"Le rôle du ministère public en matière économique et financière"

29/05/2015

Allocution de Jean-Claude Marin, Procureur général près la Cour de cassation en ouverture colloque organisé par le parquet général de la Cour de cassation
en partenariat avec l’université Paris Dauphine

Lorsque l’idée de ce colloque a germé, il y a maintenant près d’un an,

le parquet général de la Cour de cassation venait de clôturer une belle manifestation sur l’intelligence économique et juridique.

Les thématiques qui nous réunissent aujourd’hui se situent à nouveau au carrefour du droit, de l’économie et de la société toute entière.

Ce n’est pas un hasard.

Par ses réquisitions, par ses décisions concernant le sort de sociétés, par ses avis exprimés dans des contentieux intéressant le devenir de salariés, d’entrepreneurs, de citoyens, le magistrat du parquet n’apparaît plus seulement comme l’homme en noir d’un moment d’audience, il incarne aussi, bien avant la constitution des autorités administratives indépendantes, le rôle de régulateur avancé dans les relations sociales.

Il peut paraître étonnant de l’affirmer ici, dans cet espace solennel de la grand’chambre, édifié et bâti au temps du grand procès de Panama, à une époque où la vie économique et financière se vivait trop en scandale politique, en faillites retentissantes et en opprobre morale, cantonnant l’intervention judiciaire du ministère public à une mission de censeur pénal.

Sans se départir de ses habits d’accusateur, le ministère public a dû réaliser ces dernières années une profonde mutation.

En une génération - croyez-moi j’en suis le témoin - le magistrat du parquet, garant de l’ordre public, est aussi devenu un acteur de contrôle, aussi respecté qu’écouté, dans la sphère économique.

Nous pouvons en être très fiers.

L’autorité qu’il représente repose sur une lecture intelligente des règles du marché, une étude attentive de rapports contractuels complexes et une internationalisation des échanges qui animent le monde des affaires.

Cette formidable adaptation de la magistrature à la réalité du monde s’est réalisée en réciprocité d’une évolution insigne de l’environnement normatif et notamment de la législation pénale économique et financière.

D’éminents spécialistes sont présents pour en débattre, pour en souligner la complexité, pour évoquer aussi l’impériosité chaotique.

C’est dire que le sujet de notre colloque est des plus pertinents et je sais gré à M. Renaud Salomon, dont on connaît le dynamisme, de l’avoir impulsé sans oublier M. Pierre Chevalier dont la fructueuse contribution mérite d’être saluée.

C’est également l’occasion pour moi de vivement remercier Paris Dauphine, et, au sein de cette prestigieuse université, les professeurs Sophie Schiller et Georges Decocq, pour leur engagement dans la préparation scientifique et la réalisation de cette journée au côté du parquet général de la Cour de cassation.

Je suis particulièrement heureux de cette collaboration avec une Université qui est à la pointe académique des questions du rapport entre droit et économie.

J’évoquais les fonctions régulatrices et accusatoires du Ministère public pour présenter sommairement son rôle. Les nombreuses facettes de ces deux missions cardinales seront plus complètement exposées dans la journée. *

Elles convergent toutes les deux vers une mission, plus générale, le rôle par excellence du Ministère public à la française : celui de protecteur de l’ordre public économique et social.

La formule veut que celui-ci « représente les intérêts de la société »[1].

Ces intérêts, et c’est là le particularisme de la matière, sont durement atteints par la délinquance économique et financière. Cette criminalité spécifique engendre en effet des préjudices considérables.

C’est notamment ce que relève Edwin Sutherland, théoricien du concept de white collar crime (criminalité des cols blancs), qu’il oppose à celui de street crime (criminalité de droit commun), lors de l’assemblée annuelle de l’American Sociological Society de 1937.

L’auteur s’étonne à cette occasion du laxisme de la réponse pénale apportée à ce qu’il considère comme une criminalité à part entière, punie par la loi et socialement dommageable. Dans le même temps, il constate que la délinquance de droit commun est, quant à elle, bien plus sévèrement punie et pourtant autant voire moins dommageable.

La délinquance d’affaires est un phénomène ancien, certainement inhérent aux affaires elles-mêmes. Son existence est déjà rapportée par Cicéron dans ses Verrines, 70 ans avant notre ère.

Bien qu’ancienne, la criminalité d’affaires n’est toutefois appréhendée par la criminologie comme un ensemble cohérent que de façon très récente.

Le concept n’émerge en effet comme un objet d’étude autonome au sein de la discipline qu’à la moitié du XIXème siècle. Il faudra attendre la loi du 6 août 1975 qui insère les articles 704 et suivants dans le code de procédure pénale et crée un treizième titre intitulé « De la poursuite, de l’instruction et du jugement en matière économique et financière » pour que ce concept ait en France une existence légale.

Ainsi, l’article 705 du code de procédure pénal propose un inventaire des infractions qui relèvent de la matière. Celui-ci n’est toutefois pas satisfaisant car les infractions auxquelles il renvoie ne sont pas toutes proprement spécifiques à la notion de délinquance d’affaires.

Cette indéfinition rend l’appréhension de la délinquance économique et financière incertaine. Il semble cependant possible de la présenter comme « l’ensemble des activités illégales dont les spécificités essentielles sont qu’elles prennent place dans le contexte de l’activité économique, se développent dans les organisations structurées, de type privé ou public, ne font pas appel à la violence ou à la force et qu’elles nécessitent des connaissances et un savoir propres aux acteurs du monde des affaires, entrainant un besoin toujours plus important de spécialisation des organes chargés des poursuites et des enquêtes »[2].

Cette spécialisation est en effet nécessaire car elle répond à la complexité inhérente aux infractions financières. Complexes, sophistiquées et discrètes par nature, la tâche est ardue tant de constater et de démontrer l’existence de ces infractions, que de les poursuivre aux fins d’en obtenir la sanction.

L’infraction économique, contrairement à d’autres, ne se révèle pas d’elle-même, et les éléments matériels, physiques, qui permettraient d’en prouver la commission n’apparaissent pas spontanément tels l’abus des biens sociaux ou la manipulation frauduleuse du cours d’un titre boursier.

De cela il résulte une grande variabilité du chiffre noir de cette délinquance, soit la différence entre le nombre d’infractions constatées et celui des infractions potentiellement commises.

Parce qu’elle exige des compétences pointues, l’analyse de cette information doit être menée par des magistrats spécialisés. On revient donc à cette idée de spécialisation qui a sous-tendu l’évolution contemporaine de l’architecture du Ministère public en matière économique et financière. Ces évolutions sont conjoncturelles, elles ont souvent été fortement circonstanciées.

Force est en effet de constater que ce sont les chocs telluriques de scandales financiers fracassants et fortement médiatisés au point de faire trembler la République, pour m’exprimer comme un journaliste, qui vont provoquer les adaptations successives des institutions judiciaires.

En 1933 et 1934, l’affaire Stavisky, du nom de l’escroc dont la fraude pyramidale engendrait un préjudice de plus de 140 millions d’euros (200 millions de francs) avait été à l’origine de la création de la section financière du parquet de Paris avec une compétence nationale et un budget autonome. Cette première étape vers la spécialisation d’un dispositif judiciaire concentré ne survivra pas à la fin de la Seconde Guerre Mondiale.

En parallèle, un décret-loi du 8 août 1935 instituait notamment le délit d’abus de biens sociaux et créait le commissariat aux comptes pour contrôler, de manière indépendante, les comptes sociaux des sociétés les plus importantes.

Les grandes tendances qui se dégagent de ces deux éléments fondateurs visent la spécialisation des organes, des compétences et des infractions.

Participant de ces logiques, la loi précitée de 1975, réponse législative aux scandales financiers des années 1970, notamment celui dit de la Garantie Foncière, institue, en outre d’une série d’incriminations spécifiques, les dispositions nouvelles que j’évoquais précédemment.

Parmi celles-ci, l’article 704 opère une répartition territoriale des compétences selon un dispositif consistant dans un premier effort de structuration, au niveau national, de la lutte contre la délinquance d’affaires.

Ce double effort de spécialisation organique et matériel sera prolongé par la création, en 1998, des pôles financiers dotés de magistrats spécialisés et d’assistants provenant de la banque de France et de cabinets d’audit.

Encore, la loi du 1er août 2003 donnera compétence exclusive au parquet et aux juridictions parisiennes pour connaître des procédures intéressant ce qu’il est convenu d’appeler les délits boursiers[3].

La loi du 9 mars 2004, dite Perben II ou loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, rénove le dispositif institutionnel de 1998. Les 8 juridictions interrégionales spécialisées qui en seront issues se voient octroyer une compétence ratione materiae complémentaire à celle des 40 juridictions régionales. Comme ces dernières connaissent des affaires financières complexes, les juridictions interrégionales connaissent des affaires d’une grande complexité.

Ce critère de la grande complexité permettait alors d’arbitrer les conflits de compétences, et, répondant à la complexité inhérente à la matière, de hiérarchiser ces compétences afin d’apporter une réponse pénale plus efficace.

Finalement, la loi du 6 décembre 2013 a porté à son terme le plus abouti le postulat de la concentration : elle abolie les juridictions régionales instaurées en 1975 et ne laisse plus que deux niveaux de compétences pour traiter les affaires financières complexes ; les juridictions interrégionales et le procureur financier institué la même année.

Les réformes successives n’ont ainsi eu de cesse de participer à la concentration de la machine judiciaire, faisant passer de 40 à 8 le nombre de juridictions spécialisées en matière économique. La concentration se faisant au niveau du territoire national avec le procureur financier.

Il n’en demeure pas moins que la quête de spécialisation du Ministère public n’est qu’imparfaitement aboutie.

L’édifice final, à l’architecture aussi chargée que celle de cette grand’chambre car rendue compliquée par cette stratification législative, constitue au demeurant un ouvrage qui mérite inventaire, inventaire qui ne peut ignorer les évolutions européennes et internationales, Eurojust, le futur parquet européen, mais aussi, d’un autre côté la sophistication toujours plus grande des paradis fiscaux qui sont tout autant des paradis judiciaires.

 Ce colloque est là pour établir cet inventaire et nous dire les marges de progression dans la quête, jamais achevée, d’une meilleure efficacité.

 


 

[1] Frédéric Desportes, Laurence Lazerges-Cousquer, Traité de procédure pénale, 3ième éd. Économica, p. 271.

[2] Conférence du 5 juin 2014, Université de Paris-Dauphine, « Loi relative à la fraude et la grande délinquance financière », Intervention de M. Jean-Claude Marin, Procureur général près la Cour de cassation, Professeur associé, « La nouvelle architecture institutionnelle en matière économique et financière ».

[3] Contenus dans les articles 465-1 et suivants du code monétaire et financier.

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Par Jean-Claude Marin

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