Guy Canivet - Allocution d'audience solennelle de début d'année judiciaire 2000

06/01/2000

Allocution prononcée par le premier président Guy Canivet, lors de l'audience solennelle de début d'année judiciaire du 6 janvier 2020.

Madame le Garde des Sceaux,

Mesdames, Messieurs,

M’associant aux propos de Monsieur le Procureur Général, je vous exprime, à mon tour, nos remerciements pour l’intérêt que par votre présence à cette audience solennelle vous portez à cette Cour et à ses travaux.

La récente et importante décision de créer un nouveau palais de justice à Paris pour y installer le tribunal de grande instance est un signe fort de votre volonté de moderniser la justice par les moyens dont elle dispose.

Vous avez bien voulu comprendre qu’il n’est plus admissible que magistrats et fonctionnaires travaillent dans les conditions actuelles de précarité et d’inefficacité en l’état totalement insuffisant et inadapté de l’édifice historique où nous sommes ; comprendre qu’il est indispensable que les justiciables parisiens trouvent, dans une juridiction qui est la leur, un accueil, des installations et des prestations conformes aux exigences du service public de la justice du temps présent.

De leurs côtés, maintenues dans l’actuel palais, la Cour de cassation et la Cour d’appel, y disposeront, enfin, de locaux plus vastes et réaménagés nécessaires au bon accomplissement de leurs missions, permettant à chacun de leurs membres et collaborateurs d’y trouver les structures de travail appropriées qui leur font, depuis longtemps, gravement défaut.

Par ceux qui oeuvrent ici quotidiennement, par ceux qui ont le sens de l’intérêt général, par ceux qui agissent pour que la justice réponde à l’attente collective, votre décision est appréciée à la mesure de l’effort budgétaire de l’Etat, de la volonté politique, de l’engagement et du courage qu’elle représente.

Selon la coutume instaurée par M. le Premier Président Drai, je salue la présence à cette audience de Mesdemoiselles Amélie Prétat, Françoise Dérouard et Sophie Nicolet, majors des trois concours d’accès à la magistrature de 1999.

En m’adressant à la justice de demain qu’elles représentent parmi nous, il ne me semble pas inutile de rappeler que le recrutement par concours a été instauré pour la première fois, avec difficulté et d’abord de manière éphémère entre 1906 et 1908, pour mettre fin à un système organisé de nomination des juges sur recommandations politiques et substituer une magistrature d’élite à une magistrature de notables.

Tel qu’il est depuis 1958, le concours est le plus fort garant de l’égalité d’accès au corps judiciaire, de son unité, de l’indépendance et de la qualité des magistrats.

"On pensa que, dans l’intérêt de la société, comme dans celui de la justice elle-même, il serait plus utile d’établir un corps de magistrats[...], à la sagesse desquels on confierait l’examen... de tous les jugements qui seraient attaqués, et qui, revêtus d’une spécialité exclusive, seraient, dans chacune de leurs décisions, absolus, impartiaux, intègres, indépendants, et offriraient ainsi à l’ordre public plus de sécurité, plus de garantie et plus de repos".

"La Cour de cassation fut donc créée".

Ainsi s’exprimait le Comte de Sèze, pour décrire le rôle et les qualités des magistrats de la Cour de cassation, dont il était Premier Président, lors de la rentrée judiciaire de 1827.

S’il n’y a rien à redire à l’énumération des facultés intellectuelles et morales requises des membres de la Cour, il faut, aujourd’hui, y ajouter une force productive qu’à l’époque on ne soupçonnait pas.

La chambre criminelle a, en effet, durant l’année écoulée, jugé 9 300 affaires.

Du fait de la célérité requise par la matière pénale et des brefs délais qui lui sont, en certains cas, prescrits par la loi, cette chambre s’impose, pour ne laisser aucun dossier en attente, une organisation et un rythme sévères obligeant chaque conseiller à examiner, en moyenne, plus de 290 procédures par an.

En matière civile, les affaires en cours au 31 décembre dernier étaient 33 000, l’ensemble des chambres civiles, commerciales et sociales ayant au total rendu, cette année comme l’année dernière, près de 20 000 décisions.

Grâce à une diminution sensible des affaires reçues (8,5 %), le nombre des procédures en attente s’est stabilisé.

Néanmoins, rapportée à la capacité de traitement des chambres civiles, la masse des pourvois en instance, essentiellement à la chambre sociale et plus récemment à la chambre commerciale, conduit à un délai de jugement moyen de plus de deux ans. Compte tenu de la durée incompressible d’instruction et du temps d’examen par le rapporteur et l’avocat général, l’ajournement stérile des affaires est, en moyenne, de plus d’un an, ce qui excède le raisonnable.

Outre qu’elle impose aux parties une durée anormalement longue du procès, portant ainsi atteinte à leurs propres droits, cette vaine attente est, en elle-même, grave de conséquences pour la fonction normative de la Cour, donc pour l’intérêt général. Fixée avec retard, la jurisprudence n’est connue qu’alors que les juges du fond ont, depuis la date du pourvoi, sur la question juridique discutée, continué à rendre de nombreuses décisions, éventuellement erronées et, elles aussi, frappées de recours. De sorte que, paradoxalement, la juridiction garante de la sécurité du droit est elle-même facteur d’incertitude, en même temps qu’elle provoque son propre engorgement.

Infiniment regrettable, cette situation est l’aboutissement d’une dégradation continue depuis plus de trente ans.

Mathématiquement, elle est due à la forte augmentation du nombre des pourvois - augmentation proportionnellement beaucoup plus importante que celle des décisions rendues par les juridictions du fond - tandis que les moyens dont est dotée la Cour de cassation n’ont pas été suffisamment adaptés et que n’a pas, non plus, été institué de processus de maîtrise des flux d’affaires.

En 1958, date significative de la grande réforme judiciaire, le nombre des affaires achevées par les cours d’appel en matière civile était de 31 000 et le nombre des pourvois en cassation de 6 700, soit un taux de pourvoi inférieur à 5 %. En 1998, ces chiffres sont de 210 000 pour les arrêts de cours d’appel et de 22 000 pour les pourvois, soit un taux de recours de plus de 10 %, qui a donc plus que doublé durant la même période.

De ces facteurs cumulés, il résulte qu’entre 1958 et 1999, en matière civile, le nombre des affaires soumises à la Cour de cassation a augmenté de 330 %.

Or, entre ces deux dates, si l’effectif des magistrats en service judiciaire a progressé de 3500 à 6500, soit de 84 %, celui des membres de la Cour de cassation n’est passé que de 121 à 179, c’est à dire un ajustement de 47 %, sans relation avec le développement des recours et, au surplus, proportionnellement inférieur de moitié à celui de l’ensemble du corps judiciaire. Il s’ensuit que l’effectif de la Cour de cassation qui, en 1958, était de 3, 4 % du total des magistrats des cours et tribunaux, n’en représente plus aujourd’hui que 2,7 %.

On comprend donc que, quels que soient les progrès continus, réels et importants réalisés par la Cour de cassation dans l’intensification chiffrable de son activité et la rationalisation de ses méthodes, en dépit des pratiques novatrices, des procédures allégées et des formations restreintes qu’elle a mises en place, elle se trouve aujourd’hui - et se trouvera dans l’avenir davantage encore - dans l’impossibilité de faire face au nombre de recours qui lui sont soumis.

A l’évidence, il ne s’agit plus, désormais, seulement d’un problème d’organisation interne.

Depuis vingt ans, de multiples commissions et groupes de travail ont été réunis, qui ont remis des propositions de réformes, généralement peu suivies, plusieurs projets, tous mûrement réfléchis, ont été élaborés avec conviction, mais sans grand succès, par les premiers présidents de cette Cour. Certes, des aménagements ont été apportés à la procédure et aux règles de composition des formations de jugement mais aucun mécanisme efficace de régulation de l’accès au juge de cassation n’a pu être adopté, sans doute parce que, comme l’observait le Premier Président Pierre Bellet, dont la mémoire sera tout à l’heure évoquée, "Peu de réformes en matière judiciaire ont été un succès [car, écrivait-il], les participants intéressés au processus réformateur sont trop nombreux [et], leurs intérêts trop divergents". Il ajoutait de manière prémonitoire " La faiblesse des risques de voir prospérer une réforme [judiciaire] importante facilite grandement l’inscription du chapitre des réformes dans un imaginaire qui permet de nourrir les discours".

A l’entendre, on comprend pourquoi la sortie de l’imaginaire réveille les passions.

En réalité, on sait depuis longtemps que, pour rétablir un délai raisonnable de jugement et permettre à la Cour de pleinement remplir sa fonction jurisprudentielle, à quelques variantes près, trois solutions seraient envisageables.

En l’état d’une situation d’accès libre et incontrôlé au juge de cassation, l’une serait de renforcer dans de notables proportions les moyens humains, dans toutes les catégories de personnels, dont dispose la Cour pour assurer le traitement uniforme de tous les pourvois. Outre les difficultés budgétaires qu’elle pose, une telle solution, en ce qu’elle multiplierait nécessairement les formations de jugement, provoquerait d’irrémédiables inconvénients quant au maintien de l’unité et de la cohérence de la jurisprudence. D’ailleurs, elle ne ferait que régler provisoirement la situation jusqu’à ce que ces moyens libérés s’avèrent bientôt insuffisants du fait d’une nouvelle augmentation du nombre des recours.

Une autre possibilité qui, il y a quelques mois, a fait l’objet de propositions conjointes de Monsieur le Premier Président Pierre Truche, de vous-même, Monsieur le Procureur général, et de l’Ordre des avocats, obligerait chaque partie, dans tous les cas, même en matière sociale et pénale, à constituer un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation pour former et soutenir un pourvoi. On y voit, avec beaucoup de réalisme, un moyen de réduire le nombre des dossiers, tout en rétablissant, entre les parties, une égalité des chances dans le procès de cassation. Toutefois, afin de ne pas créer une rupture d’égalité financière d’accès à la Cour, il serait nécessaire d’adapter le système d’aide juridictionnelle selon des modalités dont le coût est à évaluer puis d’instaurer une concertation avec les groupes socio-professionnels concernés.

Enfin, un moyen éprouvé quant à ses résultats par la pratique qu’en ont la plupart des juridictions de cassation, consiste à donner des réponses judiciaires diversifiées selon le sérieux des critiques formulées contre la décision attaquée, selon l’intérêt et l’importance de la question juridique posée. Il est pour cela indispensable que la Cour renforce son dispositif d’examen préalable des pourvois et que soient ré-instituées des procédures de filtrage permettant de ne pas admettre ceux qui, à l’évidence, ne sont fondés sur aucun moyen sérieux.

C’est, en tout cas, en rendant moins de décisions juridiquement significatives mais en veillant davantage à la clarté et à la cohérence des arrêts créateurs de droit que la Cour de cassation pourra, se consacrant à sa mission prioritaire, élaborer une jurisprudence d’envergure, plus lisible, plus explicite, évitant les incertitudes, les ambiguïtés et les fluctuations nuisibles à la prévisibilité de la règle. Avant tout, c’est cela qu’on attend d’elle.

Le moment des choix est depuis longtemps venu, les différer ne fait qu’aggraver une situation déjà obérée et affaiblir l’autorité juridique et doctrinale de la Cour, affaiblissement évidemment préjudiciable au crédit interne et international de notre système de droit.

Cette concentration sur l’aspect normatif de la mission de la Cour est d’autant plus nécessaire et urgente que sa fonction jurisprudentielle traditionnelle s’amplifie de la mise en conformité de l’ordre juridique interne avec les droits issus des Conventions internationales auxquelles la France est liée, notamment le droit de l’Union européenne et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Par le mécanisme propre au droit communautaire ou par celui de l’article 55 de la Constitution selon lequel "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois", ces normes internationales sont généralement d’effet direct, c’est à dire que, sans la moindre procédure de transcription, elles créent pour les particuliers des droits que le juge doit protéger.

Elles sont donc invocables devant toutes les juridictions nationales qui ont l’obligation de les appliquer immédiatement.

Elles jouissent, en outre, d’une primauté qui leur donne une force supérieure à la loi, primauté en vertu de laquelle, en cas de contradiction, pour donner plein effet à la règle internationale, le juge, quel qu’il soit, pénal ou civil, judiciaire ou administratif, écarte l’application de la disposition interne non conforme. Ce dernier aspect, qui impose au juge d’ignorer sa propre loi, lui confère un pouvoir considérable qu’il est nécessaire de contrôler.

C’est, dans l’ordre judiciaire, ce que fait la Cour de cassation sous l’impulsion de laquelle, par un mécanisme créateur de droit identique à la méthode d’élaboration de la Common law, le juge national reconstruit, à partir du droit communautaire ou de celui de la Convention, l’ordre juridique interne en le modifiant profondément.

Considérable dans de nombreux domaines, ce mouvement, phénomène marquant du début du nouveau siècle, est particulièrement fort et perceptible dans la transformation du droit procédural par application de l’article 6, §1 de la Convention qui, on le sait, prescrit les garanties d’un procès équitable.

« Procès équitable » : Ces deux mots, ferment d’une renaissance de la justice, pour la première fois énoncés dans l’article 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, repris dans l’article 14, §1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 19 décembre 1966 tirent, aujourd’hui, l’essentiel de leur force normative de l’article 6, § 1 de la Convention, dont les principes sont, depuis le traité d’Amsterdam, expressément compris dans le droit de l’Union européenne.

A partir de ce texte, la Cour européenne des droits de l’homme a progressivement établi des méthodes d’interprétation et des standards qui s’imposent aux tribunaux nationaux.

La méthode est nouvelle pour le juge français puisque, d’inspiration anglo-saxonne, elle introduit dans un raisonnement judiciaire jusqu’alors purement déductif, une logique inductive de gradation et de proportionnalité qui conduit à dépasser le formalisme des procédures et l’analyse théorique des droits pour s’attacher, par une démarche réaliste et pragmatique, à leur application pratique, concrète, effective et finaliste dans une compréhension globale du procès.

L’autonomie de qualification des notions de la Convention, notamment celles de procès, de tribunal, de matière pénale et de matière civile, comprises au-delà des catégories propres aux droits internes, dans un sens commun à tous les Etats signataires, donne une large portée à la garantie d’équité.

Suivant de tels principes d’application, la Cour de cassation a déjà profondément engagé cette oeuvre de rénovation du procès civil et pénal.

En matière pénale, par exemple, elle écarte, au nom de l’égalité des armes, l’application de dispositions du Code de procédure pénale qui permettent au ministère public de former, contre certains jugements, un appel dont sont privées les autres parties. Au nom de l’accès au juge, revenant sur sa propre jurisprudence, elle déclare recevable le recours formé par un condamné en fuite.

En matière civile, au nom de l’impartialité, alors qu’aucune disposition du nouveau Code de procédure civile ne l’empêche, elle interdit au juge des référés qui s’est prononcé, à titre provisoire, sur le caractère contestable d’une obligation de trancher ensuite, définitivement, la même contestation au fond.

En matière sociale, au nom de l’indépendance, elle déclare non conforme au procès équitable les décisions du tribunal du contentieux de l’incapacité, au motif que, selon la loi même, cette juridiction est présidée par un représentant du directeur des affaires sanitaires et sociales soumis à l’autorité hiérarchique du ministre.

Toujours au nom de l’impartialité, elle estime irrégulière la procédure disciplinaire des avocats en constatant que, comme le permet cependant le décret de 1991, le rapporteur désigné par le bâtonnier pour enquêter sur le comportement de l’avocat en cause s’est ensuite prononcé sur la sanction.

Encore au nom du même principe d’impartialité et de l’égalité des armes, en droit économique, elle approuve la Cour d’appel de Paris d’annuler, en dépit des dispositions des règlements de procédures applicables, les décisions de sanctions pécuniaires prononcées par le Conseil de la concurrence et la Commission des opérations de bourse, en raison de l’assistance ou de la participation au délibéré du rapporteur soit, dans un cas, parce que ce rapporteur établit et soutient l’acte d’accusation soit, dans l’autre, parce qu’il recherche des preuves de l’infraction avec le concours des services d’enquête.

Ce mouvement d’ampleur, que certains estiment trop lent et timide mais d’autres intempestif, ne fait que commencer. Il aura, sachons-le, d’immenses répercussions sur notre conception du procès. Le fait qu’il procède d’une norme internationale ne porte en rien atteinte à la souveraineté judiciaire de l’Etat puisque c’est précisément lui qui a décidé l’introduction des garanties qu’elle impose dans l’ordre interne.

Il s’agit en définitive d’accepter et de faire en sorte, comme le pouvoir politique l’a voulu pour répondre à la demande accrue de justice des citoyens et pour asseoir le crédit international de la France, que notre appareil judiciaire réponde à des normes minimales de qualité en référence à des standards convenus entre Etats donnant un caractère substantiel au droit d’accès aux juridictions, au droit à une bonne justice et au droit à l’exécution de la décision judiciaire.

Au demeurant, ces normes d’ordre public international, qui tendent à constituer un droit judiciaire universel en imposant un modèle de procès commun aux nations démocratiques, ne font que rendre effectif un idéal de justice reconnu par le droit naturel.

"L’équité", écrit Raymond-Théodore Troplong, Premier Président de cette Cour de 1852 à 1869 ,"c’est ce que d’autres ont appelé le droit naturel ; c’est ce fonds d’idées cosmopolites qui est l’apanage commun de l’humanité..."

Depuis la Révolution qui a aboli le principe inquisitorial d’ancien régime selon lequel "tout juge est procureur général", il est naturellement admis qu’on ne peut, en même temps, accuser et juger. Le droit à un procès équitable se borne à consacrer cette radicale incompatibilité lorsqu’il impose une séparation fonctionnelle et organique entre l’autorité de poursuite qu’est le procureur et l’instance de jugement qu’est le juge, seul habilité à prononcer une sanction, même si l’un et l’autre procèdent d’un corps unique de magistrats.

Modalité du principe de libre contradiction, l’équilibre des droits des parties interdit, naturellement, à celle qui exerce l’action publique de bénéficier de prérogatives de procédure que n’auraient pas les autres ou de s’exprimer sans possibilité de réplique.

Il est tout aussi naturel qu’on ne puisse, à la fois, rechercher les preuves et les responsables d’une infraction qu’elle soit pénale, économique ou disciplinaire et ensuite décider de la culpabilité de son auteur. En référence à l’exigence d’impartialité objective, l’interdiction de juger faite à celui qui a recherché les preuves et pris parti sur les charges, fût-il juge, n’est donc que l’application de cette garantie primaire.

Beaucoup de ces droits fondamentaux sont protégés par la Constitution. La jurisprudence du Conseil constitutionnel fait, en effet, entrer dans le bloc de constitutionnalité et dans son champ de contrôle, soit au titre de la constitution ou des textes à valeur constitutionnelle soit au titre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, la protection des droits procéduraux essentiels, tels les droits de la défense, dont le contenu recouvre beaucoup des garanties du procès équitable.

Sous certains aspects, ce sont les mêmes objectifs que poursuivent les projets de réforme de la justice en cours.

L’article préliminaire du Code de procédure pénale, résultant du projet de loi sur la présomption d’innocence actuellement en discussion au parlement, fixe - enfin - certains principes directeurs du procès criminel en référence explicite à l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.

L’indépendance des magistrats, que vise à renforcer le projet de loi constitutionnelle par un régime commun au siège et au parquet, est un facteur d’indépendance des juridictions.

Destinée à soustraire les juges aux pressions et influences locales, la mobilité, prévue par le projet de loi organique relatif au statut des magistrats, est une condition de l’impartialité à la fois objective et subjective des juridictions.

Mais quels que soient ses fondements, ce qui est caractéristique et nouveau dans cette mutation, c’est que le juge est aujourd’hui acteur de l’évolution du droit processuel. L’application de la Convention l’oblige en effet à reconsidérer sa propre procédure, voire même sa propre fonction, en référence à des droits fondamentaux dont le contenu échappe au débat interne.

Son indépendance, son impartialité, son rôle de garant de l’égalité d’accès aux tribunaux, de garant du délai raisonnable de jugement, de garant de l’égalité des armes, de l’égalité des droits des parties dans le procès, de la contradiction effective du débat, du respect des droits de la défense procèdent d’un ordre juridique supra national qu’il lui appartient de mettre en oeuvre, de manière positive, effective et pragmatique, selon des principes d’interprétation posés par des juridictions européennes.

De ce fait, il joue un rôle essentiel dans la définition et la mise en oeuvre des conditions du "bien jugé".

Bien sûr, il ne peut lui être demandé compte du sens de son jugement, toute contestation sur ce point relève, en effet, des seules voies de recours prévues par la loi. Vouloir introduire, de ce fait, une responsabilité directe et personnelle du juge, sans exemple dans aucun système juridique, est manifestement contraire au principe d’indépendance juridictionnelle et serait, en pratique, source de paralysie des tribunaux et de stérilité de la jurisprudence.

En revanche, le pouvoir dévolu au juge de garantir, dans les faits, au-delà des règles de la procédure interne, les conditions effectives d’une justice de qualité, le rend plus directement responsable des moyens qu’il met en oeuvre pour juger.

Il n’est donc pas anormal que, comme le prévoit le projet de loi organique, les devoirs du juge dans son comportement judiciaire soient plus forts et plus précis. A un pouvoir juridictionnel renforcé correspond corrélativement une plus grande exigence professionnelle, intellectuelle et morale.

Rigueur dans l’examen des dossiers, diligence dans le traitement des affaires, précaution dans la motivation des décisions, mise à jour des connaissances, respect et attention à l’égard des justiciables, correction et considération dans les relations avec les auxiliaires de justice, culte du secret professionnel, telles sont les obligations relatives à la pratique du juge, à son comportement dans le procès, pour lesquelles la contrainte déontologique mérite d’être explicitement prévue, renforcée et contrôlée.

En outre, si son indépendance doit être strictement et efficacement garantie par la loi fondamentale, il en est lui-même le gardien par le discernement dont il fait preuve dans ses relations avec le monde politique, les institutions, les groupes de pression ou les cercles d’influence. Il lui est donc prescrit de s’abstenir de toute compromission qui constituerait, même en apparence, un abandon de cette exigence primordiale.

Enfin, dès lors qu’elle est le fondement et la justification de son pouvoir de juger, il doit cultiver une éthique stricte et exigeante de l’impartialité.

L’impartialité objective impose, il est vrai, à l’organisation judiciaire de rigoureuses séparations entre les différentes fonctions du procès afin de ne pas mettre en position de juger celui qui peut déjà avoir pris parti. Mais, de son côté, le juge ne doit pas, par sa propre attitude, réduire la confiance que le justiciable est en droit d’attendre en lui confiant la protection de ses droits.

Dans son dernier discours en tant que premier président de cette Cour, il y a douze ans, Mme Simone Rozès, réfléchissant au crédit de la justice, concluait que l’impartialité était tout à la fois, l’âme, le métier, l’intelligence, le courage et l’honneur du juge.

"C’est seulement", achevait-elle, "parce qu’il est assuré que son juge ne se détermine qu’en considération de la loi, de l’équité, de sa conscience et d’un examen attentif et rigoureux des faits au regard de valeurs éthiques et sociales communément acceptées que le citoyen admet le pouvoir de juger, la force obligatoire de la décision de justice et tient pour légitime l’autorité de celui qui la rend".

C’est ainsi dans toute sa dimension légale, intellectuelle, éthique, sociale et professionnelle que les juges étaient invités à comprendre l’exigence d’impartialité.

Conscients de leur rôle au sein de l’Etat, ils connaissent et respectent les devoirs de leur charge. Dans leur immense majorité, ils exercent leurs fonctions avec dignité, discrétion, impartialité et intégrité, dans le strict respect de la loi, faisant, en outre, preuve d’un dévouement et d’une conscience sans reproche, dans une pratique quotidienne lourde, exigeante, parfois ingrate et un professionnalisme rigoureux.

S’ils acceptent le renforcement d’une discipline déjà strictement contrôlée, ils ne comprendraient pas que les débats parlementaires et les textes qui en résulteront jettent, collectivement sur eux-mêmes ou leurs fonctions, une suspicion ou un discrédit que rien ne justifie et qui serait, en définitive, néfaste à l’ensemble des institutions. Il n’est pas d’État démocratique sans justice forte.

"Le droit", dit Bossuet, "n’est autre que la raison même, et la raison la plus certaine, puisque c’est la raison reconnue par le consentement des hommes".

Que s’en souviennent ceux qui sont garants du pacte social.

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