"La déontologie des magistrats"

14/10/2015

Allocution de M. Jean-Claude Marin, procureur général près la Cour de cassation à l'occasion du Cycle approfondi d’études judiciaires de l'ENM

"Ce propos consacré à la déontologie des magistrats ne peut que commencer par le rappel d’un certain nombre de fondamentaux qui scellent les contours de l’autorité judiciaire et sa place dans l’Etat.

Car c’est sa place dans l’organisation de l’Etat, toute sa place dans l’Etat, qui légitime l’autorité judiciaire et assoit son rôle de pouvoir constitutionnel et de contre-pouvoir dans l’équilibre subtil des institutions.

Dans notre pays, l’autorité ou pouvoir judiciaire, fonction ontologiquement régalienne, repose sur une magistrature, corps unique formé de magistrats, femmes et hommes tous débiteurs, envers la République, des mêmes obligations dans des missions judicaires nécessairement différentes mais qui participent toutes à une fonction sociale identique.

Cette unicité du corps des magistrats est consacrée, en plein ou en creux, par des normes, de valeur différente, qui vont, chacune, décliner cette unité dans ses deux composantes, fondement de la dyarchie judiciaire.

Citons ces principales sources normatives :

En creux, le principe d’un corps unique de magistrats est inscrit dans notre charte constitutionnelle dont l’article 65, tel qu’issu des réformes de 1993 puis de 2008, pose le principe de l’existence d’un Conseil Supérieur de la Magistrature unique, composé de deux formations, l’une compétente à l’égard des magistrats du siège, présidée par le Premier Président de la Cour de cassation, et l’autre compétente à l’égard des magistrats du parquet, présidée par le Procureur général près ladite Cour.

Mais c’est au visa de l’article 66 de la Constitution, que le Conseil constitutionnel rappelle :

« …l’autorité judiciaire qui, en vertu de l’article 66 de la Constitution, assure le respect de la liberté individuelle, comprend à la fois les magistrats du siège et ceux du parquet [1] ».

L’ordonnance statutaire 58-1270 du 22 décembre 1958, de valeur organique, est plus claire encore qui dispose, dans son article 1er : « Le corps judiciaire comprend les magistrats du siège et du parquet…. ».

De valeur normative certes moindre, faut-il rappeler également que le décret fixant l’ordre protocolaire « relatif aux cérémonies publiques, préséances, honneurs civils et militaires » dispose, en son article 2, que « l’autorité judiciaire est représentée par le premier président de la Cour de cassation et le procureur général près cette cour[2] ».

C’est donc une cause commune, celle de la Justice, qui anime et lie les juges et les procureurs.

Car notre ministère public est composé de magistrats tenus aux mêmes règles déontologiques et à la même éthique que leurs collègues du siège dont ils partagent le serment, et le Ministère Public français ne saurait se réduire au concept anglo-saxon de partie poursuivante où certains aimeraient tant le voir enfermé.

Investi du pouvoir de décider de l’opportunité même des poursuites, premier outil d’élaboration d’une réaction sociale adaptée à la personnalité de l’auteur et proportionnelle à la gravité des faits, régulateur essentiel de l’activité judiciaire par le choix des modes de cette réponse sociale, garant des équilibres si délicats entre nécessités de l’ordre public et libertés individuelles, mais aussi défenseur de l’ordre public dans les affaires civiles, sociales ou commerciales, il ne peut être, compte tenu de ces missions cardinales, cantonné dans le rôle, certes noble, d’avocat de la poursuite.

Directeur des investigations dans le cadre de la majorité des enquêtes pénales, animateur de réponses pénales qu’il a su diversifier, ambassadeur de l’autorité judiciaire dans la Cité, les magistrats du ministère public, dès avant l’inscription de ce principe dans l’article 31 du code de procédure pénale par la loi du 25 juillet 2013, étaient attachés au principe d’impartialité dans la conduite de leurs multiples missions.

C’est pour cela que les membres de notre parquet « à la française » ne peuvent être que des magistrats.

Mais il ne faut pas confondre unité de la magistrature et confusion des fonctions ou connivence incestueuse.

C’est pour cela qu’il faut savoir analyser les arrêts de la C.E.D.H. et notamment, dans le droit fil d’une jurisprudence antérieure[3], les arrêts Medvedyev c/ France[4] ou Moulins c/ France[5].

Par cette jurisprudence, la Cour de Strasbourg ne s’immisce pas dans la qualification statutaire des magistrats du Ministère public en France, elle assimile, dans son interprétation des dispositions des articles 5 et 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales , s’agissant du contrôle, au-delà d’un certain délai, de la privation de liberté, le concept d’autorité judiciaire à celui de juge et les procureurs ne sauraient, en aucun cas, revendiquer ce statut de juge.

Cette analyse n’est d’ailleurs pas pertinente pour le parquet général de la Cour de cassation qui, comme chacun sait n’est pas un parquet général au sens commun du terme, n’a aucune mission se rattachant de près ou de loin à l’exercice de l’action publique, n’est pas sous l’autorité du Garde des Sceaux et n’a aucune autorité hiérarchique sur les procureurs généraux près les cours d’appel.

Sans doute, les interrogations qui ont entouré le processus de nomination des magistrats du ministère public ont pu, un temps, contribuer à brouiller l’image de ce dernier.

Mais cette prévention, à la supposer alors justifiée, ne résiste plus, aujourd’hui à une analyse concrète et objective.

En effet, des progrès notables ont été accomplis et tout d’abord par les réformes successives du Conseil Supérieur de la Magistrature.

Sans se livrer à une étude historique exhaustive, il a fallu attendre la loi du 27 juillet 1993, pour voir le C.S.M doté de deux formations, l’une compétente à l’égard des magistrats du siège, l’autre compétente à l’égard des magistrats du Parquet, cette dernière n’émettant, en matière de nomination qu’un avis favorable ou défavorable auquel il peut être passé outre, les fonctions de procureur général près la Cour de cassation et de procureurs généraux près les cours d’appel, nommés en Conseil des ministres n’étant pas soumis à l’avis du CSM.

Par ailleurs, en matière disciplinaire, la formation compétente à l’égard des magistrats du parquet n’émet, à l’inverse de la formation compétente à l’égard des magistrats du siège, qu’un simple avis mais que le Garde des Sceaux ne peut aggraver qu’en sollicitant un second avis du Conseil.

Rappelons que, jusqu’en 2011, le Conseil supérieur de la Magistrature, dans toutes ses formations, était présidé par le Président de la République et le Garde des Sceaux, ministre de la Justice en était le vice-président.

Depuis le 3 février 2011, date d’entrée en vigueur de la réforme issue de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 et de la loi organique du 22 juillet 2010, la présidence des formations du Conseil est confiée aux chefs de la Cour de cassation et c’est la nomination de l’ensemble des magistrats du Ministère Public, quel qu’en soit le grade et la fonction, du procureur général près la Cour de cassation à l’auditeur de Justice sortant de l’Ecole Nationale de la Magistrature, qui est désormais soumise à l’avis du Conseil dans sa formation compétente à l’égard des magistrats du parquet.

Certes ces avis ne sont toujours pas, de jure, contraignants pour l’autorité de nomination mais madame la garde des sceaux, comme certains de ses prédécesseurs et notamment son prédécesseur immédiat, a posé le principe du respect des avis émis par le conseil à ses propositions, engagement annoncé comme devant figurer, à terme, dans la Constitution.

Il est un fait notable : depuis l’entrée en vigueur des textes susvisés, il n’a été passé outre à aucun des avis émis par le Conseil Supérieur de la Magistrature dans sa formation compétente à l’égard des magistrats du parquet, ce qui assimile, de facto, les avis émis par cette dernière aux avis conformes ou non conformes émis par la formation du siège même si, bien évidemment, il ne peut qu’être ardemment souhaité que cet engagement puisse être rapidement gravé dans notre loi fondamentale.

De même, en matière disciplinaire, les avis du Conseil ont été suivis par les deux derniers gardes des sceaux mais là encore, il ne peut qu’être attendu la réforme constitutionnelle faisant, à l’instar de celle compétente pour les magistrats du siège, de la formation compétente à l’égard des magistrats du parquet une commission de discipline et non un organe n’émettant qu’un simple avis.

Par ailleurs, à la demande du Conseil Supérieur de la Magistrature, la ministre de la Justice a permis, en juillet 2012, une avancée significative dans la nécessaire transparence qui doit présider à la nomination des magistrats du parquet, et notamment aux fonctions des plus hautes responsabilités : désormais l’ensemble des propositions de nomination des membres du ministère public fait l’objet d’une publication comprenant outre le nom de la personne proposée par l’autorité de nomination, celui de l’ensemble des candidats à ces fonctions.

C’est donc, aujourd’hui, la procédure de droit commun qui s’applique à l’ensemble des magistrats du Ministère public qui sont désormais nommés, en fait et nous l’espérons bientôt en droit, selon le même processus que 92.5% de leurs collègues du siège dont personne n’entend suspecter l’impartialité et l’indépendance.

Ces avancées, alliées à celles des dispositions de la loi du 25 juillet 2013 qui mettent un terme au pouvoir dont disposait le garde des sceaux de donner des instructions individuelles, positives, écrites et versées au dossier, dans des affaires particulières, achèvent presque de ruiner fantasmes et suspicions.

Les temps ont changé et il faut s’en réjouir.

Mais il reste, bien sûr du chemin à parcourir.

A cet égard, dès lors que, privé du pouvoir de donner des instructions dans les procédures particulières, le garde des sceaux n’est plus le fédérateur national du Ministère public, il faut achever la rupture du lien entre ce dernier et le pouvoir exécutif par la création d’un procureur général de la Nation ou d’un procureur général de la République, magistrat, dont le processus de nomination, impliquant le C.S.M. et garantissant légitimité et impartialité, ne doit pas être trop difficile à imaginer.

Accompagnées par un pouvoir de propositions du Conseil supérieur de la magistrature à certains emplois du Ministère public, tels à l’évidence ceux du parquet général de la Cour de cassation lequel n’est pas, à proprement parlé, un Ministère public mais aussi ceux de chefs de cours ou de juridictions, de telles mesures parachèveraient heureusement la refondation du parquet attendue de tous.

Mais ces réformes, pour souhaitables qu’elles soient, ne doivent pas faire oublier que, aujourd’hui, dans le quotidien de l’ampleur de leurs missions si diverses, les magistrats du Ministère public, dans le respect des principes hiérarchiques propres à assurer une cohérence de l’action publique et une égalité des citoyens devant la loi pénale, sont des magistrats responsables et impartiaux, imprégnés de leurs devoirs déontologiques et éthiques.

La suspicion dont ils sont parfois l’objet les blessent de même que les meurtrissent celles qui naissent des critiques adressées à leurs collègues du siège dans l’exercice de leurs fonctions en matière civile, commerciale, sociale ou pénale.

Mais, des réformes à venir du Conseil Supérieur de la Magistrature sont annoncées.

Parité ou imparité des membres, pouvoir de proposition pour l’ensemble des postes de responsabilité du siège comme du parquet, unicité ou pluralité des formations, capacité d’initiative de la formation plénière dans la formulation d’avis sur les réformes utiles et le fonctionnement de la Justice…, les champs de réflexions et de progrès ne manquent pas.

Mais je voudrais dire, à cet instant précis, que quelles que soient les nécessités de modifier la composition ou les compétences du Conseil Supérieur de la Magistrature, les membres des formations actuelles de ce conseil, et pour celle que je connais davantage, les membres de la formation du Conseil compétente pour les magistrats du parquet, assument leur mission avec un sens aigu de leurs responsabilités dans le respect d’une déontologie au-dessus de toute critique avec un sentiment commun d’appartenance, magistrats et non magistrats, à une institution essentielle au fonctionnement de la Justice et donc à la qualité de notre démocratie."

 


 

[1] Décision 93-326 DC du 11 août 1993 – Considérant 5- Décision 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 - considérant n°26.

[2] Décret 89-655 du 13 septembre 1989.

[3] Arrêt Schlesser c/ Suisse 4.12.1979

[4] Arrêt Medvedyev c/ France 10/07/2008

[5] Arrêt Moulins c/ France 23/11/2010

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Par Jean-Claude Marin

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