Rapport annuel 2021 (II. ARRÊTS RENDUS EN ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE ET EN CHAMBRE MIXTE)

Rapport annuel

Ouvrage de référence dans les milieux judiciaire et universitaire, le Rapport de la Cour de cassation est aussi un précieux instrument de travail pour les praticiens du droit. Le Rapport 2021 comporte des suggestions de modifications législatives ou réglementaires, ainsi que l’analyse des principaux arrêts et avis ayant été rendus, tout au long de l’année, dans les différentes branches du droit privé. Le Rapport présente également, de manière détaillée, l’activité juridictionnelle et extra-juridictionnelle de la Cour de cassation, ainsi que celle des juridictions et commissions instituées auprès d’elle.

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Rapport annuel 2021 (II. ARRÊTS RENDUS EN ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE ET EN CHAMBRE MIXTE)

II. ARRÊTS RENDUS EN ASSEMBLÉE PLÉNIÈRE ET EN CHAMBRE MIXTE

A. Assemblée plénière

1.     Arrêt rendu en matière civile

Cassation – Moyen – Recevabilité – Décision sur renvoi après cassation – Décision antérieure à un revirement – Invocation de la jurisprudence nouvelle – Moment – Détermination – Portée

Ass. plén., 2 avril 2021, pourvoi no 19-18.814, publié au Bulletin, rapport de M. Ponsot et avis de M. Molins

Est recevable le moyen critiquant la décision par laquelle la juridiction s’est conformée à la doctrine de l’arrêt de cassation qui l’avait saisie, lorsqu’est invoqué un changement de norme intervenu postérieurement à cet arrêt, et aussi longtemps qu’un recours est ouvert contre la décision sur renvoi.

Depuis un arrêt de la chambre mixte du 30 avril 1971, la Cour de cassation déclare irrecevable le moyen formé au soutien d’un nouveau pourvoi contre une décision rendue par une juridiction du fond de renvoi conformément à l’arrêt de cassation l’ayant saisie, quand bien même un revirement de jurisprudence serait intervenu, dans une autre instance, postérieurement à cet arrêt.

Cette solution, réaffirmée à plusieurs reprises par l’assemblée plénière (Ass. plén., 21 décembre 2006, pourvoi no 05-11.966, Bull. 2006, Ass. plén., no 14, publié au Rapport annuel ; Ass. plén., 19 juin 2015, pourvoi no 13-19.582, Bull. 2015, Ass. plén., no 2, publié au Rapport annuel), résultait d’une interprétation a contrario de l’article L. 431-6 du code de l’organisation judiciaire. Elle était inspirée par des préoccupations de bonne administration de la justice, par une conception classique de la sécurité juridique et visait à la fois à éviter que la Cour de cassation adopte successivement des positions contraires dans une même affaire et à mettre un terme au litige.

Très discutée par la doctrine, cette solution présentait les inconvénients de ne pas faire bénéficier les parties d’une évolution de jurisprudence intervenue entre-temps et de priver une partie d’un recours dont les délais d’exercice lui étaient encore ouverts.

Invitée à reconsidérer sa position à cet égard, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a, dans l’arrêt rendu le 2 avril 2021, décidé d’apporter une exception notable à cette règle prétorienne de procédure et de déclarer recevable un moyen qui reproche à la juridiction de renvoi d’avoir statué conformément à l’arrêt de cassation l’ayant saisie, lorsque, postérieurement à cet arrêt de cassation, un changement de norme est intervenu.

Pour avoir été employé au sein d’établissements dans lesquels il soutenait avoir été exposé à des poussières d’amiante, un salarié avait saisi une cour d’appel d’une demande d’indemnisation du préjudice d’anxiété qu’il déclarait subir.

Or, selon une jurisprudence bien établie de la chambre sociale, l’indemnisation du préjudice d’anxiété lié à une exposition à l’amiante n’était possible qu’au bénéfice des salariés ayant travaillé dans un des établissements figurant sur une liste mentionnée à l’article 41 de la loi no 98-1194 du 23 décembre 1998 de financement de la sécurité sociale pour 1999 (Soc., 11 mai 2010, pourvois no 09-42.241 à no 09-42.257, Bull. 2010, V, no 106, publié au Rapport annuel).

Sa demande ayant été accueillie par la cour d’appel sans que celle-ci ait constaté que le salarié remplissait ces conditions, la chambre sociale de la Cour de cassation a, par un arrêt du 28 septembre 2016 (Soc., 28 septembre 2016, pourvois no 15-19.031 et no 15-19.310), cassé cette décision et renvoyé l’affaire devant la même cour d’appel autrement composée, laquelle, constatant que ces conditions n’étaient pas réunies, a rejeté la demande d’indemnisation par un arrêt du 5 juillet 2018, se conformant ainsi à ce qui était la doctrine de la Cour de cassation.

Postérieurement à cet arrêt, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a opéré un important revirement de jurisprudence en reconnaissant à tout salarié justifiant d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, la possibilité d’agir contre son employeur sur le fondement du droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements figurant sur la liste mentionnée à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 précitée (Ass. plén., 5 avril 2019, pourvoi no 18-17.442, publié au Bulletin et au Rapport annuel).

Le demandeur se trouvant encore dans les conditions de délai pour exercer un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de renvoi du 5 juillet 2018, celui-ci ne lui ayant pas été signifié, il a formé un nouveau pourvoi en se prévalant du revirement intervenu.

Pour déclarer ce moyen recevable en raison du revirement de jurisprudence intervenu sur la question en jeu, l’assemblée plénière de la Cour de cassation énonce que la prise en considération d’un changement de norme, tel un revirement de jurisprudence, tant qu’une décision irrévocable n’y a pas mis un terme, relève de l’office du juge auquel il incombe alors de réexaminer la situation à l’occasion de l’exercice d’une voie de recours.

Elle souligne que l’exigence de sécurité juridique ne consacre pas un droit acquis à une jurisprudence figée et qu’un revirement de jurisprudence, dès lors qu’il donne lieu à une motivation renforcée, satisfait à l’impératif de prévisibilité de la norme (voir, dans le même sens : CEDH, arrêt du 14 janvier 2010, Atanasovski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 36815/03).

Prendre en considération la norme nouvelle ou modifiée participe ainsi de l’effectivité de l’accès au juge, assure une égalité de traitement entre des justiciables placés dans une situation équivalente en permettant à une partie à un litige qui n’a pas encore été tranché par une décision irrévocable de bénéficier de ce changement, et contribue à la cohérence juridique et à l’unité de la jurisprudence.

En se référant à un changement de norme de façon générale, l’assemblée plénière de la Cour de cassation entend ainsi ne pas limiter la portée de sa décision aux seuls revirements de jurisprudence.

2. Arrêts rendus en matière pénale

Cour de justice de la République – Commission d’instruction – Décision de nature juridictionnelle – Recours – Pourvoi en cassation – Exclusion – Appel

Ass. plén., 21 décembre 2021, pourvoi no 21-85.560, publié au Bulletin, rapport de M. Dary et avis de M. Desportes

Les décisions de caractère juridictionnel rendues par la commission d’instruction, juridiction collégiale unique, qui exerce à la fois les fonctions d’instruction et de contrôle de l’instruction, sont des arrêts qui ne peuvent faire l’objet que de pourvois en cassation.

Par le présent arrêt, l’assemblée plénière de la Cour de cassation casse l’arrêt rendu le 16 septembre 2021 par la commission d’instruction de la Cour de justice de la République confirmant l’ordonnance de refus de mesure d’instruction complémentaire rendue par la commission d’instruction, le 17 août 2021.

Le 16 juillet 2021, la commission d’instruction, à l’issue de l’interrogatoire de première comparution, a notifié à M. [Z] sa mise en examen du chef de prises illégales d’intérêts pour les faits portés à sa connaissance.

Le 20 juillet 2021, M. [Z] a déposé auprès de la commission d’instruction une demande d’audition en qualité de témoin de M. [E] [F].

Le 17 août 2021, par une décision intitulée « ordonnance », au visa des articles 18 et 22 de la loi organique no 93-1252 du 23 novembre 1993 sur la Cour de justice de la République et des articles 81, 82-1 et 82-2 du code de procédure pénale, la commission d’instruction a rejeté cette demande.

Sur appel de l’un des avocats de la personne mise en examen, la commission d’instruction a, par arrêt du 21 septembre 2021, confirmé cette décision.

Les moyens soulevés par le mémoire ampliatif, en ce qu’ils reprochaient à l’arrêt attaqué d’avoir confirmé l’ordonnance de la commission d’instruction du 17 août 2021, présupposaient que l’appel interjeté contre cette première décision était recevable et que la commission d’instruction pouvait statuer au fond.

Or l’existence même de cette voie de recours contre une décision de caractère juridictionnel rendue par la commission d’instruction pouvait, à la lumière de la doctrine et des travaux préparatoires de la loi organique, notamment, apparaître incertaine et, au demeurant, n’avait jamais été tranchée.

En effet, la commission d’instruction est unique ; il n’existe pas de commission d’instruction d’appel ; l’existence d’une voie de recours de plein exercice « en fait et en droit » permet d’assurer les garanties d’un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

L’assemblée plénière de la Cour de cassation a donc décidé de relever d’office et de mettre dans le débat le moyen d’ordre public et de pur droit pris de l’irrecevabilité de l’appel interjeté à l’encontre de la décision de la commission d’instruction de la Cour de justice de la République du 17 août 2021, en violation des articles 18, 22 et 24 de la loi organique no 93-1252 du 23 novembre 1993.

Dans sa réponse, l’assemblée plénière a jugé qu’il résulte de ces textes, éclairés par les travaux préparatoires de la loi organique, au cours desquels il n’a jamais été question d’envisager, en pareil cas, la voie de l’appel, mais seulement celle du pourvoi, que les décisions de caractère juridictionnel rendues par la commission d’instruction, juridiction collégiale unique, qui exerce à la fois les fonctions d’instruction et de contrôle de l’instruction, sont des arrêts qui ne peuvent faire l’objet que de pourvois en cassation.

En déclarant recevable l’appel interjeté contre la décision rendue le 17 août 2021, la commission d’instruction a, donc, méconnu ces dispositions d’ordre public, d’où la cassation, en l’occurrence, sans renvoi, la Cour de cassation étant en mesure d’appliquer directement la règle de droit et de mettre fin au litige, en déclarant irrecevable l’appel formé contre la décision du 17 août 2021.

Néanmoins, en raison, d’une part, d’une incertitude sur la nature de la voie de recours à la date de l’appel, dès lors que la commission elle-même, après avis conforme de l’avocat général délégué, avait déclaré l’appel recevable, d’autre part, de la nécessité d’assurer un recours effectif à la personne mise en examen, l’assemblée plénière a décidé, conformément à la jurisprudence, en pareil cas, que le délai de pourvoi contre la décision du 17 août 2021 commencerait à courir à compter du jour de la notification de l’arrêt.

Telles sont les questions juridiques que l’assemblée plénière de la Cour de cassation a tranchées à l’occasion du présent pourvoi.

Droits de la défense – Droits du prévenu – Notification du droit de se taire – Défaut – Notification postérieure à des débats liminaires – Débats liminaires sur une demande formée par une autre partie – Nullité – Condition – Prise de parole ou existence d’un grief

Ass. plén., 4 juin 2021, pourvoi no 21-81.656, publié au Bulletin, rapport de M. Seys et avis de M. Petitprez

En application de l’article 406 du code de procédure pénale, le président du tribunal correctionnel, à l’ouverture des débats, informe le prévenu de son droit de faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui sont posées ou de se taire.

Si l’absence d’information sur son droit de se taire fait nécessairement grief au prévenu, il en va autrement lorsque ce dernier reçoit cette information après des débats liminaires portant sur une demande présentée, au début de l’audience, par une autre partie, et au cours desquels il n’a pas pris la parole.

Dans ce cas, l’accomplissement tardif de cette formalité ne peut entraîner une nullité à l’égard de ce prévenu que s’il justifie qu’il a été porté atteinte à ses intérêts.

Par le présent arrêt, l’assemblée plénière de la Cour de cassation rejette le pourvoi formé par M. [Z], ancien ministre, contre l’arrêt de la Cour de justice de la République du 4 mars 2021, qui, pour complicité d’abus de biens sociaux commis au préjudice de deux sociétés spécialisées dans l’exportation de systèmes d’armement, l’a condamné à deux ans d’emprisonnement avec sursis et 100 000 euros d’amende.

Il est reproché à M. [Z] d’avoir participé, sous des formes diverses, à la mise en place d’un réseau d’intermédiaires chargés de favoriser la signature de contrats d’armement conclus avec l’Arabie saoudite et le Pakistan, avec des conditions de rémunération anormales, qui ont permis de générer des rétrocommissions destinées au financement de la campagne électorale présidentielle de 1995 de M. Y…, ancien Premier ministre. Celui-ci, mis en cause pour un fait de complicité et pour recel, a été relaxé par la Cour de justice de la République le 4 mars 2021.

Les intermédiaires concernés et d’autres personnes ayant pris part à l’organisation de cette fraude font l’objet de poursuites devant les juridictions de droit commun.

Saisie en application de l’article 33 de la loi organique no 93-1252 du 23 novembre 1993 sur la Cour de justice de la République, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a examiné sept moyens posant des questions de procédure et de fond, dont seule la première est inédite.

Sur la notification tardive du droit de se taire, prévu par l’article 406 du code de procédure pénale, à un prévenu

La loi organique no 93-1252 du 23 novembre 1993 précitée prévoit que la procédure applicable aux débats devant la Cour de justice de la République est celle qui est suivie devant le tribunal correctionnel.

L’article 406 du code de procédure pénale énonce que le droit de se taire doit être notifié au prévenu en début d’audience.

La chambre criminelle de la Cour de cassation juge que l’absence de notification de ce droit fait nécessairement grief au prévenu qui en a été privé, par dérogation au principe consacré par l’article 802 du code de procédure pénale, selon lequel une nullité ne peut être prononcée que lorsque l’irrégularité dénoncée a eu pour effet de porter atteinte aux intérêts de la partie qu’elle concerne. Elle applique la même solution lorsque cette notification intervient tardivement, après l’évocation d’une demande présentée par la personne poursuivie à l’ouverture des débats.

À l’occasion de l’examen de ce moyen, l’assemblée plénière est venue préciser cette jurisprudence en jugeant que lorsque la notification du droit de se taire intervient après les débats liminaires sur une demande présentée par une autre partie, au cours desquels la personne poursuivie n’a pas pris la parole, il appartient à cette dernière d’établir en quoi cette irrégularité a porté une atteinte à ses intérêts.

En l’espèce, M. [Z] n’a pas rapporté la preuve d’un grief résultant de la notification de son droit de se taire, intervenue après les débats sur la demande de supplément d’information présentée par un autre prévenu.

Sur la décision d’une juridiction de renoncer à l’audition de témoins cités par le ministère public

Par principe, une juridiction doit motiver sa décision de ne pas interroger des témoins cités par une partie dès lors qu’elle a été saisie de conclusions régulièrement déposées à cette fin.

En l’espèce, M. [Z] ne s’est prévalu d’aucun grief résultant de l’insuffisance de motivation de la décision de la Cour de justice de la République sur ce point et n’a pas allégué qu’il aurait été empêché de s’exprimer ; il n’a par ailleurs formulé aucune demande de comparution ou d’audition de ces témoins. Il n’a donc pas rapporté la preuve d’une atteinte à ses intérêts résultant des irrégularités qu’il a dénoncées.

Sur la prescription des faits de complicité d’abus de biens sociaux commis entre 1993 et 1995

L’exception de prescription de l’action publique peut être soulevée à tout moment. Néanmoins, lorsqu’elle est invoquée pour la première fois devant la Cour de cassation, celle-ci doit être en mesure de trouver, dans les seules constatations des juges du fond, des éléments nécessaires pour en apprécier la valeur.

En l’espèce, M. [Z] n’a pas excipé de la prescription de l’action publique devant les juges du fond, dont les constatations ne contenaient pas d’élément permettant de juger que la prescription de l’action publique était acquise.

Sur l’exception de nullité prise du dépassement du délai raisonnable en raison de la durée excessive de la procédure

Conformément à l’article 385 du code de procédure pénale, les exceptions de nullité doivent être présentées avant toute défense au fond.

En l’espèce, M. [Z] n’a saisi la Cour de justice de la République d’aucune exception de nullité prise du dépassement du délai raisonnable en raison de la durée excessive de la procédure.

Sur la caractérisation du fait principal par la Cour de justice de la République

Se fondant sur les articles 121-6 et 121-7 du code pénal, définissant les éléments constitutifs de la complicité, l’assemblée plénière rappelle que, pour caractériser la complicité, le juge doit d’abord vérifier l’existence d’un fait principal punissable.

En l’espèce, la Cour de justice de la République a caractérisé le délit d’abus de biens sociaux dont la complicité était reprochée à M. [Z], sans se prononcer sur la culpabilité des auteurs du fait principal et donc, sans outrepasser sa compétence.

Sur la caractérisation de la complicité d’abus de biens sociaux

La Cour de cassation, lorsqu’elle est saisie d’un pourvoi contre une décision de la formation de jugement de la Cour de justice de la République, exerce un contrôle de la motivation des juges du fond, dont les constatations relèvent de leur appréciation souveraine.

En l’espèce, après avoir examiné la motivation de la Cour de justice de la République, l’assemblée plénière de la Cour de cassation en a déduit que celle-ci avait correctement caractérisé les faits d’abus de biens sociaux et de complicité de ce délit.

Sur la peine d’amende

Selon l’article 485-1 du code de procédure pénale, en matière correctionnelle, l’amende doit être motivée en tenant compte de la gravité des faits, de la personnalité de leur auteur et de sa situation personnelle, dont ses ressources et charges.

En l’espèce, la Cour de justice de la République, qui n’était pas saisie de conclusions l’invitant à modérer le quantum de la peine en raison de la durée excessive de la procédure, a apprécié le montant de l’amende au regard des critères ci-dessus énumérés.

B. Chambre mixte

Mandat – Mandant – Responsabilité – Cas – Dol du mandataire – Conditions – Faute personnelle du mandant

Ch. mixte, 29 octobre 2021, pourvoi no 19-18.470, publié au Bulletin, rapport de M. Mornet et avis de Mme Guégen

La victime du dol peut agir, d’une part, en nullité de la convention sur le fondement des articles 1137 et 1178, alinéa 1, du code civil (auparavant de l’article 1116 du même code, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance no 2016-131 du 10 février 2016, applicable au litige), d’autre part, en réparation du préjudice sur le fondement des articles 1240 et 1241 du code civil (auparavant des articles 1382 et 1383 du même code, applicables au litige).

Si le mandant est, en vertu de l’article 1998 du code civil, contractuellement responsable des dommages subis du fait de l’inexécution des engagements contractés par son mandataire dans les limites du mandat conféré, les manœuvres dolosives du mandataire, dans l’exercice de son mandat, n’engagent la responsabilité du mandant que s’il a personnellement commis une faute, qu’il incombe à la victime d’établir.

Cette affaire soumise à la formation de chambre mixte réunissant la première chambre civile, la troisième chambre civile et la chambre commerciale, financière et économique a permis de clarifier la jurisprudence de la Cour de cassation sur les conséquences, pour le mandant, des manœuvres dolosives commises par le mandataire.

Les faits étaient les suivants :

Le capital de la société X-média développement (la société XMD) était détenu à hauteur de 45 % par celui qui en était le dirigeant jusqu'en 2007, de 5 % par son épouse, de 15 % par ses trois enfants, et de 35 % par la société MBO.

Afin de vendre la société XMD, l’épouse et les enfants ont donné mandat à l'ancien dirigeant précité de céder leurs actions.

Aux termes d’un protocole de cession rédigé par la société Aucteor Finance et signé le 7 mars 2012 par l’ensemble des associés de la société XMD, la société ATC Agri terroir communication (la société ATC) s’est engagée à acheter l’ensemble des actions de la société XMD. Le 15 avril 2012, le contrôle de la société XMD et de ses filiales est passé au cessionnaire en exécution de ce protocole.

Le 3 mai 2012, le nouveau directeur général de X-média depuis 2007 a informé la société ATC de son souhait de quitter la société XMD dans le cadre d’une rupture conventionnelle de son contrat de travail et a cessé ses fonctions à la fin du mois de juin 2012 après avoir signé un protocole d’accord avec la société ATC.

Estimant que le projet de départ du directeur général leur avait été dissimulé, ce qui caractérisait un dol, l’existence d’une direction stable étant une condition déterminante du rachat par la société ATC, les sociétés ATC et XMD ont assigné l'ancien dirigeant (le mandataire) et la société Aucteor Finance en annulation de la cession des actions et paiement de dommages-intérêts. Ces sociétés ont appelé en intervention, sur le même fondement du dol, l’épouse et les enfants du mandataire (les mandants) et la société MBO. Elles ont ensuite renoncé à demander l’annulation de la cession et limité leur demande à des dommages-intérêts.

Par jugement du 5 février 2016, rectifié le 3 mars 2016, le tribunal de commerce de Paris, a notamment :

  • retenu l’existence d’un dol, en ce que le projet de départ du directeur général, avait été dissimulé ;
  • condamné in solidum les mandants et le mandataire ainsi que la société Aucteor Finance à payer 600 000 euros de dommages-intérêts à la société ATC.

Par arrêt du 2 avril 2019, la cour d’appel de Paris a, notamment :

  • confirmé le jugement en ce qu’il a condamné le mandataire à payer des dommages-intérêts à la société ATC au titre du dol, mais l’a infirmé sur le quantum ;
  • infirmé en ce qu’il a condamné in solidum les mandants et la société Aucteor Finance avec le mandataire ;
  • confirmé le jugement en ce qu’il a débouté la société ATC de sa demande dirigée contre la société MBO.

Statuant à nouveau des chefs infirmés :

  • a condamné le mandataire à payer à la société ATC 400 000 euros de dommages-intérêts en réparation du préjudice résultant du dol ;
  • débouté la société ATC de ses plus amples demandes de ce chef.

Le pourvoi des sociétés ATC et XMD :

Le premier moyen, le deuxième moyen, pris en sa première branche, et le troisième moyen font l’objet d’un rejet non spécialement motivé.

Le deuxième moyen, pris en sa seconde branche, reproche à la cour d’appel une violation de l’article 1998 du code civil en ce qu’elle a rejeté la demande de la société ATC tendant à voir condamner l’épouse et les enfants du mandataire (les mandants), solidairement avec ce dernier, au paiement de dommages-intérêts au titre du dol, alors que le mandant est tenu d’exécuter les engagements contractés par le mandataire, et que les manœuvres dolosives du mandataire, déterminantes du consentement du cocontractant, sont opposables au mandant.

Le pourvoi pose la question suivante : les manœuvres dolosives du mandataire, qui peuvent entraîner l’annulation du contrat, engagent-elles la responsabilité civile du mandant ?

La problématique :

Selon l’article 1116 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance no 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, le dol est une cause de nullité de la convention lorsque les manœuvres pratiquées par l’une des parties sont telles, qu’il est évident que, sans ces manœuvres, l’autre partie n’aurait pas contracté.

Le dol présente deux aspects distincts et complémentaires : d’un côté, le dol apparaît comme un vice du consentement et la victime du dol peut demander l’annulation du contrat ; d’un autre côté, le dol apparaît comme un délit civil et la victime du dol peut demander la réparation du préjudice causé par la faute dolosive.

La possibilité pour la victime du dol de demander la réparation de son préjudice à la place de l’annulation a été admise de longue date par la jurisprudence. La Cour de cassation a jugé que le droit de demander la nullité d’un contrat par application des articles 1116 et 1117 du code civil n’exclut pas l’exercice, par la victime des manœuvres dolosives, d’une action en responsabilité délictuelle pour obtenir de leur auteur la réparation du préjudice qu’elle a subi ; la première chambre civile et la chambre commerciale de la Cour de cassation ont rendu leurs décisions au visa de l’article 1382 du code civil ; la troisième chambre civile de la Cour de cassation a rendu ses décisions au visa de l’article 1116 du code civil.

Le dol n’est en principe sanctionné que s’il a pour auteur l’une des parties au contrat et non un tiers. Cette règle énoncée par l’ancien article 1116 du code civil se retrouve aujourd’hui reprise à l’article 1137 du code civil, qui définit le dol comme le fait « pour un contractant » d’obtenir le consentement de l’autre par des manœuvres ou des mensonges.

La jurisprudence a cependant admis, dès le xixe siècle (Req., 30 juillet 1895, DP 1896, 1, p. 132), l’annulation du contrat sur le fondement du dol lorsqu’un représentant du contractant a commis des actes dolosifs, même à l’insu de ce contractant. Cette jurisprudence est constante.

Elle est désormais codifiée à l’article 1138 du code civil, dans sa rédaction issue de l’ordonnance no 2016-131 du 10 février 2016 sus-énoncée.

Nous en arrivons à la question posée par le pourvoi : admettre la nullité d’un contrat sur le fondement du dol commis par le représentant du contractant implique-t-il nécessairement d’admettre la responsabilité civile du mandant du fait des manœuvres dolosives du mandataire ?

Ou faut-il, pour que le mandant soit condamné à des dommages-intérêts envers le cocontractant, qu’il ait lui-même commis une faute, ou à tout le moins l’un des faits générateurs de responsabilité civile prévus par les articles 1382, devenu 1240, et suivants du code civil ?

Pour répondre à cette question, la Cour de cassation a d’abord retenu que l’action en nullité et l’action en responsabilité sont autonomes. La première est fondée sur les articles 1137 et 1178, alinéa 1, du code civil (auparavant l’article 1116 du même code, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance no 2016-131 du 10 février 2016), alors que la seconde est fondée sur les articles 1240 et 1241 du code civil (auparavant les articles 1382 et suivants du même code).

Cette autonomie des deux actions est compatible avec les anciens textes : les textes relatifs au dol n’évoquaient que l’action en nullité ; elle est cohérente avec la jurisprudence de la première chambre civile et de la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation qui rendaient leurs décisions allouant des dommages-intérêts en réparation du préjudice causé par le dol sur le fondement de l’article 1382 du code civil ; elle est enfin conforme au nouvel article 1178 du code civil.

La Cour de cassation répond ensuite que « Si le mandant est, en vertu de l’article 1998 du code civil, contractuellement responsable des dommages subis du fait de l’inexécution des engagements contractés par son mandataire dans les limites du mandat conféré, les manœuvres dolosives du mandataire, dans l’exercice de son mandat, n’engagent la responsabilité du mandant que s’il a personnellement commis une faute, qu’il incombe à la victime d’établir. »

Il n’existe pas de principe général de responsabilité du mandant du fait des fautes délictuelles commises par son mandataire ; l’action en dommages-intérêts tendant à la réparation du préjudice causé par le dol étant une action en responsabilité extracontractuelle, le mandant ne peut voir sa responsabilité engagée que s’il a personnellement commis une faute au sens des articles 1240 et 1241 du code civil (anciennement 1382 et 1383 du code civil).

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