Guy Canivet - Allocution d'audience solennelle de début d'année judiciaire 2001

11/01/2001

Allocution prononcée par le premier président Guy Canivet, lors de l'audience solennelle de début d'année judiciaire du 11 janvier 2001.

Monsieur le Président de la République,

Après les propos que vous avez tenus, il y a quelques jours sur l’esprit de justice, lors de la cérémonie des voeux des corps constitués, votre présence, une nouvelle fois, à la Cour de cassation marque l’importance que vous accordez à la justice, à ses missions, à sa modernisation, à son indépendance, au respect de son autorité et à ses moyens.

Acceptez que, m’associant aux propos de Monsieur le Procureur Général, je vous exprime l’honneur que ressent le siège de cette Cour qui, avec déférence, salue en la personne du chef de l’Etat, le président du Conseil supérieur de la magistrature.

Monsieur le Président de l’Assemblée nationale,

Au cours de l’année écoulée, le parlement s’est beaucoup intéressé à la justice. Il lui a donné une loi qui rénove en profondeur le système pénal. La part prise par la représentation nationale dans l’élaboration de ce texte est considérable comme le fut votre implication personnelle. Vous êtes, par formation, par profession, très proche de l’institution judiciaire, vous en connaissez les réalités, vous en avez une vision claire, vous en partagez la passion.

Soyez assuré que la Cour de cassation fera tout ce qui relève de son autorité pour la mise en oeuvre effective de la loi fondamentale votée au mois de juin dernier, dans toute sa portée et, faut-il le dire, en respectant la volonté du législateur.

Madame la Garde des Sceaux, Ministre de la justice,

Bien que votre prise de fonctions soit récente, vous êtes pour la deuxième fois à la Cour de cassation. Nous sommes heureux de vous y accueillir. Vous savez déjà que la Justice, dont vous assumez la charge, est une tâche lourde et délicate. Difficile à rendre, je vous l’assure, elle n’est pas, je le crains, plus aisée à administrer. Les belles saisons y sont rares, le climat des débuts d’année, période privilégiée de l’expression collective des juges, y est souvent perturbé. Sachez que vous pouvez compter, autant que vous le souhaiterez, sur la collaboration de cette Cour, sur son respect des lois et des pouvoirs de l’Etat et sur sa disponibilité pour répondre aux avis que vous pourriez lui demander sur des questions juridiques et judiciaires.

A toutes les personnalités qui ont bien voulu répondre à notre invitation et nous manifester intérêt et amitié, j’exprime, à mon tour, mes sentiments de gratitude.

Monsieur le Président de la République, en termes forts, devant cette même Cour, il y a trois ans, lors de l’audience solennelle du début de l’année judiciaire de 1998, vous exhortiez la justice à changer.

Il est temps, disiez-vous, de présenter un plan d’ensemble de modernisation qui, pour être crédible, devra être précis, traduire l’effort que la communauté nationale est prête à consentir pour construire un service public de la justice digne de notre pays. Avec réalisme, vous estimiez que parmi les mesures indispensables, il convenait de prendre des dispositions d’urgence nécessaires à "l’évacuation des stocks", de réaménager nos procédures, voire de repenser notre organisation judiciaire, pour que le cours d’une justice accessible à tous, soit rendu plus simple et plus rapide.

La situation de la Cour de cassation était - et est encore - directement concernée par l’exigence que vous exprimiez. En dépit de l’effort poursuivi, qui a permis une stabilisation des flux de dossiers tant en matière civile que pénale et la réduction significative des délais de traitement en matière criminelle et sociale, le nombre des affaires en instance est de 33 000. Il s’en suit que la durée moyenne d’examen d’un pourvoi est encore de plus de deux années, soit le double de ce que serait le rythme normal d’instruction et de jugement.

Mais au-delà de cet aspect quantitatif, qui affecte évidemment la durée raisonnable du procès, la procédure de la Cour de cassation ne répond plus exactement aux standards actuels de bonne justice, tant en ce qui concerne l’égalité d’accès à la Cour, l’égalité de traitements des parties dans la procédure du pourvoi que l’égalité des chances dans la reconnaissance de leurs droits.

Rupture dans l’égalité d’accès au juge de cassation : elle provient de ce que les requérants qui ont la faculté de supporter les frais d’un avocat aux Conseil saisissent librement la Cour tandis que ceux qui, pour former un pourvoi, ont besoin d’une aide publique, ne l’obtiennent que si, a priori, un moyen de cassation sérieux peut être relevé par le bureau d’aide juridictionnelle contre la décision qu’ils entendent contester.

Rupture de l’égalité des parties : dans les procédures pour lesquelles le ministère d’un avocat à la Cour de cassation n’est pas exigé, en matière criminelle et en matière sociale principalement, les parties qui choisissent néanmoins de se faire assister d’un tel auxiliaire spécialisé - et qui en ont les moyens - jouissent d’aménagements de délais, de facilités d’accès à certaines informations, ou, tout simplement, de rapports de proximité avec la Cour que n’ont pas les autres.

Rupture de l’égalité des droits : dans les affaires dispensées de représentation obligatoire, les plaideurs qui ne sont pas assistées d’un avocat à la Cour de cassation ont, en matière sociale, deux fois plus de risques de voir leur pourvoi déclaré irrecevable et s’il est recevable, deux fois moins de chances d’obtenir une cassation. Plus flagrant encore, ce désavantage est doublé en matière criminelle.

La nécessité d’évoluer est donc impérieuse si nous voulons poursuivre, au stade supérieur de l’ordre judiciaire, l’objectif d’une justice également accessible à tous.

Continuant l’oeuvre entreprise par ses premiers présidents successifs, en dernier lieu Madame et Messieurs les premier présidents Rozès, Drai et Truche, la Cour s’est employée, en concertation avec l’ordre des avocats, à proposer, à cette fin, un programme de réformes, précis, concret, rigoureux et responsable.

Ainsi que vous le préconisiez, Monsieur le Président de la République, il s’agit en priorité de réduire le nombre des affaires en instance et par là-même les délais de jugement. Si la Cour parvient à peu près, désormais, à équilibrer annuellement le nombre des pourvois et des décisions rendues, son fonctionnement reste gravement perturbé par la masse importante de dossiers en attente. Rien n’est possible contre ce lourd handicap sans moyens supplémentaires, mais il est évident que les effectifs d’une juridiction régulatrice ne peuvent être continuellement accrus, et multipliées ses formations de jugement, sans affaiblissement de son autorité et risque d’incohérence de la jurisprudence. Pour cette raison, il a été proposé à Madame la Ministre de la justice d’augmenter de trente le nombre des conseillers référendaires, pendant une période limitée à cinq années, renforts et période estimés strictement nécessaires, nous en prenons l’engagement, pour résorber le passif, à la condition que soient simultanément adaptés le nombre des magistrats du parquet général et les moyens du greffe.

Le rétablissement ne pourra toutefois avoir de pérennité si la Cour de cassation ne retrouve pas, en même temps, l’instrument de régulation de son contentieux, dont elle est privée depuis la suppression de la chambre des requêtes en 1947 et dont le défaut est la cause structurelle de son encombrement. Comme toutes les cours internationales, la Cour de justice des communautés ou la Cour européenne des droits de l’homme, comme la plupart des autres Cours suprêmes, comme le Conseil d’Etat depuis 1987, la Cour de cassation devrait disposer d’une procédure lui permettant d’écarter a priori, sans réponse au fond, les pourvois qui, dès le premier examen, ne sont manifestement pas de nature à remettre sérieusement en cause la décision des juges d’appel. Ni la Convention européenne des droits de l’homme, ni aucun principe tiré de la Constitution, ni aucun autre principe général de droit ne s’oppose à un tel dispositif qui réserve la voie de recours exceptionnelle qu’est le pourvoi en cassation aux affaires qui, raisonnablement, le justifient.

Après concertation avec les avocats, vous a été soumis, Madame la ministre, un projet visant à introduire une procédure d’admission des pourvois, simple dans sa mise en oeuvre, économe en moyens, proche du principe de la contradiction et des garanties de la défense, respectueuse de l’autonomie juridictionnelle des chambres.

Alors, tout plaideur, qu’il relève ou non de l’aide juridictionnelle, verra l’examen de son recours subordonné au contrôle préalable du sérieux manifeste de ses critiques contre la décision attaquée. De cette manière sera supprimée toute discrimination d’accès à la Cour fondée sur l’état de fortune.

Alors les chambres de la Cour pourront réserver la procédure d’examen au fond, méticuleuse, approfondie, coûteuse en temps de magistrat qualifié, aux affaires qui méritent une réponse motivée soit sur le contrôle de régularité du jugement soumis à censure soit sur l’interprétation de la loi à laquelle il procède.

Alors, enfin, les chambres de la Cour pourront concentrer leur activité sur la fonction normative qui est l’essentiel de leur mission : donner une interprétation de la loi qui comble ses lacunes, lève ses ambiguïtés, en précise le sens et la portée ou l’adapte à l’évolution des moeurs, des techniques, de la vie sociale, de l’économie, des mentalités et des cultures.

Dans l’accomplissement de cette fonction spécifique, la technique du pourvoi en cassation est, en son état actuel, un instrument irremplaçable. Ceux qui la pratiquent savent que, pour contrôler la régularité des décisions des juges du fond et élaborer la norme jurisprudentielle, elle a atteint un niveau d’intelligence, de précision et de performance exceptionnel lorsqu’elle est pratiquée par des magistrats et des auxiliaires bien formés. Dans cet exercice, chacun dans son rôle, membres de l’ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation et membres de la Cour sont, de manière complémentaire, tout à la fois, les serviteurs et les gardiens de la méthode jurisprudentielle qui est notre bien commun.

Elément de notre culture judiciaire, instrument de régulation juridique, la technique de cassation est en effet un savoir-faire de haut niveau. Elle nécessite une formation précise, longue et difficile. Il faut la bien connaître autant pour conseiller, former et soutenir un pourvoi que pour le juger. C’est donc leurrer nos concitoyens que de leur laisser croire qu’ils jouissent d’un droit d’accès effectif au juge de cassation dans les matières où, théoriquement, ils peuvent agir sans intermédiaire qualifié.

Ainsi que l’avait clairement montré M. le Premier Président Truche, à ce siège en 1998, en toutes matières, le pourvoi en cassation requiert un avocat spécialisé. C’est ce que le Parlement européen et le Conseil ont reconnu dans une directive du 16 février 1998 disposant que, dans le but d’assurer le bon fonctionnement de la justice, les Etats membres peuvent établir des règles spécifiques d’accès aux cours suprêmes telles que le recours à des avocats qui leur sont spécialement attachés. C’est également ce qu’a estimé la Cour européenne des droits de l’homme en énonçant, dans un arrêt récent, que la spécificité de la procédure devant la Cour de cassation peut justifier de réserver le monopole de la prise de parole à ces seuls avocats.

Etablir l’égalité des chances devant la juridiction supérieure de l’ordre judiciaire exige, par conséquent que, dans tous les cas, les parties soient assistées de l’auxiliaire qualifié qu’est l’avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, à la condition, bien évidemment, que, si elles ne disposent pas des ressources nécessaires, leur soit consentie une aide juridictionnelle adaptée.

Alors seront supprimées les discriminations, condamnées par une décision du début de cette année de la Cour européenne des droits de l’homme, entre les parties représentées par un avocat aux Conseils et celles qui ne le sont pas.

Alors seulement le justiciable sera réellement éclairé sur les chances de succès de la voie de recours qu’il souhaite engager.

Alors, enfin, chaque plaideur pourra faire présenter, argumenter et soutenir utilement ses moyens de cassation.

La réflexion d’ensemble ouverte sur l’aide juridictionnelle serait l’occasion de faire comprendre qu’assortie d’une aide publique appropriée, la généralisation du concours d’un avocat spécialisé n’est pas une restriction du libre accès au juge de cassation mais la condition déterminante de l’exercice effectif du droit au recours.

Sur chacun de ces points, vous avez bien voulu, Madame la Ministre, entendre nos propositions. Au début du mois dernier, ici même, lors d’une réunion de l’ensemble des responsables des cours suprêmes de l’Union européenne, vous avez accepté d’oeuvrer à des réformes en ce sens avec la Cour de cassation.

Ainsi la nécessité d’un changement en profondeur est enfin comprise.

A lire les discours successifs des premiers présidents de cette Cour, remontant à plus d’un demi-siècle, on constate, non sans perplexité, que depuis longtemps la juridiction supérieure de l’ordre judiciaire est, inlassablement, désespérément, à la recherche d’un équilibre de fonctionnement. Depuis toutes ces années, discours après discours, premiers présidents et procureurs généraux déplorent l’inflation croissante des pourvois, leur impuissance à l’endiguer, l’absence de sélection des recours fondée sur le sérieux de griefs, la carence en moyens de jugement, l’insuffisance de temps de réflexion des membres de la Cour.

A croire que, depuis l’abandon des mercuriales traitant de lieux communs sur les grands juges, la justice et les lois, l’exercice convenu des audiences de début d’année judiciaire est la déclinaison, selon des modes d’expression variables, du thème unique et récurant de la réclamation.

Il est vrai que, depuis toutes ces années, la Cour de cassation, comme les autres juridictions, est lancée dans une course éperdue à la productivité, axée sur la recherche jamais atteinte de l’équilibre du nombre de décisions rendues et de celui des recours. Comme si, prisonnière d’un cycle infernal, par elle-même créé, la justice n’avait que, pour seul programme, pour unique objectif, pour ultime ambition, d’augmenter, à moyens constants, la quantité des décisions rendues pour réduire la durée du procès.

Comment avons-nous pu, dans notre vocabulaire et dans nos principes de gestion si facilement , si naturellement, accepter l’expression et la notion "d’évacuer les dossiers" ? Evacuer de la première instance vers l’appel et de l’instance d’appel vers la Cour de cassation. Evacuer en prolongeant le procès, évacuer en déplaçant le contentieux.

Depuis longtemps, les premiers présidents successifs de la Cour de cassation, comme ceux des cours d’appel ou les présidents de tribunaux de grande instance, prenant la parole en ces solennelles circonstances, ne cessent de solliciter que les moyens de la justice soient adaptés aux missions qu’elle se donne.

Comment un juge indépendant peut-il être, de manière permanente, ainsi placé en quémandeur des moyens de son office ?

Car c’est autant de dignité que d’indépendance dont il s’agit.

Il le fait parce qu’il sait que, pour les justiciables, tout retard indu est une injustice, peu importe qu’ensuite ils aient raison ou tort, qu’ils soient absous ou condamnés ; innocents ou coupables, tous ont droit au droit, tous ont le droit de savoir au plus tôt la décision de justice.

La célérité est donc, en elle-même, une obligation pour le juge. A cette fin, dans la limite du raisonnable, il est tenu de mettre en oeuvre tous les moyens dont il dispose, tous les pouvoirs que lui confère la police du procès.

Parce qu’ils sont au contact quotidien des usagers de la justice, parce qu’ils sont soumis à cette exigence de juger sans retard, parce qu’ils ne peuvent manquer d’être sensibles à la pression morale qui en résulte, les juges ressentent fortement que, si elle n’est pas en mesure de satisfaire ce droit fondamental, l’institution judiciaire, c’est-à-dire eux-mêmes, est défaillante. Les condamnations réitérées de la France pour violation de la durée raisonnable du procès, leur rappelant sans cesse cette situation fautive, ravivent ce sentiment de culpabilité. On ne se résigne pas volontiers au médiocre fonctionnement du service public dont on assure l’exécution, surtout si sa mission est de plus en plus regardée comme essentielle par les citoyens, celle de pacifier les relations sociales.

Au cours de la période récente, ce courant revendicatif a atteint un paroxysme, un paroxysme à la mesure de l’angoisse de ne pourvoir faire face à la charge provoquée par la mise en oeuvre des réformes successives, à la mesure de la lassitude de la pression productiviste qui pèse de plus en plus lourdement sur les magistrats, à la mesure de l’intensité de leur désir de satisfaire la demande de plus en plus forte d’une justice efficace, équilibrée, harmonieuse et raisonnable. Si le besoin de justice est infini, les moyens de la justice ne le sont pas.

Or, il faut bien admettre, que, même si les récents budgets ont permis une réelle amélioration de la situation des juridictions, les efforts considérables qu’elles ont consentis, à tous les niveaux, pour s’affranchir de l’encombrement, se sont, le plus souvent, traduits par une récession des standards de qualité : généralisation du juge unique en première instance, voire en appel, motivations abrégées ou stéréotypées des jugements, réduction du temps consacré aux affaires, allongements extravagants des audiences, toutes évolutions inquiétantes donnant au juge l’impression d’une dégradation du service qu’il rend et, par voie de conséquence, de son autorité et de son crédit.

On ne gagne rien à transiger sur l’éthique.

Ce mouvement n’est, en effet, pas sans affecter la fiabilité de la justice. Bien qu’il ait peu évolué au cours des dix dernières années, le coefficient de cassation, de 5 % en matière pénale mais de 20 % en matière civile, révèle un taux de correction encore trop important dans un domaine où, par principe, l’imperfection, source d’erreur judiciaire, est difficilement admissible.

Si la vitesse de la décision civile, la systématisation et l’immédiateté de ce que l’on appelle "la réponse pénale" sont des objectifs importants, l’attente des citoyens ne se réduit évidemment pas à cela.

Participant à la modernisation de l’Etat, la justice, comme tout service public, a le devoir de satisfaire les demandes des usagers en termes de répartition territoriale, d’accessibilité des juridictions, d’accueil dans les palais de justice, de renseignements et d’information. Il lui faut mieux faire comprendre ses procédures et ses actes. Il est impératif qu’elle respecte la dignité des hommes et des femmes soumis à jugement, quelle que soit leur catégorie sociale, quelle que soient leur position dans le procès, parties, prévenus, témoins ou victimes.

Responsable de l’équité du procès, le juge est, à l’égard du justiciable, quel qu’il soit, riche ou pauvre, débiteur de la garantie effective d’un juste débat : procès équitable, présomption d’innocence, garanties de la défense mais encore participation de l’individu à son propre procès, lisibilité et efficacité de la décision de justice.

Nous savons bien que le crédit de la justice n’est plus, désormais, fondé sur l’autorité institutionnelle de celui qui la rend mais sur la fiabilité de la méthode qu’il met en oeuvre, sur son aptitude à exposer clairement la règle et à dégager, dans sa motivation, les valeurs sociales auxquelles se réfère la décision. Pour être crédible, le juge doit convaincre par la transparence de sa procédure, la compréhension de son raisonnement, la pertinence et l’effectivité de sa solution. Chaque fois qu’il échoue ou qu’il s’écarte de ces impératifs, son autorité est perçue comme vaine ou arbitraire.

Comme vous l’avez dit il y a quelques jours, Monsieur le Président de la République, le rôle de la justice c’est aussi de contribuer à la sécurité des citoyens par une application sûre et égale pour tous, égale partout, de la loi pénale. L’hésitation, le renoncement, la désinvolture, les atermoiement, les approximations, les négligences ou les erreurs de procédure sont ressenties par nos concitoyens non seulement comme une faiblesse de la justice mais comme une faille dans l’exercice des pouvoirs régaliens de l’Etat.

Instrument de régulation sociale par le droit, le juge, spécialement le juge de cassation, doit enfin édicter des normes jurisprudentielles répondant à des critères de cohérence, d’exactitude, de sécurité juridique et de prévisibilité. La raison de son existence est en effet de dire le droit avec justesse et justice, de donner une souplesse évolutive à la loi qui préserve son efficience et son autorité.

Qualité de l’organisation, qualité de la relation, qualité de la décision judiciaire, telle est l’actuelle revendication de justice. Vous la résumez, Monsieur la Président de la République, comme le renouveau d’une institution capable de traiter efficacement toutes catégories de contentieux, de garantir les libertés individuelles, d’assurer la sûreté des personnes et la sécurité des contrats.

Or, il se trouve que simultanément, magistrats, avocats et agent des greffes s’interrogent sur la qualité du service qu’ils rendent à la collectivité, qu’en même temps, ils redoutent une "dualisation" de la justice, d’une justice qui distinguerait un service coûteux, de haut niveau pour les classes aisées ou les cercles d’affaire, médiocre et à bas prix pour un monde assisté. Ensemble, ils rejettent une justice qui aggraverait les inégalités sociales.

Par des voies convergentes, ils prennent conscience que, dans la bonne exécution du service public judiciaire, leur responsabilité est indivise, que leur rôle n’est pas antagoniste mais complémentaire, que le fonctionnement de ce service public n’oppose pas les uns et les autres mais qu’elle les réunit dans un objectif commun : la réalisation du droit.

Comprennent-ils enfin qu’ils participent à une culture juridique et judiciaire commune ?

Perçoivent- ils que chacun joue un rôle qui le dépasse individuellement pour s’insérer dans un ensemble ?

En un mot, assiste-t-on, aujourd’hui, à la naissance d’une communauté juridique au sein de laquelle, professeurs, juges, magistrats du parquet, avocats, juristes d’entreprise acceptent d’être les acteurs d’une représentation commune, les éléments d’un ensemble professionnel qui distinguerait clairement les fonctions et les métiers, poursuite, défense, conseil, jugement et critique doctrinale, mais au sein duquel tous admettraient qu’ils tendent vers un but unique d’intérêt public : la régulation juridique de la société, c’est-à-dire la réalisation de l’Etat de droit ?

Faudrait-il pour cela que les uns et les autres, au-delà de leur recherche de pouvoir ou de la satisfaction d’intérêts personnels ou corporatistes, placent le justiciable au centre du procès.

Faudrait-il pour cela qu’ils admettent et respectent réciproquement la fonction que chacun d’eux exerce, que, par exemple, le juge assure pleinement la liberté de la défense et son égalité avec l’accusation, que l’avocat reconnaisse l’autorité du juge, qu’il ne se prête pas à des stratégies visant à sa déstabilisation par des mises en cause personnelles qui affectent le crédit de l’institution dans son ensemble.

Faudrait-il enfin que la doctrine assume son rôle critique en toute rigueur et sans concession, mais de manière libre, responsable et sans aveuglement idéologique.

Si cette communauté existe, elle doit affirmer sa solidarité, imposer ses valeurs, défendre son éthique, comprendre son économie, construire un intérêt général juridique et judiciaire, intérêt général autour duquel les réformes s’articuleront plutôt que de rechercher des équilibres entre des forces ou des intérêts catégoriels.

Il s’agit, en définitive, de donner un corps, un contenu, une force à ce que vous appelez, Monsieur le Président de la République, l’esprit de justice.

C’est de l’existence de cette communauté de juristes que dépend la puissance, la compétitivité de notre système de droit, c’est parce qu’elle aura su au sein des institutions de l’Etat, forger son identité, créer une pensée, faire la preuve de sa fiabilité, convaincre de son crédit qu’elle fera rayonner ses concepts et son organisation au plan international.

Ainsi que vous le disiez à l’Ecole Nationale de la magistrature au mois d’octobre 1999, en Europe, un système de droit n’est plus désormais confiné dans le territoire d’un Etat. Tous s’insèrent dans des ordres juridiques supra-nationaux, ceux de l’Union européenne et de la Convention européenne des droits de l’homme, ordres juridiques d’où émergent une conception nouvelle du juge et du droit mêlant, par fusion ou par harmonisation plutôt qu’en les opposant, les principes tirés de la Common-law et du droit romano-germanique. C’est la renaissance de ce droit commun de l’Europe qu’a mis en évidence la réunion des présidents et chefs de parquet des cours suprêmes de l’Union européenne, qui s’est tenue ici au début du mois de décembre.

Acteurs de l’approfondissement de l’Etat de droit, conscients du renforcement de leur rôle social, les juges vivent une époque difficile et exaltante.

C’est sans doute ce qui ravive l’attrait pour les fonctions de magistrat, attrait qui fait que l’Ecole nationale de la magistrature intéresse de nombreux étudiants parmi les plus brillants.

Comme la tradition le veut, ces nouveaux magistrats sont représentés à cette audience par Messieurs Xavier Blanc, Jérôme Bourrier et Patrice Gelpi, majors des trois concours de l’année 2000.

C’est eux qui auront à exercer une justice que nous espérons rénovée.

Une justice qui, comme le souhaitait déjà Portalis, fasse que la "La loi est faite pour les hommes et non les hommes pour la loi".

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  • Premier président

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