité judiciaire tout entière est parfois ébranlée par des comportements internes peu conformes, destructeurs de la confiance de nos concitoyens. 

Permettez-moi de m’arrêter un instant sur deux piliers essentiels de la déontologie que sont les principes d’indépendance et d’impartialité, le second pouvant apparaître comme la conséquence la plus immédiate du premier.

Personne, peut-être, ne les a dépeints avec autant de justesse que Madame la Première Présidente Simone Rozès, pour qui l’impartialité était tout à la fois « l’âme », « le courage », « la conscience », « le métier », « la rigueur intellectuelle » et « l’honneur du juge ». « Etre magistrat », disait-elle, « c’est en effet, impérativement avoir le sens de l’objectivité, savoir se prémunir de l’influence de son milieu, de sa culture, de ses préjugés et de ses conceptions religieuses, éthiques ou philosophiques comme de ses opinions politiques ; […] c’est aussi éviter de céder aux sollicitations de l’opinion publique ou corporatiste et préférer une vérité parfois impopulaire, embarrassante ou incommode aux facilités de la démagogie »[5].

Ces principes sont votre ouvrage, mettez-y tout votre cœur.

 

 3 - Mais ils sont aussi votre défi. C’est mon troisième point.

Vous me permettrez à présent de m’attarder un moment sur les membres du parquet, qui vivent leur métier de magistrat avec passion, mais souffrent de se voir, parfois, dénier pleinement cette qualité.

Des projets de réforme sont en cours, qui visent à mieux garantir l’indépendance statutaire du ministère public et à lui donner des moyens à la hauteur de son rôle.

Car si « le ministère public connaît une crise profonde »[6], comme l’a avancé mon prédécesseur Jean-Louis Nadal, cette crise est, par-delà des questions relatives aux effectifs, une crise de modernité, d’identité et de recentrage sur un cœur de métier.

Or ce « défi de l’indépendance », vous, futurs procureurs de la République, devrez aussi le relever.

Composé de magistrats, tenus aux mêmes règles déontologiques et à la même éthique que leurs collègues du siège dont ils partagent le serment, le Ministère Public français ne peut se réduire au concept vague de partie poursuivante où certains aimeraient tant le voir enfermé.

Investi du pouvoir de décider de l’opportunité même des poursuites, premier outil d’élaboration d’une réaction sociale adaptée à la personnalité de l’auteur et proportionnelle à la gravité des faits, régulateur essentiel de l’activité judiciaire par le choix des modes de cette réponse sociale, garant des équilibres si délicats entre nécessités de l’ordre public et libertés individuelles, mais aussi défenseur de l’ordre public dans les affaires civiles, sociales ou commerciales, il ne peut être, compte tenu de ces missions essentielles, cantonné dans le rôle, certes noble, d’avocat de la poursuite.

Directeur des investigations dans le cadre de la majorité des enquêtes pénales, ambassadeur de l’autorité judiciaire dans la Cité, les magistrats du ministère public doivent faire preuve d’une impartialité et d’une neutralité absolues dans ce rôle digne d’une déesse judiciaire dont chacun des bras serait porteur d’une mission singulière, qui toutes n’ont pour finalité que l’intérêt général, le respect des principes fondamentaux de notre démocratie et le bien de la Justice.

C’est pour cela que les membres de notre parquet « à la française » ne peuvent être que des magistrats et il serait temps de mettre fin à cette vieille antienne, aussi simplificatrice qu’indigne d’un Etat de Droit, qui est d’imaginer qu’il y a, dans ce pays, une partie de la magistrature dont le rôle et le statut sont bien peu compatibles avec cet état.

Sans doute, les interrogations qui ont entouré le processus de nomination des magistrats du ministère public ont longtemps contribué à brouiller l’image de ce dernier.

Des progrès notables ont, nous le savons, été accomplis notamment avec la réforme du Conseil Supérieur de la Magistrature qui doit jouer un rôle de plus en plus important dans la garantie de l’indépendance de l’autorité judiciaire.

Depuis le 3 février 2011, date d’entrée en vigueur de la réforme issue de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 et de la loi organique du 22 juillet 2010, c’est la nomination de l’ensemble des magistrats du Ministère Public, quel qu’en soit le grade, qui est désormais soumise à l’avis du Conseil dans sa formation compétente à l’égard des magistrats du parquet.

Certes ces avis ne sont pas, de jure, contraignants pour l’autorité de nomination mais les derniers gardes des Sceaux ont solennellement affirmé qu’ils ne passeraient pas outre les avis défavorables émis par le conseil, engagement qui devra être au plus vite inscrit dans la Constitution.

Il faut que cesse l’assimilation stupide et blessante d’un parquet « bras armé » du pouvoir politique colportée encore tout récemment par un quotidien opposant les juges « indépendants » et les procureurs « nommés par le gouvernement » alors que chacun sait que plus de 90% des magistrats du siège sont nommés comme leurs collègues du parquet par décret signé du Président de la République après avis conforme ou favorable du CSM, aux propositions faites par le garde des Sceaux. Il paraît donc urgent que soit coupé le lien entre l’exécutif, c’est-à-dire le ministre de la Justice, et le ministère public par l’instauration d’un procureur général de la Nation ou d’un procureur général de la République. 

Plus largement, le temple judiciaire français, comme je le soulignais lors de la rentrée solennelle de la Cour de cassation, « classé monument historique de notre démocratie et unanimement admiré par de nombreux Etats », est endommagé. Il conviendra de le réformer profondément. 

Est-il utile de rappeler que la France est au 37ème rang des pays du Conseil de l’Europe, juste avant l’Azerbaïdjan, pour son budget consacré à la justice, que le nombre de procureurs pour 100.000 habitants est de 2,3 procureurs en France et de pratiquement 12 procureurs dans la moyenne des mêmes pays, et qu’enfin chaque Français consacre annuellement 61 euros pour la justice, alors que dans le même temps, le citoyen allemand en dépense plus de 110 ?

Gageons que vous serez les artisans de cette refondation, que j’appelle de mes vœux.

Pour Georges BERNANOS « L’avenir est quelque chose qui se surmonte. On ne subit pas l’avenir, on le fait »

Je compte sur vous mais bien d’’autres défis vous attendent.

Les événements tragiques qui ont frappé notre pays ont laissé la place à l’inquiétude et l’anxiété mais aussi à la tentation de revisiter le rôle de nos diverses institutions.

A l’occasion de l’audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation, vous vous interrogiez, Monsieur le Premier Président, sur les raisons ayant récemment conduit le Parlement à ne pas désigner le juge judiciaire dans ses lois récentes, alors qu’elles intéressent au premier chef la garantie des droits fondamentaux.

En cette période de renouveau, les nouvelles générations de juges et de procureurs seront sans doute encore appelées à se heurter à ces questions, et à y répondre avec fermeté et conviction si, cédant à la facilité, on venait à imaginer de faire de certains régimes d’exception, comme je l’ai moi-même souligné lors de cette même audience, des régimes de droit commun, « fussent-ils en les amodiant  ».

Car vous serez aussi, à cet instant, « le gardien des promesses »[7] constitutionnelles, pour reprendre une formule d’Antoine Garapon, d’une mission qui vous échait en vertu de l’article 66 de notre Charte fondamentale, et dont vous ne devrez jamais accepter de vous voir déposséder, si ce n’est par le constituant.

 

Mon propos touche à sa fin.

Pour l’heure, je forme à l’adresse de chacun d’entre vous, une dernière fois, des vœux de pleine et entière réussite, en ne doutant pas que, d’ici à trente-et-un mois, je pourrai vous appeler « mes chers collègues ».

Et pour ceux à qui cette attente paraîtrait trop longue, pour vous, qui nous remplacerez un jour et qui travaillez à vous rendre dignes de la place qu’ambitionnent vos espoirs, songez aux belles paroles de Bossuet : « La jeunesse qui ne songe pas que rien lui soit encore échappé, qui sent sa vigueur entière et présente, ne songe aussi qu’au présent et y attache toutes ses pensées. […] Elle n’a point encore d’expérience des maux du monde, ni des traverses qui nous arrivent ; de là vient qu’elle s’imagine qu’il n’y a point de dégoût, de disgrâce pour elle. Comme elle se sent forte et vigoureuse, elle bannit la crainte, et tend ses voiles de toutes parts, à l’espérance qui l’enfle et qui la conduit »[8].

 

A quelques kilomètres de l’océan Atlantique, permettez-moi de prolonger cette métaphore maritime par un conseil.

Laissez-vous conduire par l’espérance vers l’avenir que vous préparez par vos travaux ! Filez toutes voiles dehors, à la brise naissante, et partez insuffler à la Justice cet élan superbe qui fait votre jeunesse...

En somme, vous portez en vous, le souffle du renouveau. En ces temps troublés, souvenez-vous en toujours. 

Je vous remercie."

 


 

[1] X. Ronsin, « Mot du directeur », www.enm.justice.fr

[2] E. Zola, « M. Scheurer-Kestner », in L’Affaire Dreyfus : la vérité en marche, Paris, Eugène Fasquelle, coll. Bibliothèque-Charpentier, 1901, 314 p., pp. 5-6 ;

[3] La source originale de cette citation est inconnue, mais elle est largement utilisée dans la littérature juridique.

[4] H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, coll. Quadrige, 4e éd., 1990, 340 p., p. 11 ;

[5] S. Rozès, « Discours prononcé lors de l’audience solennelle de début d’année judiciaire, le mercredi 6 janvier 1988 », in Rapport de la Cour de cassation 1987, Paris, La Documentation française, 1988, 302 p. ;

[6] Commission de modernisation de l’action publique, sous la présidence de Jean-Louis Nadal, Procureur général honoraire près la Cour de cassation, Rapport à Mme la Garde des Sceaux, Ministre de la Justice. Refonder le ministère public, Paris, Ministère de la Justice, 2013, 124 p., p. 3 ;

[7] A. Garapon, Le gardien des promesses. Justice et démocratie, Paris, Odile Jacob, 1996, 288 p. ;

[8] J.-B. Bossuet, « Panégyrique de Saint Bernard », in Œuvres complètes de Bossuet, publiées d’après les imprimés et les manuscrits, purgées des interpolations et rendues à leur intégrité, par F. Lachat, vol. 12, l. 5, Paris, Louis Vivès, 1864, pp. 288-289.

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Par Jean-Claude Marin

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