Rapport annuel 2022 (II. ARRÊTS RENDUS EN ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE ET EN CHAMBRE MIXTE)

Rapport annuel

Ouvrage de référence dans les milieux judiciaire et universitaire, le Rapport de la Cour de cassation est aussi un précieux instrument de travail pour les praticiens du droit. Le Rapport 2022 comporte des suggestions de modifications législatives ou réglementaires, ainsi que l’analyse des principaux arrêts et avis ayant été rendus, tout au long de l’année, dans les différentes branches du droit privé. Le Rapport présente également, de manière détaillée, l’activité juridictionnelle et extra-juridictionnelle de la Cour de cassation, ainsi que celle des juridictions et commissions instituées auprès d’elle.

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Rapport annuel

Rapport annuel 2022 (II. ARRÊTS RENDUS EN ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE ET EN CHAMBRE MIXTE)

II. ARRÊTS RENDUS EN ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE ET EN CHAMBRE MIXTE

A. Assemblée plénière

1. Arrêts rendus en matière civile

Intérêts – Intérêts au taux légal majoré de cinq points – Dette d’une somme d’argent – Exonération – Conditions – Situation du débiteur – Définition – Circonstance indépendante de la volonté du débiteur

Ass. plén., 29 avril 2022, pourvois no 18-18.542 et no 18-21.814, publié au Bulletin, rapport de M. Mollard et avis de MM. Molins et Gaillardot

Aux termes de l’article L. 313-3, alinéa 2, du code monétaire et financier, le juge de l’exécution peut, à la demande du débiteur ou du créancier, et en considération de la situation du débiteur, exonérer celui-ci de la majoration du taux de l’intérêt légal prévue à l’alinéa 1 ou en réduire le montant. Cette majoration ayant pour finalité d’inciter le débiteur à exécuter sans tarder la décision le condamnant, relève de la situation du débiteur, au sens dudit article, toute circonstance indépendante de la volonté du débiteur de nature à faire obstacle à l’exécution, par ce dernier, de la décision de justice le condamnant au paiement d’une somme d’argent.

Prescription civile – Suspension – Impossibilité d’agir – Applications diverses – Gel d’avoirs iraniens

Même arrêt

Sans autorisation préalablement délivrée par l’autorité française compétente, aucune mesure conservatoire ou d’exécution forcée ne peut être diligentée sur des avoirs qui ont été gelés en application d’un règlement de l’Union pris en exécution de la position commune 2007/140/PESC du Conseil du 27 février 2007 concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran. Il s’ensuit que lorsque les avoirs d’un débiteur sont gelés et que les conditions dans lesquelles l’autorité française compétente peut autoriser le déblocage de certains d’entre eux ne sont pas réunies ou que celle-ci a refusé de les débloquer, la prescription extinctive est suspendue à l’égard des créanciers pendant toute la durée de la mesure de gel.

Au début des années 2000, la République islamique d’Iran, État signataire du Traité de non-prolifération des armes nucléaires, a été suspectée par la communauté internationale de développer un programme nucléaire et de missiles balistiques en violation de ses engagements internationaux.

Par la résolution 1737 (2006) du 23 décembre 2006, le Conseil de sécurité des Nations unies a décidé que l’Iran devait suspendre toutes les activités liées à l’enrichissement et au retraitement ainsi que les travaux sur tous projets liés à l’eau lourde, et prendre certaines mesures prescrites par le conseil des gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique. Par cette même résolution, il a décidé que l’ensemble des États membres des Nations unies devraient appliquer un certain nombre de mesures restrictives, parmi lesquelles le gel des fonds et ressources économiques qui sont la propriété ou sont sous le contrôle de personnes ou entités désignées par le Conseil de sécurité comme concourant au programme nucléaire ou de missiles balistiques iranien.

Par la résolution 1747 (2007) du 24 mars 2007, le Conseil de sécurité a identifié la société de droit iranien Bank Sepah (la banque Sepah) comme faisant partie des « entités concourant au programme nucléaire ou de missiles balistiques » de l’Iran auxquelles devait s’appliquer la mesure de gel des avoirs.

Ces résolutions ont été transposées dans le droit communautaire par les règlements (CE) no 423/2007 du Conseil du 19 avril 2007 concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran et (CE) no 441/2007 de la Commission du 20 avril 2007 modifiant le règlement (CE) no 423/2007, de sorte qu’à compter du 21 avril 2007 tous les avoirs détenus par la banque Sepah sur le territoire de la Communauté européenne, et notamment en France, ont été gelés.

Quelques jours après le gel des avoirs de la banque Sepah, la cour d’appel de Paris (chambre des appels correctionnels) a, par arrêt du 26 avril 2007 devenu irrévocable, déclaré celle-ci civilement responsable des agissements délictueux commis, en 1995, par l’ancien directeur de sa succursale en France et l’a en conséquence condamnée à payer certaines sommes aux sociétés de droit américain Overseas Financial Ltd (la société Overseas) et Oaktree Finance Ltd (la société Oaktree).

La demande des sociétés Overseas et Oaktree de levée partielle de la mesure de gel des avoirs de la banque Sepah a été rejetée par décision implicite du ministre de l’économie et des finances.

Le 17 janvier 2016, le Conseil de sécurité des Nations unies a radié la banque Sepah de la liste des personnes et entités faisant l’objet du gel de leurs avoirs. Cette décision a été transposée dans le droit de l’Union européenne par le règlement d’exécution (UE) 2016/74 du Conseil du 22 janvier 2016 mettant en œuvre le règlement (UE) no 267/2012 concernant l’adoption de mesures restrictives à l’encontre de l’Iran, entré en vigueur le 23 janvier 2016, date à laquelle la banque Sepah a donc recouvré la libre disposition des avoirs qu’elle détenait dans l’Union européenne.

Le 17 mai 2016, en vertu de l’arrêt du 26 avril 2007 de la cour d’appel de Paris, les sociétés Overseas et Oaktree ont fait délivrer des commandements de payer aux fins de saisie-vente contre la banque Sepah. Le 5 juillet 2016, elles ont encore fait pratiquer entre les mains de la Société générale des saisies-attributions et des saisies de droits d’associés et valeurs mobilières, au préjudice de la banque Sepah.

La banque Sepah a alors assigné les sociétés Overseas et Oaktree devant le juge de l’exécution aux fins, notamment, de voir retrancher les intérêts au taux légal des causes des saisies. Tout en reconnaissant devoir le principal des sommes au paiement desquelles elle avait été condamnée, elle a soutenu, à titre principal, que le gel de ses avoirs, qui l’avait empêchée d’exécuter l’arrêt du 26 avril 2007 précité, constituait un cas de force majeure ayant entraîné la suspension des intérêts. À titre subsidiaire, la banque Sepah a, d’une part, soutenu que les intérêts échus depuis plus de cinq ans étaient prescrits et a, d’autre part, demandé à la cour d’appel d’exercer le pouvoir modérateur que celle-ci tient de l’article L. 313-3, alinéa 2, du code monétaire et financier, pour l’exonérer de la majoration du taux de l’intérêt légal.

Par arrêt du 8 mars 2018, la cour d’appel de Paris a écarté le moyen pris de la force majeure. Mais, considérant que rien n’interdisait aux sociétés Overseas et Oaktree d’engager, sur les avoirs gelés de la banque Sepah, des mesures d’exécution, ne serait-ce qu’à titre conservatoire, elle a dit prescrits les intérêts courus antérieurement au 17 mai 2011, en l’absence de toute cause interruptive de prescription antérieure à la signification des commandements de payer du 17 mai 2016. Quant aux intérêts courus postérieurement au 17 mai 2011, elle a refusé d’exonérer la banque Sepah de la majoration du taux de l’intérêt légal au motif que le gel de ses avoirs ne constitue pas un élément de sa situation permettant son exonération.

La banque Sepah et les sociétés Overseas et Oaktree ont chacune formé un pourvoi.

Ces pourvois offrant pour la première fois à la Cour de cassation l’opportunité de préciser la nature et les conséquences d’une mesure de gel des fonds et des ressources économiques et la portée des réponses aux questions soulevées étant d’autant plus grande que, depuis une vingtaine d’années, les régimes de gel des avoirs se sont multipliés, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, initialement saisie, a, par arrêt du 27 février 2020, ordonné leur renvoi devant l’assemblée plénière.

Par un premier arrêt en date du 10 juillet 2020, l’assemblée plénière a rejeté le premier moyen de la banque Sepah, pris de la force majeure.

Examinant alors le moyen unique des sociétés Overseas et Oaktree, qui contestent avoir pu accomplir sur les avoirs de la banque Sepah quelque acte interruptif de prescription que ce soit pendant toute la durée du gel, l’assemblée plénière s’est plus particulièrement interrogée sur la possibilité pour un créancier de diligenter des mesures conservatoires (sûreté judiciaire ou saisie conservatoire) sur des avoirs gelés, dès lors qu’elles n’emportent aucun transfert de propriété. Constatant que cette question inédite nécessitait l’interprétation des règlements de l’Union européenne instaurant le gel en cause, l’assemblée plénière a sursis à statuer et saisi la Cour de justice de l’Union européenne d’un recours préjudiciel en interprétation de ces règlements.

Par arrêt du 11 novembre 20211, la Cour de justice a répondu que les règlements de l’Union instaurant le gel des avoirs des entités concourant au programme nucléaire ou de missiles balistiques iranien « s’opposent à ce que soient diligentées, sur des fonds ou des ressources économiques gelés dans le cadre de la politique étrangère et de sécurité commune, sans autorisation préalable de l’autorité nationale compétente, des mesures conservatoires qui instaurent, au profit du créancier concerné, un droit d’être payé par priorité par rapport aux autres créanciers, même si de telles mesures n’ont pas pour effet de faire sortir des biens du patrimoine du débiteur ».

Par son second arrêt en date du 29 avril 2022, l’assemblée plénière de la Cour de cassation déduit de cette réponse qu’une sûreté judiciaire ou une saisie conservatoire, prévues par le code des procédures civiles d’exécution, ne peuvent être diligentées sur des avoirs gelés sans autorisation préalable de l’autorité nationale compétente, et que ne peuvent donc l’être, a fortiori, des mesures d’exécution forcée qui entraînent un transfert de propriété du patrimoine du débiteur vers celui du créancier.

Relevant que la demande de levée du gel des avoirs de la banque Sepah, formée par les sociétés Overseas et Oaktree, avait été rejetée par l’autorité compétente, la Cour de cassation constate que ces dernières ont été, pendant toute la durée du gel, dans l’impossibilité d’agir par suite d’un empêchement résultant de la loi, ici les règlements de l’Union européenne instaurant ce gel, et, faisant application de l’article 2234 du code civil, retient que la prescription a été suspendue à leur égard.

Le second moyen de la banque Sepah soulève la question de savoir si l’impossibilité légale où se trouve un débiteur, à la suite du gel de ses avoirs, d’exécuter la décision de justice le condamnant au paiement peut être prise en considération par le juge à qui il est demandé d’exonérer ce débiteur de la majoration du taux de l’intérêt légal ou de la réduire et, plus généralement, la question de la nature comminatoire ou réparatrice de cette majoration.

Par son arrêt du 29 avril 2022, l’assemblée plénière tranche clairement en faveur de sa nature comminatoire en jugeant qu’elle a pour finalité d’inciter le débiteur à exécuter sans tarder la décision le condamnant.

Elle en déduit que relève de la situation du débiteur, au sens de l’article L. 313-3, alinéa 2, du code monétaire et financier, en considération de laquelle le juge exerce son pouvoir modérateur, toute circonstance indépendante de la volonté du débiteur de nature à faire obstacle à l’exécution, par ce dernier, de la décision de justice le condamnant.

Constatant, dès lors, que le gel des avoirs de la banque Sepah, qui la plaçait dans l’impossibilité d’exécuter sa condamnation à paiement, constituait un élément de sa situation devant être pris en compte par la cour d’appel dans l’exercice de son pouvoir modérateur, elle juge que la cour d’appel, en s’y refusant, a méconnu l’étendue de ses pouvoirs.

Visite domiciliaire et saisie – Autorité des marchés financiers (AMF) – Pouvoirs – Contrôles et enquêtes – Déroulement des opérations – Saisie des pièces et documents – Étendue – Détermination

Ass. plén., 16 décembre 2022, pourvoi no 21-23.719, publié au Bulletin, rapport de M. Seys et avis de M. Lecaroz

Ass. plén., 16 décembre 2022, pourvoi no 21-23.685, publié au Bulletin, rapport de M. Seys et avis de M. Lecaroz

Les saisies opérées par les agents de l’Autorité des marchés financiers (AMF) en exécution d’une ordonnance délivrée par le juge des libertés et de la détention sur le fondement de l’article L. 621-12 du code monétaire et financier peuvent porter sur tous les documents et supports d’information qui sont en lien avec l’objet de l’enquête et se trouvent dans les lieux que le juge a désignés ou sont accessibles depuis ceux-ci, sans qu’il soit nécessaire que ces documents et supports appartiennent ou soient à la disposition de l’occupant des lieux.

Les deux arrêts ci-dessus ont été rendus par l’assemblée plénière de la Cour de cassation, saisie par deux arrêts de la chambre commerciale, financière et économique2 rendus au visa des articles L. 431-6 et L. 431-7 du code de l’organisation judiciaire à la suite d’une rébellion du juge du fond.

Le juge des libertés et de la détention avait autorisé, par ordonnance rendue sur le fondement de l’article L. 621-12 du code monétaire et financier, l’Autorité des marchés financiers (AMF) à opérer une visite domiciliaire et des saisies au siège social d’une entreprise le jour prévu pour une réunion de son conseil d’administration, auquel devaient prendre part deux administrateurs, dirigeants d’une autre société de droit étranger, détentrice de parts sociales de celle située en France. Ces deux personnes, qui résidaient habituellement à l’étranger, étaient mises en cause, dans la requête initiale de l’AMF comme dans l’ordonnance, pour leur vraisemblable implication dans des opérations frauduleuses sur l’information financière et les titres de l’entreprise française.

Les enquêteurs de l’AMF ont ainsi saisi certains courriels enregistrés dans leurs messageries électroniques respectives via les téléphones portables des deux mis en cause, qui ont relevé appel de la décision du juge des libertés et de la détention et exercé des recours contre les opérations de visite et saisie.

Par deux ordonnances du 4 avril 2018, le magistrat délégué par le premier président de la cour d’appel de Paris a notamment rejeté ces appels et constaté la régularité des opérations contestées.

Sur pourvois, notamment, des deux intéressés, la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation a, par deux arrêts3, cassé chacune des ordonnances attaquées, au visa des articles L. 621-12 du code monétaire et financier et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en retenant que « seuls sont saisissables les documents et supports d’information qui appartiennent ou sont à la disposition de l’occupant des lieux, soit la personne qui occupe, à quelque titre que ce soit, les locaux dans lesquels la visite est autorisée, à l’exclusion des personnes de passage au moment de la visite domiciliaire, ce passage serait-il attendu » pour en conclure que « la simple présence de [Mme R / M. Y] au siège social de cette société le jour de la visite ne lui conférait pas la qualité d’occupant des lieux au sens de l’article L. 621-12 du code monétaire et financier ». Les saisies opérées se trouvaient annulées par voie de conséquence.

Le magistrat statuant sur renvoi a, par deux ordonnances du 20 octobre 2021, résisté aux arrêts ci-dessus en confirmant l’ordonnance du juge des libertés et de la détention et déclarant régulières les opérations subséquentes.

L’assemblée plénière, par les arrêts susvisés, après s’être livrée à un contrôle de proportionnalité au regard de l’allégation de violation de l’article 8 de la Convention précitée, a rejeté les pourvois en jugeant que seul comptait le lien entre les éléments saisis et l’objet de l’enquête et non celui existant entre ces mêmes éléments et l’occupant des lieux, critère inopérant de ce point de vue.

De nombreuses dispositions, éparpillées dans divers codes, aménagent les conditions dans lesquelles certaines administrations et autorités administratives indépendantes, pour les besoins de leurs missions de constat et recherche d’infractions, peuvent obtenir du juge des libertés et de la détention l’autorisation de procéder à des visites domiciliaires et des saisies. Pour s’en tenir aux seules activités financières et économiques, on retiendra que les chambres commerciale4 et criminelle5 ont dégagé des analyses souvent très comparables en ce qui concerne l’office du juge des libertés et de la détention, qui est tenu de s’assurer de la nécessité de la mesure sollicitée, de la vraisemblance des allégations de fraude (par la méthode du faisceau d’indices), de l’apparente licéité des moyens de preuve qui lui sont soumis et qui doit délimiter le champ de l’enquête et surveiller, par officier de police judiciaire interposé, le déroulement des opérations qu’il autorise, auxquelles il peut mettre un terme à tout moment.

L’article L. 621-12 du code monétaire et financier exige que les investigations soient effectuées « en présence de l’occupant des lieux ou de son représentant », qui doit recevoir notification de l’ordonnance, assister aux opérations, signer les procès-verbaux établis par les agents compétents, assister à l’exploitation des scellés et se voir restituer les éléments saisis inutiles à l’enquête.

C’est en considération de ce constat que la chambre commerciale, financière et économique s’est, dans ses arrêts du 14 octobre 2020 précités, déterminée dans le sens ci-dessus indiqué. Cette formation, si elle ne s’était jamais prononcée spécifiquement sur l’exigence d’un lien entre élément saisi et occupant des lieux, avait eu, en revanche, l’occasion de définir ce dernier concept de manière plus extensive auparavant.

Analysant la situation des personnes visées par les mesures judiciairement autorisées, la chambre commerciale, se prononçant en matière de contentieux fiscal ou de la concurrence, a en effet tiré les conséquences des exigences découlant du principe du droit au recours en retenant que:

  • les salariés, dont les ordinateurs ont été contrôlés par le service d’enquête, s’ils sont irrecevables à relever appel de l’ordonnance elle-même, n’étant pas l’occupant des lieux, sont néanmoins recevables à contester le déroulement de ce contrôle dès lors qu’ils se prévalent d’un intérêt personnel6;
  • l’occupant des lieux peut contester l’ordonnance et les opérations subséquentes, quand bien même aucune présomption de fraude ne pèse contre lui7;
  • la personne visée par la procédure, quoique n’ayant pas la qualité d’occupant des lieux, a qualité pour exercer les recours susvisés8.

Les juges du fond successivement saisis dans la présente procédure ont retenu une analyse plus large, selon une formule adoptée dans nombre de précédents9: « S’agissant des visites domiciliaires, l’occupant des lieux n’est ni le propriétaire ni le locataire, ni le sous-locataire du local visité mais la personne se trouvant à l’intérieur de ce local au moment de la visite, peu important que cette personne soit un occupant sans droit, ni titre. »

Cette analyse, si elle présente l’avantage de la souplesse, procède néanmoins de l’exigence d’un lien entre document saisi et occupant des lieux, qui présente notamment l’inconvénient de reconnaître cette qualité à toute personne trouvée sur place et visée par une saisie, et, par voie de conséquence, ouvre l’exercice des voies de recours à nombre de personnes, au rebours de la jurisprudence dégagée par la chambre commerciale dans son arrêt du 4 juin 1991 précité. Elle fait en outre abstraction d’un examen de l’utilité de cette saisie au regard de la finalité de l’enquête.

Entre les arrêts du 14 octobre 2020 précités et ceux de l’assemblée plénière, le Conseil constitutionnel10, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) visant l’article L. 16 B du livre des procédures fiscales, sur lequel l’article L. 621-12 du code monétaire et financier a été calqué en grande partie, a livré des indications utiles à l’analyse des pourvois concernés, en précisant notamment:

« 11. En deuxième lieu, d’une part, le droit de saisie reconnu aux agents habilités de l’administration des impôts ne peut être mis en œuvre qu’au titre d’une visite ayant pour objet la recherche de la preuve d’agissements de fraude fiscale [...].

12. D’autre part, si peuvent être saisis à cette occasion des documents n’appartenant pas aux personnes visées par ces présomptions, ce n’est qu’à la condition qu’ils se rapportent à de tels agissements. »

La formulation retenue par l’assemblée plénière, à l’issue d’un contrôle de proportionnalité dont les termes peuvent être repris dans d’autres configurations, a de fait une portée assez normative, et, quoiqu’elle concerne le seul article L. 621-12 du code monétaire et financier, semble donc avoir vocation à s’appliquer à d’autres dispositions comparables.

2. Arrêts rendus en matière pénale

Cour de justice de la République – Procédure – Procédure devant la commission d’instruction de la Cour de justice de la République – Expertise – Demande d’acte d’une partie – Décision de la commission – Décision de nature juridictionnelle – Décision collégiale – Réquisitions préalables du procureur général

Ass. plén., 26 avril 2022, pourvoi no 21-86.158, publié au Bulletin, rapport de Mme Leprieur et avis de M. Desportes

1o) Il ne résulte pas des articles 18, 21 et 22 de la loi organique no 93-1252 du 23 novembre 1993 sur la Cour de justice de la République que tous les actes utiles à la manifestation de la vérité doivent être accomplis par la commission d’instruction en formation collégiale.

Hors le cas visé par le second alinéa de l’article 18 précité, relatif aux pouvoirs provisoires du président de la commission d’instruction jusqu’à la première réunion de celle-ci, les actes d’administration judiciaire et les actes d’instruction, autres que ceux prévus par les articles 21 et 22 dudit texte, peuvent être effectués par l’un des membres de la commission d’instruction.

2o) Il résulte des articles 22 et 24 de la loi organique du 23 novembre 1993, éclairés par ses travaux préparatoires et par l’arrêt de l’assemblée plénière du 21 décembre 2021 (Ass. plén., 21 décembre 2021, pourvoi no 21-85.560, publié au Bulletin et au Rapport annuel), que les décisions de caractère juridictionnel doivent être rendues, par arrêts, par la commission d’instruction statuant en formation collégiale, après réquisitions du procureur général.

3o) La décision rendue sur une demande de modification ou de complément des questions posées à des experts, formée par la personne mise en examen sur le fondement de l’article 161-1, alinéa 1, du code de procédure pénale, qui tranche une contestation relative à la mission d’expertise, est une décision de caractère juridictionnel.

Par le présent arrêt, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a été amenée à préciser la procédure devant la commission d’instruction de la Cour de justice de la République (CJR), prévue par les articles 11 à 25 de la loi organique no 93-1252 du 23 novembre 1993 sur la Cour de justice de la République.

Un pourvoi a été formé contre l’ordonnance de la commission d’instruction de la Cour de justice de la République, qui, dans l’information suivie contre un ancien ministre des chefs de mise en danger d’autrui et d’abstention volontaire de combattre un sinistre, avait rejeté sa demande de modification ou de complément des questions posées aux experts, fondée sur l’article 161-1, alinéa 1, du code de procédure pénale.

Il convient de souligner les conditions procédurales particulières d’examen du présent pourvoi.

La première présidente de la Cour de cassation a, sur le fondement des articles 570 et 571 du code de procédure pénale, ordonné l’examen immédiat du pourvoi dans l’intérêt de l’ordre public et celui d’une bonne administration de la justice. Le pourvoi ne pouvait donc être recevable que si la décision attaquée était entachée d’excès de pouvoir11.

La notion d’excès de pouvoir est applicable en matière pénale comme en matière civile. En matière pénale, excède ses pouvoirs le président d’une formation d’instruction ou de jugement qui statue seul, alors qu’est compétente la formation qu’il préside.

Ainsi, à titre d’exemples, la chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé qu’encourt l’annulation pour excès de pouvoir l’ordonnance du président de la chambre de l’instruction qui, suite à un appel de refus d’actes d’instruction complémentaires, refuse de saisir ladite chambre, sans l’avis motivé du procureur de la République, tel qu’exigé par l’article 186-1 du code de procédure pénale12.

De même, si le président de la chambre correctionnelle peut, d’office, en application de l’article 505-1 du code de procédure pénale, prononcer la non-admission des appels formés hors délai, devenus sans objet ou dont le demandeur s’est désisté, il ne saurait sans excès de pouvoir prononcer la non-admission d’un appel irrecevable pour toute autre cause, cette faculté étant réservée à la seule formation de jugement de la cour d’appel, en application de l’article 514 du même code13.

Dans l’espèce objet de la présente notice, la première branche du premier moyen soutenait que la présidente de la commission d’instruction avait excédé ses pouvoirs en prenant seule une ordonnance, alors que l’instruction doit être menée collégialement au sein de la commission d’instruction.

Les deuxième et troisième branches affirmaient qu’à tout le moins, et donc à supposer même que certains actes puissent être effectués par l’un des membres de la commission d’instruction, les décisions juridictionnelles, comme celle de l’espèce, doivent être prises de façon collégiale, après réquisitions du procureur général.

Le second moyen soutenait que les questions posées aux experts, étrangères aux faits qualifiés de mise en danger d’autrui et d’abstention volontaire de combattre un sinistre, excédant le champ de la saisine de la commission d’instruction, la présidente de ladite commission ne pouvait rejeter la demande de modification de la mission d’expertise.

L’assemblée plénière de la Cour de cassation a jugé, dans un arrêt du 21 décembre 202114, que les décisions de caractère juridictionnel rendues par la commission d’instruction, juridiction collégiale unique, qui exerce à la fois les fonctions d’instruction et de contrôle de l’instruction, sont des arrêts qui ne peuvent faire l’objet que de pourvois en cassation portés devant l’assemblée plénière de la Cour de cassation.

Dans l’espèce jugée par l’assemblée plénière le 21 décembre 2021, la commission d’instruction de la CJR, saisie d’une demande d’audition de témoin, avait rejeté cette demande par décision rendue collégialement, après réquisitions du ministère public.

Il avait été interjeté appel de cette décision, notifiée comme « ordonnance ».

La commission d’instruction, statuant collégialement, par arrêt, après réquisitions du ministère public, avait déclaré cet appel recevable et confirmé l’ordonnance attaquée.

La question posée avait trait à la recevabilité de l’appel formé contre une décision de la commission d’instruction.

Dans l’espèce jugée par l’assemblée plénière le 26 avril 2022, la configuration procédurale était sensiblement différente puisque, si la décision attaquée était également qualifiée d’ordonnance, la présidente de la commission d’instruction avait statué seule sur la demande formée par application des dispositions de l’article 161-1, alinéa 1, du code de procédure pénale.

Le premier moyen, pris en sa première branche, posait donc la question de savoir si la commission d’instruction de la CJR doit toujours statuer dans une composition collégiale.

L’analyse du moyen pouvait indéniablement se prévaloir des travaux préparatoires de la loi organique sur la Cour de justice de la République.

En effet, l’article 17 du projet de loi, tel que discuté par l’Assemblée nationale, devenu l’article 18 de la loi, comportait un alinéa 2 ainsi libellé:

« Art. 17. [...] lorsqu’elle est saisie, la commission d’instruction peut commettre un de ses membres qui a compétence pour prescrire sur tout le territoire de la République tous les actes d’instruction nécessaires dans les formes et conditions prévues par le chapitre premier du titre troisième du livre premier du code de procédure pénale ».

Cet alinéa 2 a donné lieu à un vif débat et a été finalement supprimé, suite à l’adoption d’un amendement déposé par le rapporteur du projet de loi, M. André Fanton, député, lequel indiquait: « Nous souhaitons la suppression de cet alinéa pour qu’il soit bien clair que la commission d’instruction doit toujours agir collégialement »15.

Dans son rapport au nom de la commission des lois pour le Sénat, Charles Jolibois, sénateur16, faisait cependant une lecture beaucoup moins tranchée de la portée de la suppression de l’alinéa 2 de l’article 17 du projet de loi. Il précisait en effet que « la collégialité sera donc requise pour les actes juridictionnels d’instruction (mise en examen, mise en détention, non-lieu ou renvoi). En revanche, pour des raisons d’ordre pratique, la commission d’instruction pourra déléguer à l’un de ses membres le soin d’effectuer des investigations particulières ».

La doctrine enseigne que, dans la pratique, certains actes d’instruction sont accomplis, non de façon collégiale mais par l’un des membres de la commission d’instruction17. Selon un auteur, cela semble autorisé par une lecture « a contrario de l’article 21 de la loi organique »18.

C’est ainsi que l’assemblée plénière avait à trancher la question de savoir si la collégialité est un principe cardinal de fonctionnement de la commission d’instruction auquel il ne saurait être dérogé, ou bien si la pratique des commissions individuelles pour certains actes d’instruction, pratique ancienne, à en croire la doctrine autorisée, et toujours d’actualité, comme démontré dans la présente procédure, est compatible avec les dispositions légales.

Elle a énoncé qu’il ne résulte pas des articles 18, 21 et 22 de la loi organique du 23 novembre 1993 que tous les actes doivent être accomplis par la commission d’instruction en formation collégiale.

En effet, hors le cas visé par le second alinéa de l’article 18 précité, relatif aux pouvoirs provisoires du président de la commission d’instruction jusqu’à la première réunion de celle-ci, les actes d’administration judiciaire et les actes d’instruction, autres que ceux prévus par les articles 21 et 22 dudit texte, c’est-à-dire autres que les auditions, interrogatoires et confrontations des membres du gouvernement ainsi que les décisions de caractère juridictionnel, peuvent être effectués par l’un des membres de la commission d’instruction.

Pour parvenir à cet énoncé, l’arrêt ici commenté s’appuie d’abord sur les travaux préparatoires de la loi organique du 23 novembre 1993, qui révèlent que l’alinéa 2 de l’article 17 du projet de loi avait été supprimé afin d’éviter que la commission d’instruction puisse confier à un seul de ses membres l’examen de l’ensemble du dossier19.

L’arrêt se fonde ensuite sur l’article 18 de la loi organique précitée, dont il résulte que la commission d’instruction peut donner commission rogatoire à un officier de police judiciaire ou à un juge d’instruction, dans les conditions prévues par le code de procédure pénale, pour procéder aux actes d’information qu’elle estime nécessaires, telle l’audition d’un témoin, non membre du gouvernement. Il aurait pu apparaître pour le moins paradoxal que la commission d’instruction ne puisse pas déléguer à l’un de ses membres l’accomplissement d’un acte d’instruction qu’elle peut déléguer à un officier de police judiciaire.

La pratique de la commission d’instruction est donc avalisée.

Cette solution est de nature à assurer la conduite des instructions dans des conditions raisonnables de délai, sachant que la commission d’instruction est composée de trois magistrats titulaires et que les suppléants n’ont vocation à intervenir qu’en cas de récusation, d’empêchement temporaire ou de cessation définitive des fonctions de l’un des juges titulaires.

On observera que la réponse à la première branche du moyen n’était pas utile sur le plan technique, la cassation intervenant sur les autres branches du même moyen. L’assemblée plénière a néanmoins jugé utile de rejeter cette branche, clarifiant ainsi une question de droit inédite et aux forts enjeux procéduraux.

La réponse aux deux autres branches du premier moyen permet de tracer les limites de la dérogation au principe de la collégialité.

Dans le prolongement de l’arrêt rendu par l’assemblée plénière le 21 décembre 2021, l’arrêt commenté énonce, d’abord, qu’il résulte des articles 22 et 24 de la loi organique du 23 novembre 1993, éclairés par ses travaux préparatoires et par l’arrêt précité, que les décisions de caractère juridictionnel doivent être rendues, par arrêts, par la commission d’instruction statuant en formation collégiale, après réquisitions du procureur général.

Il s’induit en effet clairement des travaux parlementaires que les décisions juridictionnelles doivent impérativement être prises de façon collégiale.

L’assemblée plénière énonce, ensuite, que la décision rendue sur une demande de modification ou de complément des questions posées à des experts, formée par la personne mise en examen sur le fondement de l’article 161-1, alinéa 1, du code de procédure pénale, qui tranche une contestation relative à la mission d’expertise, est une décision de caractère juridictionnel.

Là encore, la solution se situe dans la ligne de l’arrêt de l’assemblée plénière du 21 décembre 2021, dont il résultait qu’une décision statuant sur une demande d’audition de témoin est une décision juridictionnelle. Il est généralement admis qu’une décision juridictionnelle a pour objet de trancher une contestation.

Enfin, l’article 592 du code de procédure pénale dispose que les arrêts de la chambre de l’instruction ainsi que les arrêts et jugements rendus en dernier ressort par les juridictions de jugement sont déclarés nuls, notamment lorsqu’ils sont rendus sans que le ministère public ait été entendu.

La chambre criminelle de la Cour de cassation juge que le ministère public étant partie intégrante et nécessaire des juridictions répressives, il doit être entendu, à peine de nullité, en ses réquisitions20.

Selon une autre formulation, étant partie nécessaire au procès pénal, le ministère public doit, aux termes des articles 460, 512 et 592 du code de procédure pénale, et à peine de nullité, être entendu dans ses réquisitions; il s’agit là d’une exigence légale dont l’inobservation, lorsque l’action publique est en cause, porte atteinte aux intérêts de toutes les parties21.

Un arrêt récent énonce que le ministère public est une partie nécessaire au débat contradictoire sur la détention provisoire et que le recueil préalable des réquisitions du ministère public est une formalité substantielle, dont la méconnaissance porte atteinte aux intérêts de la personne mise en examen22.

C’est ainsi que l’assemblée plénière juge que la présidente de la commission d’instruction ayant statué seule, par ordonnance, sur une demande de modification ou de complément des questions posées à des experts, formée par la personne mise en examen sur le fondement de l’article 161-1, alinéa 1, du code de procédure pénale, et sans que le procureur général ait pris des réquisitions, a excédé ses pouvoirs et méconnu les articles 22 et 24 de la loi organique du 23 novembre 1993.

Cette analyse amène à distinguer quatre catégories d’actes pouvant être accomplis par la commission d’instruction:

  • les actes d’administration judiciaire pouvant être réalisés par l’un des membres de la commission d’instruction et insusceptibles de recours;
  • les actes d’instruction ne constituant pas des décisions juridictionnelles, qui peuvent être effectués par l’un des membres de la commission d’instruction et sont insusceptibles de recours23 (par exemple, audition de témoin, commission d’expert, délivrance de commission rogatoire);
  • les auditions, interrogatoires et confrontations des membres du gouvernement, qui doivent être accomplis par la commission d’instruction dans sa formation collégiale et sont insusceptibles de recours24;
  • les décisions juridictionnelles, devant être rendues par la commission d’instruction statuant collégialement, après réquisitions du ministère public, et susceptibles de pourvoi en cassation, sans possibilité d’appel.

Compte tenu de l’annulation intervenant sur le premier moyen, le second moyen, pris d’un grief de dépassement par la commission d’instruction des limites de sa saisine, subsidiaire, n’a pas été examiné.

Atteinte à l’action de justice – Entrave à l’exercice de la justice – Refus de remettre aux autorités judiciaires ou de mettre en œuvre la convention secrète de déchiffrement d’un moyen de cryptologie – Téléphone portable – Code de déverrouillage – Convention de déchiffrement (oui)

Ass. plén., 7 novembre 2022, pourvoi no 21-83.146, publié au Bulletin, rapport de M. Barincou et avis de M. Valat

Selon l’article 434-15-2 du code pénal, est punissable toute personne qui, ayant connaissance de la convention secrète de déchiffrement d’un moyen de cryptologie susceptible d’avoir été utilisé pour préparer, faciliter ou commettre un crime ou un délit, refuse de la remettre aux autorités judiciaires ou de la mettre en œuvre, sur les réquisitions de ces autorités délivrées en application des titres II et III du livre Ier du code de procédure pénale.

La convention de déchiffrement, visée par ce texte, s’entend de tout moyen logiciel ou de toute autre information permettant la mise au clair d’une donnée transformée par un moyen de cryptologie, que ce soit à l’occasion de son stockage ou de sa transmission.

Il en résulte que le code de déverrouillage d’un téléphone mobile peut constituer une clé de déchiffrement si ce téléphone est équipé d’un moyen de cryptologie de sorte que, pour l’application de l’article 434-15-2 du code pénal, il incombe au juge de rechercher si le téléphone en cause est équipé d’un tel moyen et si son code de déverrouillage permet de mettre au clair tout ou partie des données cryptées qu’il contient ou auxquelles il donne accès.

Par le présent arrêt, l’assemblée plénière de la Cour de cassation confirme l’interprétation déjà donnée aux dispositions de l’article 434-15-2 du code pénal par la chambre criminelle25 mais que la cour d’appel de Douai, saisie sur renvoi après cassation, avait refusé de suivre.

L’article 434-15-2 a été introduit dans le code pénal par la loi no 2001-1062 du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne dont l’adoption a été consécutive aux attentats commis aux États-Unis le 11 septembre précédent. Il s’agit toutefois de dispositions préparées de longue date pour tenter de trouver un équilibre entre, d’une part, le développement des moyens de cryptologie, qui favorisent un meilleur respect de la vie privée, de la liberté d’expression et de la sécurité des affaires, et, d’autre part, la lutte contre la cybercriminalité ou la préservation des pouvoirs d’enquête des autorités publiques, compromis par la large diffusion de ces nouveaux outils.

L’utilisation de ce texte pour obtenir la remise du code d’accès à un téléphone portable n’avait certainement pas été envisagée par le législateur en 2001 et pose plusieurs questions qui n’ont toutefois pas été toutes soumises par le pourvoi à l’assemblée plénière de la Cour de cassation.

Saisi en 2018 d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par la chambre criminelle26, le Conseil constitutionnel a jugé que les dispositions de ce texte, même appliquées à la personne suspectée d’avoir commis une infraction, ne portent pas atteinte à son droit de ne pas faire de déclaration et à celui de ne pas contribuer à sa propre incrimination27.

La chambre criminelle de la Cour de cassation a ensuite eu l’occasion, notamment par des arrêts publiés en 2019 et 2020, de juger que ces dispositions sont applicables au refus de communiquer le code d’accès à un téléphone portable, opposé à une demande des autorités judiciaires, lorsque cet appareil est susceptible d’avoir été utilisé pour préparer, faciliter ou commettre un crime ou un délit, quel qu’il soit. Elle a précisé qu’il appartient aux juges du fond de s’assurer que le téléphone en cause est effectivement équipé d’un moyen de cryptologie et que son code de déverrouillage ne se limite donc pas à permettre l’accès aux données qu’il contient mais constitue bien une convention de déchiffrement permettant aussi de les mettre au clair28.

Une grande partie de la doctrine a critiqué ces solutions en considérant que l’interprétation donnée au texte était trop large, compte tenu de son champ d’application et de l’ingérence ainsi permise dans la vie privée des utilisateurs de smartphones, et en affirmant que le code d’accès à un téléphone portable n’est pas une convention de déchiffrement d’un moyen de cryptologie mais un simple mécanisme d’authentification.

L’assemblée plénière de la Cour de cassation confirme donc ici que le code permettant de déverrouiller l’écran d’accueil d’un téléphone peut être, lorsque cet appareil est équipé d’un moyen de cryptologie, une convention secrète de déchiffrement au sens de l’article 434-15-2 du code pénal.

D’un simple point de vue technique, il est acquis que l’immense majorité des smartphones récents (depuis 2011 pour Apple et 2015 pour Android) « implémentent de série et par conception un mécanisme de chiffrement des données » enregistrées dans la mémoire de l’appareil, qu’il s’agisse des messages échangés, des listes des contacts, des enregistrements sonores, des photographies, des textes ou des fichiers les plus divers. Ceci ressort notamment d’un rapport de la division technique du commandement de la gendarmerie dans le cyberespace, établi à la demande de l’avocat général pour le traitement de cette affaire. Ce système de chiffrement est désormais installé par défaut sur les appareils et s’impose le plus souvent aux utilisateurs même s’il peut exister quelques rares exceptions, liées soit à une intervention délibérée de l’utilisateur, soit à l’utilisation d’un modèle ancien ou particulier.

La notion de « convention secrète » de déchiffrement remonte à la loi no 90-1170 du 29 décembre 1990 sur la réglementation des télécommunications qui avait amorcé le mouvement de libéralisation des moyens de cryptologie et entendait trouver un équilibre entre les intérêts de la sécurité de l’État, la protection des informations et le développement des communications ou des transactions sécurisées. Cette loi avait libéralisé l’utilisation des moyens de cryptologie mais uniquement lorsque les fonctions de confidentialité étaient assurées par des prestataires agréés conservant une « convention secrète de déchiffrement » pouvant être remise aux autorités en cas de réquisition. Pour tenir compte de l’évolution très rapide en la matière, la loi no 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, qui entendait lever les restrictions encore imposées au développement de la cryptologie, a notamment étendu la définition des moyens de cryptologie et supprimé les organismes agréés devant détenir des conventions secrètes de déchiffrement.

De telles conventions de déchiffrement restent toutefois visées par les articles L. 871-1 et R. 871-3 du code de la sécurité intérieure et ce dernier texte définit très largement les conventions de déchiffrement comme les « clés cryptographiques [ou] tout moyen logiciel ou toute autre information permettant la mise au clair de ces données ». Ces textes s’appliquent, en matière d’interceptions administratives, aux seuls prestataires des moyens de cryptologie. Ils ont donc un champ d’application différent de l’article 434-15-2 du code pénal, ce qui explique que les arrêts ne les visent pas même s’ils reprennent cette définition en indiquant que « la convention de déchiffrement, visée par ce texte, s’entend de tout moyen logiciel ou de toute autre information permettant la mise au clair d’une donnée transformée par un moyen de cryptologie ».

Pour tenir compte de la diversité des appareils en circulation, des possibles exceptions au principe d’un chiffrement des smartphones par défaut et de l’évolution des technologies, l’assemblée plénière n’a pas retenu que tout téléphone portable est équipé d’un moyen de cryptologie mais a jugé qu’il appartient au juge, en cas de poursuites sur le fondement de l’article 434-15-2 du code pénal, de le rechercher et de vérifier alors si le code de déverrouillage permet de mettre au clair tout ou partie des données cryptées, qui sont stockées dans sa mémoire ou auxquelles il peut donner accès à distance.

L’assemblée plénière de la Cour de cassation a donc cassé l’arrêt de la cour d’appel de Douai qui avait limité, à tort, l’utilisation d’un moyen de cryptologie au seul envoi des données à l’occasion d’une communication alors que le chiffrement concerne aussi la sauvegarde des données stockées dans la mémoire d’un appareil. En effet, l’article 29 de la loi no 2004-575 du 21 juin 2004 précitée prévoit expressément que les « moyens de cryptologie ont principalement pour objet de garantir la sécurité du stockage ou de la transmission de données ».

La cour d’appel avait en outre retenu que le code de déverrouillage d’un téléphone portable ne vise pas à rendre compréhensibles des données mais tend seulement à permettre d’accéder aux données et aux applications d’un téléphone alors qu’il lui appartenait de rechercher si les codes de déverrouillage des téléphones en cause permettaient ou non de traduire en clair des données qui étaient cryptées. La chambre criminelle de la Cour de cassation avait précisé à ce sujet que la présence d’un tel moyen de cryptologie sur l’appareil peut se déduire de ses caractéristiques ou des logiciels qui l’équipent ou être déterminée au moyen d’une expertise ordonnée à cette fin29.

 


1.CJUE, arrêt du 11 novembre 2021, Bank Sepah, C-340/20.

2.Com., 24 mai 2022, pourvoi no 21-23.719 ; Com., 24 mai 2022, pourvoi no 21-23.685.

3.Com., 14 octobre 2020, pourvoi no 18-15.840, publié au Bulletin ; Com., 14 octobre 2020, pourvoi no 18-17.174, publié au Bulletin.

4. Articles L. 621-12 du code monétaire et financier et L. 16 B du livre des procédures fiscales.

5. Articles L. 450-4 du code de commerce, L. 512-52 et suivants du code de la consommation et 64 du code des douanes.

6.Com., 4 juin 1991, pourvoi no 90-10.586, Bull. 1991, IV, no 200.

7. Com., 27 juin 2018, pourvoi no 16-27.561, Bull. 2018, IV, no 75.

8.Com., 29 octobre 1991, pourvoi no 90-12.924, Bull. 1991, IV, no 314.

9. Par exemple, ordonnance du premier président de la cour d’appel de Paris, 26 octobre 2016, pôle 5, ch. 1, RG no 14/25701, no 14/25739 et no 14/25743.

10.Cons. const., 11 mars 2022, décision no 2021-980 QPC, Société H. et autres [Droit de visite et de saisie en matière fiscale].

11.Crim., 22 juin 2005, pourvoi no 05-82.759, Bull. crim. 2005, no 190, publié au Rapport annuel ; Crim., 4 octobre 2017, pourvoi no 17-81.022 ; Crim., 9 février 2021, pourvoi no 20-84.939.

12.Crim., 1er octobre 2013, pourvoi no 13-81.813, Bull. crim. 2013, no 182.

13.Crim., 11 octobre 2011, pourvoi no 11-85.042, Bull. crim. 2011, no 199.

14. Ass. plén., 21 décembre 2021, pourvoi no 21-85.560, publié au Bulletin et au Rapport annuel.

15. 1re séance du 6 octobre 1993, JOAN CR 7 octobre 1993, p. 3962.

16. Rapport no 34 fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale, sur le projet de loi organique sur la Cour de justice de la République, par C. Jolibois, sénateur, p. 28 et s.

17. J. Foyer, Rép. pén. et proc. pén., Dalloz, Vo Cour de justice de la République, mars 1999, mise à jour octobre 2017 ; P.-O. Caille, JCl. Administratif, LexisNexis, fasc. 40 « Cour de justice de la République », 31 mars 2011, mise à jour 4 janvier 2017.

18. H.-C. Le Gall, JCl. Procédure pénale, LexisNexis, App. Art. 231 à 566, fasc. 20 « Cour de justice de la République », 15 mai 2007, mise à jour 16 mai 2022, no 62.

19. Rapport no 550 fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, sur le projet de loi organique sur la Cour de justice de la République, par A. Fanton, député, p. 44 et 45.

20. Crim., 8 janvier 1972, pourvoi no 70-91.567, Bull. crim. 1972, no 8, p. 16.

21.Crim., 3 décembre 1991, pourvoi no 91-84.231, Bull. crim. 1991, no 456 ; Crim., 11 mai 1978, pourvoi no 77-92.495, Bull. crim. 1978, no 150, p. 386.

22.Crim., 8 juin 2021, pourvoi no 21-82.017, publié au Bulletin.

23. Sauf requêtes en nullités, le contentieux de l’annulation étant le contentieux de la légalité des actes non juridictionnels de la procédure pénale.

24. Sauf requêtes en nullités.

25.Crim., 13 octobre 2020, pourvoi no 19-85.984.

26.Crim., 10 janvier 2018, QPC no 17-90.019.

27.Cons. const., 30 mars 2018, décision no 2018-696 QPC, M. Malek B. [Pénalisation du refus de remettre aux autorités judiciaires la convention secrète de déchiffrement d’un moyen de cryptologie].

28.Crim., 10 décembre 2019, pourvoi no 18-86.878, publié au Bulletin ; Crim., 13 octobre 2020, pourvoi no 20-80.150, publié au Bulletin ; Crim., 13 octobre 2020, pourvoi no 19-85.984 ; Crim., 12 janvier 2021, pourvoi no 20-84.045, publié au Bulletin.

29. Crim., 13 octobre 2020, pourvoi no 20-80.150, publié au Bulletin.

B. Chambre mixte

Action civile – Préjudice – Réparation – Droit à réparation – Préjudice d’angoisse de mort imminente

Ch. mixte, 25 mars 2022, pourvoi no 20-15.624, publié au Bulletin, rapport de MM. Besson et Samuel et avis de M. Grignon Dumoulin

N’indemnise pas deux fois le même préjudice la cour d’appel qui, tenue d’assurer la réparation intégrale du dommage sans perte ni profit pour la victime de violences ayant entraîné la mort, répare, d’une part, les souffrances endurées du fait des blessures, d’autre part, de façon autonome, l’angoisse d’une mort imminente.

Action civile – Préjudice – Réparation – Droit à réparation – Préjudice d’attente et d’inquiétude – Conditions

Ch. mixte, 25 mars 2022, pourvoi no 20-17.072, publié au Bulletin, rapport de MM. Besson et Samuel et avis de M. Gaillardot

Les proches d’une personne, qui apprennent que celle-ci se trouve ou s’est trouvée exposée, à l’occasion d’un événement, individuel ou collectif, à un péril de nature à porter atteinte à son intégrité corporelle, éprouvent une inquiétude liée à la découverte soudaine de ce danger et à l’incertitude pesant sur son sort.

Le préjudice qui naît de cette attente et de cette inquiétude, qui se réalise ainsi entre la découverte de l’événement par les proches et leur connaissance de son issue pour la personne exposée au péril, est un préjudice spécifique qui ne se confond pas avec le préjudice d’affection et ne se rattache à aucun autre poste de préjudice indemnisant les victimes indirectes. Il ouvre droit, de façon autonome, à indemnisation lorsque la victime directe a subi une atteinte grave ou est décédée des suites de cet événement.

La Cour de cassation, réunie en chambre mixte composée de représentants des première et deuxième chambres civiles et de la chambre criminelle, a statué sur deux pourvois formés par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions contre des décisions de cour d’appel ayant accordé une indemnisation spécifique à des personnes qui invoquaient, pour les unes, ayants droit d’une victime décédée, un préjudice dit « d’angoisse de mort imminente », pour les autres, victimes par ricochet, un préjudice dit « d’attente et d’inquiétude ».

Aucun de ces préjudices n’est identifié comme tel au sein de la nomenclature dite « Dintilhac » habituellement mise en œuvre pour l’indemnisation des préjudices corporels.

La Cour avait néanmoins déjà eu l’occasion de définir le préjudice d’angoisse de mort imminente, de manière concordante entre les chambres, comme étant celui qui est ressenti par la victime directe, lorsqu’elle est consciente de son état, entre la survenance de l’accident, ou de l’agression, et son décès. Il s’agit d’un préjudice dont, une fois la victime décédée, ses héritiers peuvent obtenir réparation au titre de l’action successorale.

Elle n’avait, en revanche, pas encore été amenée à se prononcer sur l’existence et la reconnaissance d’un préjudice indemnisable d’attente et d’inquiétude des proches d’une victime directe, et sur la définition qu’il conviendrait d’en donner.

S’agissant du préjudice d’angoisse de mort imminente, qui concernait en l’espèce une personne décédée des suites d’un crime de droit commun, la Cour de cassation a précisé sa position sur un point qui faisait l’objet d’une divergence entre les trois chambres composant la chambre mixte30.

Réglant cette divergence, elle a décidé que l’angoisse d’une mort imminente devait être distinguée du poste des « souffrances endurées » de la nomenclature et être réparée de manière autonome par rapport à ce poste.

S’agissant du préjudice d’attente et d’inquiétude qu’éprouvent les proches d’une victime directe, laquelle était en l’espèce décédée des suites de l’attentat terroriste commis à Nice le 14 juillet 2016, la Cour de cassation l’a défini comme celui résultant de la souffrance qui survient antérieurement à la connaissance de la situation réelle de la personne exposée au péril et qui naît de l’attente et de l’incertitude dans lesquelles ses proches se trouvent entre le moment où ils apprennent que cette victime est, ou a été, exposée à un événement, individuel ou collectif, de nature à porter atteinte à son intégrité corporelle et celui où ils ont connaissance de l’issue, pour elle, de cet événement.

Elle a en outre précisé que le préjudice ainsi subi par les victimes par ricochet ne se confond pas avec le « préjudice d’affection » de la nomenclature et ne se rattache à aucun autre poste de préjudice de cette dernière, mais constitue un préjudice spécifique qui, à l’instar de l’angoisse de mort imminente, doit être réparé de façon autonome.

Elle a, de la sorte, clairement affirmé le caractère spécifique de ces deux préjudices, justifiant le principe d’une indemnisation distincte des autres postes existants de la nomenclature.

Deux observations complémentaires doivent être faites.

En premier lieu, les deux décisions ne doivent pas être interprétées comme remettant en cause la « nomenclature Dintilhac » dont elles citent, au demeurant, certains postes, mais simplement comme ajoutant à celle-ci deux postes de préjudice distincts. Autrement dit, l’autonomie qu’elles consacrent ne vaut que par rapport aux postes existants de la nomenclature, qu’elles viennent compléter, non par rapport à la nomenclature elle-même.

En second lieu, dans le cas où les juges du fond indemniseraient, à tort, l’un ou l’autre de ces préjudices dans le cadre d’un poste déjà existant de la nomenclature, leur décision n’encourrait pas pour autant la censure, dès lors que la Cour de cassation, au-delà de la requalification à laquelle elle procéderait, serait en mesure de s’assurer qu’un même préjudice n’a pas été indemnisé deux fois. Autrement dit, le contrôle de la double indemnisation prévaut sur celui de la qualification des préjudices.

 


30. Crim., 23 octobre 2012, pourvoi no 11-83.770, Bull. crim. 2012, no 225 ; 2e Civ., 2 février 2017, pourvoi no 16-11.411, Bull. 2017, II, no 30 ; 1re Civ., 26 septembre 2019, pourvoi no 18-20.924.

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