Rapport annuel 2020 de la Cour de cassation (III. ARRÊTS RENDUS PAR LES CHAMBRES)

Rapport annuel

Ouvrage de référence dans les milieux judiciaire et universitaire, le Rapport de la Cour de cassation est aussi un précieux instrument de travail pour les praticiens du droit. Le Rapport 2020 comporte des suggestions de modifications législatives ou réglementaires, ainsi que l’analyse des principaux arrêts et avis ayant été rendus, tout au long de l’année, dans les différentes branches du droit privé. Le Rapport présente également, de manière détaillée, l’activité juridictionnelle et extra-juridictionnelle de la Cour de cassation, ainsi que celle des juridictions et commissions instituées auprès d’elle.

Rapport annuel

Rapport annuel 2020 de la Cour de cassation (III. ARRÊTS RENDUS PAR LES CHAMBRES)

III. ARRÊTS RENDUS PAR LES CHAMBRES

A. Droit des personnes et de la famille

1. État civil et filiation

Filiation – Filiation naturelle – Reconnaissance – Cas – Homme devenu femme qui procrée avec son épouse au moyen de ses gamètes mâles après modification de la mention de son sexe dans les actes de l’état civil – Effets

1re Civ., 16 septembre 2020, pourvois no 18-50.080 et no 19-11.251, publié au Bulletin, rapport de Mme Le Cotty et avis de Mme Caron-Deglise

En l’état du droit positif, une personne transgenre homme devenu femme qui, après la modification de la mention de son sexe dans les actes de l’état civil, procrée avec son épouse au moyen de ses gamètes mâles n’est pas privée du droit de faire reconnaître un lien de filiation biologique avec l’enfant, mais ne peut le faire qu’en ayant recours aux modes d’établissement de la filiation réservés au père.

Ces dispositions du droit national sont conformes à l’intérêt supérieur de l’enfant, d’une part, en ce qu’elles permettent l’établissement d’un lien de filiation à l’égard de ses deux parents, élément essentiel de son identité et qui correspond à la réalité des conditions de sa conception et de sa naissance, garantissant ainsi son droit à la connaissance de ses origines personnelles, d’autre part, en ce qu’elles confèrent à l’enfant né après la modification de la mention du sexe de son parent à l’état civil la même filiation que celle de ses frère et sœur nés avant cette modification, évitant ainsi les discriminations au sein de la fratrie, dont tous les membres seront élevés par deux mères, tout en ayant à l’état civil l’indication d’une filiation paternelle à l’égard de leur géniteur, laquelle n’est au demeurant pas révélée aux tiers dans les extraits d’actes de naissance qui leur sont communiqués.

En ce qu’elles permettent, par la reconnaissance de paternité, l’établissement d’un lien de filiation conforme à la réalité biologique entre l’enfant et la personne transgenre – homme devenu femme – l’ayant conçu, ces dispositions concilient l’intérêt supérieur de l’enfant et le droit au respect de la vie privée et familiale de cette personne, droit auquel il n’est pas porté une atteinte disproportionnée, au regard du but légitime poursuivi, dès lors qu’en ce qui la concerne celle-ci n’est pas contrainte par là même de renoncer à l’identité de genre qui lui a été reconnue.

Enfin, ces dispositions ne créent pas de discrimination entre les femmes selon qu’elles ont ou non donné naissance à l’enfant, dès lors que la mère ayant accouché n’est pas placée dans la même situation que la femme transgenre ayant conçu l’enfant avec un appareil reproductif masculin et n’ayant pas accouché.

C’est en conséquence à bon droit et sans méconnaître les exigences conventionnelles qu’une cour d’appel constate l’impossible établissement d’une double filiation de nature maternelle pour l’enfant, en présence d’un refus de l’adoption intraconjugale, et rejette la demande de transcription, sur les registres de l’état civil, de la reconnaissance de maternité anténatale établie par l’épouse de la mère.

L’affaire soumise à la première chambre civile de la Cour de cassation concernait une personne transgenre homme devenu femme, qui, ayant conservé ses organes reproductifs masculins, avait conçu un enfant avec son épouse.

Cette personne était mariée à une femme, avec qui elle avait déjà eu, avant la modification de la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil, deux enfants dont elle était le père.

Cependant, étant désormais une femme à l’état civil, elle souhaitait être reconnue comme mère du troisième enfant, né après la modification de la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil. Elle demandait donc la transcription, sur l’acte de naissance de celui-ci, de sa reconnaissance de maternité anténatale.

La cour d’appel avait rejeté sa demande de transcription, mais avait estimé que le droit au respect de sa vie privée ainsi que l’intérêt supérieur de l’enfant imposaient de la désigner comme « parent biologique » dans l’acte de naissance de l’enfant.

L’intéressée avait formé un pourvoi, reprochant à l’arrêt attaqué d’avoir rejeté sa demande et d’avoir ordonné la mention « parent biologique » dans l’acte de naissance. Le procureur général près la cour d’appel avait également formé un pourvoi, mais qui n’était dirigé que contre le chef de dispositif de l’arrêt relatif à la mention « parent biologique » dans l’acte de naissance de l’enfant.

S’agissant de la demande de la requérante relative à sa désignation comme mère dans l’acte de naissance de l’enfant, la première chambre civile de la Cour de cassation a constaté l’existence d’un vide juridique. En effet, si la loi no 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du xxie siècle, qui a réglementé les conditions de la modification de la mention du sexe dans les actes de l’état civil, a prévu que celle-ci était sans effet sur les filiations établies avant cette modification (article 61-8 du code civil), elle n’a pas précisé le mode d’établissement de la filiation des enfants nés ultérieurement.

Face à ce vide juridique, la première chambre civile s’est référée aux dispositions relatives à l’établissement de la filiation non adoptive, prévues au titre VII du livre Ier du code civil, et a constaté que la loi française ne permettait pas, en l’état, l’établissement de deux filiations maternelles, hors adoption. Lorsque la filiation est de nature « charnelle » ou « biologique » – ce qui était le cas ici – et que l’enfant a déjà une mère, il ne peut avoir comme second parent qu’un père.

On relèvera à cet égard que, même si le projet de loi relatif à la bioéthique, en cours d’examen au Parlement, est adopté, ouvrant ainsi la voie à une double filiation maternelle ab initio, hors adoption, celle-ci sera encadrée et limitée aux hypothèses de recours à l’assistance médicale à la procréation avec tiers donneur. Au jour où la Cour de cassation a statué sur ces pourvois, aucune disposition du projet de loi ne régissait la filiation de l’enfant né d’une personne transgenre, les amendements parlementaires déposés en ce sens ayant été rejetés ou retirés.

La première chambre civile de la Cour de cassation a toutefois considéré que, dès lors que cette filiation reposait sur une réalité biologique qui n’était pas contestée en l’espèce, elle devait pouvoir être établie par une reconnaissance de paternité. Elle a donc jugé que, si la reconnaissance de maternité ne pouvait être transcrite, le lien de filiation de l’enfant pouvait être établi par une reconnaissance de paternité : « en l’état du droit positif, une personne transgenre homme devenu femme qui, après la modification de la mention de son sexe dans les actes de l’état civil, procrée avec son épouse au moyen de ses gamètes mâles, n’est pas privée du droit de faire reconnaître un lien de filiation biologique avec l’enfant, mais ne peut le faire qu’en ayant recours aux modes d’établissement de la filiation réservés au père » (§ 18).

Dans ces conditions, le rejet de la demande n’est pas apparu comme étant de nature à porter une atteinte excessive ou disproportionnée au droit au respect de la vie privée de la requérante et à l’intérêt supérieur de l’enfant, au regard du but légitime poursuivi par la législation, à savoir, la sécurité juridique et la prévention des conflits de filiation.

En effet, d’une part, l’enfant peut voir sa filiation établie à l’égard de ses deux parents et cette filiation correspond à la réalité des conditions de sa conception et de sa naissance, garantissant ainsi son droit à la connaissance de ses origines personnelles.

D’autre part, l’enfant né après la modification de la mention du sexe de son parent à l’état civil a la même filiation que celle de ses frère et soeur, nés avant cette modification, ce qui évite les discriminations au sein de la fratrie, dont tous les membres sont élevés par deux mères, tout en ayant à l’état civil l’indication d’une filiation paternelle à l’égard de leur géniteur, étant précisé que cette filiation n’est pas révélée aux tiers dans les extraits d’actes de naissance qui leur sont communiqués.

Cette solution concilie également l’intérêt supérieur de l’enfant et le droit au respect de la vie privée et familiale de la personne transgenre, droit auquel il n’est pas porté une atteinte disproportionnée, au regard du but légitime poursuivi, dès lors qu’en ce qui la concerne, celle-ci n’est pas contrainte, par là même, de renoncer à l’identité de genre qui lui a été reconnue.

Enfin, ces dispositions ne créent pas de discrimination entre les femmes selon qu’elles ont ou non donné naissance à l’enfant, dès lors que la mère ayant accouché n’est pas placée dans la même situation que la femme transgenre ayant conçu l’enfant avec un appareil reproductif masculin et n’ayant pas accouché.

L’arrêt de la cour d’appel a en revanche été censuré sur le pourvoi du procureur général, la loi française ne permettant pas de désigner, dans les actes de l’état civil, le père ou la mère de l’enfant comme « parent biologique ». Cette décision est, en quelque sorte, le pendant, en matière de filiation, de l’arrêt du 4 mai 2017 dans lequel la Cour de cassation a énoncé que la loi française ne permettait pas de faire figurer, dans les actes de l’état civil, l’indication d’un sexe autre que masculin ou féminin (1re Civ., 4 mai 2017, pourvoi no 16-17.189, Bull. 2017, I, no 101).

En tout état de cause, une telle mention, révélatrice en elle-même de la transidentité de l’intéressée, ne serait pas de nature à garantir le droit au respect de sa vie privée.

2. Données à caractère personnel

Protection des droits de la personne – Informatique et libertés (loi du 6 janvier 1978) – Traitement de données à caractère personnel – Données à caractère personnel – Qualification – Applications diverses – Adresses IP – Collecte par l’exploitation d’un fichier de journalisation – Portée

Soc., 25 novembre 2020, pourvoi no 17-19.523, publié au Bulletin, rapport de Mme Richard et avis de Mme Trassoudaine-Verger

En application des articles 2 et 22 de la loi no 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée par la loi no 2004-801 du 6 août 2004, dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données, les adresses IP, qui permettent d’identifier indirectement une personne physique, sont des données à caractère personnel, au sens de l’article 2 susvisé, de sorte que leur collecte par l’exploitation du fichier de journalisation constitue un traitement de données à caractère personnel et doit faire l’objet d’une déclaration préalable auprès de la Commission nationale de l’informatique et des libertés en application de l’article 23 de la loi précitée.

En application des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, l’illicéité d’un moyen de preuve, au regard des dispositions de la loi no 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée par la loi no 2004-801 du 6 août 2004, dans sa version antérieure à l’entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données, n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats, le juge devant apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve, lequel peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

Encourt la cassation l’arrêt qui énonce que les logs, fichiers de journalisation et adresses IP ne sont pas soumis à une déclaration à la CNIL, ni ne doivent faire l’objet d’une information du salarié en sa qualité de correspondant informatique et libertés lorsqu’ils n’ont pas pour vocation première le contrôle des utilisateurs, alors que la collecte des adresses IP par l’exploitation du fichier de journalisation constitue un traitement de données à caractère personnel au sens de l’article 2 de la loi no 78-17 du 6 janvier 1978 susvisée et est soumise aux formalités préalables à la mise en œuvre de tels traitements prévues au chapitre IV de ladite loi, ce dont il résulte que la preuve était illicite et les dispositions des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales invocables.

Dans cet arrêt la chambre sociale de la Cour de cassation se prononce pour la première fois sur la question de savoir si une adresse IP (Internet protocol) et des fichiers de journalisation constituent des données à caractère personnel dont le traitement doit faire l’objet d’une déclaration préalable à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) selon les articles 2 et 22 de la loi no 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés modifiée par la loi no 2004-801 du 6 août 2004 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel, antérieurement à l’entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données (RGPD).

Les faits étaient les suivants :

Un salarié de l’AFP (Agence France-Presse), également correspondant informatique et libertés au sein de l’agence, est licencié pour faute grave, pour avoir adressé à une entreprise cliente, et en même temps concurrente de l’AFP, cinq demandes de renseignements par voie électronique en usurpant l’identité de sociétés clientes.

L’AFP établit les faits reprochés au moyen d’un constat d’huissier et d’un expert informatique qui identifient, grâce à l’exploitation des fichiers de journalisation conservés sur ses serveurs, l’adresse IP à partir de laquelle les messages litigieux ont été envoyés, comme étant celle de ce salarié.

Estimant qu’une déclaration préalable de l’utilisation des fichiers de journalisation et adresses IP n’était pas nécessaire, la cour d’appel a jugé le licenciement justifié.

La chambre sociale de la Cour de cassation décide que, dans la mesure où les adresses IP permettent d’identifier indirectement une personne physique, comme l’avait également retenu la première chambre civile (1re Civ., 3 novembre 2016, pourvoi no 15-22.595, Bull. 2016, I, no 206), il s’agit bien de données à caractère personnel au sens de l’article 2 de la loi précitée. Elle juge aussi que leur collecte par l’exploitation d’un fichier de journalisation constitue un traitement de données à caractère personnel qui doit faire l’objet de la déclaration préalable prévue à l’article 23 de la même loi.

L’arrêt marque également une évolution de la chambre sociale quant à sa jurisprudence relative à l’illicéité d’une preuve obtenue au moyen de données qui auraient dû faire l’objet d’une déclaration auprès de la CNIL.

Il était en effet jugé par la chambre sociale qu’une telle preuve devait dans tous les cas être rejetée des débats, de sorte que, si la faute à l’origine du licenciement n’était établie qu’au moyen de cette preuve illicite, le licenciement se trouvait nécessairement sans cause réelle et sérieuse (Soc., 8 octobre 2014, pourvoi no 13-14.991, Bull. 2014, V, no 230).

Dans le présent arrêt, la chambre sociale de la Cour de cassation admet que l’illicéité d’un tel moyen de preuve n’entraîne pas systématiquement son rejet, invitant le juge du fond à rechercher dans le cadre d’un contrôle de proportionnalité si l’atteinte portée à la vie personnelle du salarié par une telle production est justifiée au regard du droit à la preuve de l’employeur. Elle précise par ailleurs que cette production doit être indispensable et non plus seulement nécessaire à l’exercice de ce droit.

En effet la chambre sociale avait déjà admis que le droit à la preuve puisse justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle du salarié à condition que cette production soit nécessaire à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi (Soc., 9 novembre 2016, pourvoi no 15-10.203, Bull. 2016, V, no 209).

La conception civiliste de la protection de la vie privée a ainsi été appliquée à la chambre sociale par la référence à la vie personnelle du salarié, par opposition à sa vie professionnelle, notamment dans le cadre de la surveillance des correspondances et communications non professionnelles des employés. Il s’agit alors de protéger la liberté individuelle du salarié sur son lieu de travail et de définir le pouvoir de direction de l’employeur.

Le présent arrêt s’inspire également des décisions rendues par la Cour européenne des droits de l’homme au regard des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et notamment des arrêts Bărbulescu (CEDH, arrêt du 5 septembre 2017, Bărbulescu c. Roumanie, no 61496/08) et López Ribalda (CEDH, arrêt du 17 octobre 2019, López Ribalda et autres c. Espagne, no 1874/13 et no 8567/13) qui ont admis, sur le fondement du droit au procès équitable et du droit à la preuve qui en découle, des moyens de preuve obtenus au détriment du droit à la vie privée institué par l’article 8 de la Convention ou en violation du droit interne.

Dans l’arrêt Bărbulescu, la Cour de Strasbourg a ainsi défini un certain nombre de critères auxquels les mesures de contrôle de la correspondance et des communications des employés doivent se conformer pour permettre d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie privée. Ces critères doivent être appliqués par les juges des États signataires.

Enfin, l’arrêt de la chambre sociale rappelle les dispositions de l’article 13, g), de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, antérieure au Règlement général sur la protection des données, qui prévoyaient que les États membres pouvaient prendre des mesures législatives visant à limiter la portée des obligations et des droits relatifs au traitement des données personnelles lorsqu’une telle limitation constitue une mesure nécessaire non seulement pour sauvegarder la protection de la personne concernée, mais également les droits et libertés d’autrui.

3. Protection des consommateurs

Protection des consommateurs – Intérêts – Taux – Taux effectif global – Mention – Mention erronée – Erreur supérieure à la décimale – Sanction – Déchéance du droit aux intérêts du prêteur dans la proportion fixée par le juge

1re Civ., 10 juin 2020, pourvoi no 18-24.287, publié au Bulletin, rapport de Mme Champ et avis de M. Sudre

Ayant relevé que le taux effectif global était erroné dans l’écrit constatant le contrat de prêt, faute d’inclusion du taux de cotisation mensuelle d’assurance réellement prélevé, et fait ressortir que l’erreur commise était supérieure à la décimale prescrite par l’article R. 313-1 du code de la consommation, une cour d’appel retient, à bon droit, que la sanction de l’erreur affectant le taux effectif global est la déchéance du droit aux intérêts de la banque dans la proportion fixée par le juge.

L’affaire soumise à la première chambre civile de la Cour de cassation posait la question de la sanction encourue par le prêteur en cas d’erreur relative à un taux effectif global mentionné dans un écrit constatant un contrat de prêt.

Selon l’article L. 313-2, alinéa 1, du code de la consommation, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance no 2016-301 du 14 mars 2016 relative à la partie législative du code de la consommation, le taux effectif global doit être mentionné dans tout écrit constatant un contrat de prêt.

En l’absence de sanction prévue par la loi, exception faite de l’offre de prêt immobilier et du crédit à la consommation, la première chambre civile de la Cour de cassation a retenu qu’en application des articles 1907 du code civil et L. 313-2, alinéa 1, précité, l’inexactitude de la mention du taux effectif global dans l’écrit constatant tout contrat de prêt, comme l’omission de la mention de ce taux, qui privent l’emprunteur d’une information sur son coût, emportent l’annulation de la clause stipulant l’intérêt conventionnel et la substitution à celui-ci de l’intérêt légal (1re Civ., 24 juin 1981, pourvoi no 80-12.903, Bull. 1981, I, no 234 ; 1re Civ., 15 octobre 2014, pourvoi no 13-16.555, Bull. 2014, I, no 165).

Il est, en effet, apparu qu’instituée à l’origine pour vérifier si le taux d’intérêt pratiqué par l’établissement prêteur ne présentait pas un caractère usuraire, l’obligation de mentionner le taux effectif global dans l’écrit constatant tout contrat de prêt était de nature à assurer la bonne information de l’emprunteur sur le coût de celui-ci. La substitution du taux légal au taux contractuel a donc été retenue au visa, tant de l’article 1907 du code civil que des dispositions du code de la consommation.

Toutefois, cette sanction, qui n’est pas susceptible de modération par le juge, ne permettait la prise en considération ni de la gravité du manquement commis par le prêteur ni du préjudice subi par l’emprunteur, la jurisprudence selon laquelle la substitution de taux n’est pas encourue lorsque le taux effectif global est inférieur à celui mentionné (1re Civ., 12 octobre 2016, pourvoi no 15-25.034, Bull. 2016, I, no 194) ou lorsque l’écart entre le taux stipulé dans le contrat de prêt et le taux réel est inférieur à la décimale (1re Civ., 25 janvier 2017, pourvoi no 15-24.607, Bull. 2017, I, no 21 ; Com., 18 mai 2017, pourvoi no 16-11.147, Bull. 2017, IV, no 75) n’atténuant que marginalement l’automaticité de la sanction.

Il résulte, par ailleurs, de l’ordonnance no 2019-740 du 17 juillet 2019 relative aux sanctions civiles applicables en cas de défaut ou d’erreur du taux effectif global, qui généralise la sanction jusqu’alors applicable en cas d’irrégularité affectant la mention du taux effectif global dans une offre de crédit immobilier, qu’en cas de défaut de mention ou de mention erronée du taux effectif global dans un écrit constatant un contrat de prêt, le prêteur n’encourt pas l’annulation de la stipulation de l’intérêt conventionnel, mais peut être déchu de son droit aux intérêts dans la proportion fixée par le juge, au regard notamment du préjudice subi par l’emprunteur.

C’est en considération de ces éléments que, dans les contrats souscrits antérieurement à l’entrée en vigueur de l’ordonnance précitée, il est apparu justifié d’uniformiser le régime des sanctions et de juger qu’en cas d’omission du taux effectif global dans l’écrit constatant un contrat de prêt, comme en cas d’erreur affectant la mention de ce taux dans un tel écrit, le prêteur peut être déchu de son droit aux intérêts dans la proportion fixée par le juge.

La première chambre civile de la Cour de cassation, saisie à nouveau de la question de la sanction encourue par le prêteur en cas d’erreur relative à un taux effectif global mentionné dans un écrit constatant un contrat de prêt, est donc revenue sur la solution adoptée dans son arrêt, précité, du 24 juin 1981 : par arrêt du 10 juin 2020, elle a jugé qu’en cas d’omission du taux effectif global dans l’écrit constatant un contrat de prêt, comme en cas d’erreur affectant la mention de ce taux dans un tel écrit, le prêteur peut être déchu de son droit aux intérêts dans la proportion fixée par le juge.

Faisant application de cette nouvelle règle jurisprudentielle, elle a, dans l’affaire qui lui était soumise, approuvé une cour d’appel qui, après avoir relevé que le taux effectif global était erroné, faute d’inclusion du taux de cotisation mensuelle d’assurance réellement prélevé, et fait ressortir que l’erreur commise était supérieure à la décimale prescrite par l’article R. 313-1 du code de la consommation, a retenu que la sanction de l’erreur affectant le taux effectif global était la déchéance du droit aux intérêts de la banque dans la proportion fixée par le juge.

La solution ainsi consacrée permet d’unifier le régime des sanctions.

B. Droit du travail

1. Contrat de travail, organisation et exécution du travail

a. Emploi et formation

Aucun arrêt publié au Rapport en 2020.

b. Droits et obligations des parties au contrat de travail

Aucun arrêt publié au Rapport en 2020.

c. Modification dans la situation juridique de l’employeur

Aucun arrêt publié au Rapport en 2020.

d. Contrats et statuts particuliers

Contrat de travail, formation – Définition – Lien de subordination – Éléments constitutifs – Appréciation – Critères

Soc., 4 mars 2020, pourvoi no 19-13.316, publié au Bulletin, rapport de Mme Valéry et avis de Mme Courcol-Bouchard

Le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné. Peut constituer un indice de subordination le travail au sein d’un service organisé lorsque l’employeur en détermine unilatéralement les conditions d’exécution.

Justifie légalement sa décision une cour d’appel qui, pour qualifier de contrat de travail la relation entre un chauffeur VTC et la société utilisant une plate-forme numérique et une application afin de mettre en relation des clients et des chauffeurs exerçant sous le statut de travailleur indépendant, retient : 1o) que ce chauffeur a intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par cette société, service qui n’existe que grâce à cette plate-forme, à travers l’utilisation duquel il ne constitue aucune clientèle propre, ne fixe pas librement ses tarifs ni les conditions d’exercice de sa prestation de transport, 2o) que le chauffeur se voit imposer un itinéraire particulier dont il n’a pas le libre choix et pour lequel des corrections tarifaires sont appliquées si le chauffeur ne suit pas cet itinéraire, 3o) que la destination finale de la course n’est parfois pas connue du chauffeur, lequel ne peut réellement choisir librement, comme le ferait un chauffeur indépendant, la course qui lui convient ou non, 4o) que la société a la faculté de déconnecter temporairement le chauffeur de son application à partir de trois refus de courses et que le chauffeur peut perdre l’accès à son compte en cas de dépassement d’un taux d’annulation de commandes ou de signalements de « comportements problématiques », et déduit de l’ensemble de ces éléments l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements et que, dès lors, le statut de travailleur indépendant du chauffeur était fictif.

Cette décision est la seconde que la chambre sociale de la Cour de cassation rend à propos des travailleurs des plates-formes, après l’arrêt prononcé dans l’affaire Take Eat Easy (Soc., 28 novembre 2018, pourvoi no 17-20.079, publié au Bulletin).

La société Uber BV utilise une plate-forme numérique et une application afin de mettre en relation avec des clients, en vue d’un transport urbain, des chauffeurs VTC (véhicule de tourisme avec chauffeur) exerçant leur activité sous un statut d’indépendant.

Un chauffeur, après la clôture définitive de son compte par la société Uber BV, avait saisi la juridiction prud’homale d’une demande de requalification de la relation contractuelle en contrat de travail. La cour d’appel, par un arrêt infirmatif, a jugé que le contrat de partenariat signé par le chauffeur et la société Uber BV s’analysait en un contrat de travail et a renvoyé l’affaire devant le conseil de prud’hommes afin qu’il statue au fond sur les demandes du chauffeur au titre de rappel d’indemnités, de rappel de salaires, de dommages-intérêts pour non-respect des durées maximales de travail, de travail dissimulé et licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Selon une jurisprudence établie, l’existence d’une relation de travail salariée ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité professionnelle (Soc., 17 avril 1991, pourvoi no 88-40.121, Bull. 1991, V, no 200 ; Soc., 19 décembre 2000, pourvoi no 98-40.572, Bull. 2000, V, no 437 ; Soc., 9 mai 2001, pourvoi no 98-46.158, Bull. 2001, V, no 155).

La Cour de cassation en a déduit, dans l’arrêt Take Eat Easy précité, que les dispositions de l’article L. 8221-6 du code du travail selon lesquelles les personnes physiques, dans l’exécution de l’activité donnant lieu à immatriculation sur les registres ou répertoires que ce texte énumère, sont présumées ne pas être liées avec le donneur d’ordre par un contrat de travail, n’établissent qu’une présomption simple qui peut être renversée lorsque ces personnes fournissent des prestations dans des conditions qui les placent dans un lien de subordination juridique permanente à l’égard du donneur d’ordre. Cette solution est réitérée dans l’arrêt Uber du 4 mars 2020, ici commenté.

En ce qui concerne le critère du travail salarié, la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation est fixée depuis l’arrêt Société générale du 13 novembre 1996 (Soc., 13 novembre 1996, pourvoi no 94-13.187, Bull. 1996, V, no 386) selon lequel « le lien de subordination est caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ; le travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice du lien de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail ».

Dans l’arrêt prononcé le 4 mars 2020, la chambre sociale de la Cour de cassation a estimé qu’il n’était pas possible de s’écarter de cette définition désormais traditionnelle et a refusé d’adopter le critère de la dépendance économique suggéré par certains auteurs.

En effet, d’une part la Cour de justice de l’Union européenne, tant sur le terrain de la directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail que sur celui de la directive 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989 concernant la mise en oeuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, décide que la notion de travailleur visée dans ces deux textes communautaires est une notion autonome, c’est-à-dire définie par le droit de l’Union européenne lui-même et non pas renvoyée pour sa définition au droit interne de chaque État membre (voir notamment CJUE, arrêt du 14 octobre 2010, Union syndicale Solidaires Isère, C-428/09 ; CJUE, arrêt du 7 avril 2011, May, C-519/09 ; CJUE, arrêt du 26 mars 2015, Fenoll, C-316/13 ; voir par ailleurs l’article 3 de la directive 89/391/CEE précitée). Or la définition donnée du travailleur par la Cour de justice est semblable à celle de la chambre sociale depuis l’arrêt Société générale, c’est-à-dire le critère du lien de subordination (CJUE, arrêt Fenoll du 26 mars 2015, préc.).

D’autre part, dans sa décision no 2019-794 DC du 20 décembre 2019 (Cons. const., 20 décembre 2019, décision no 2019-794 DC, Loi d’orientation des mobilités) par laquelle le Conseil constitutionnel a censuré en partie l’article 44 de la loi d’orientation des mobilités en ce qu’il écartait le pouvoir de requalification par le juge de la relation de travail d’un travailleur de plate-forme en contrat de travail, le Conseil constitutionnel s’est référé à de multiples reprises au critère de l’état de subordination juridique (voir les points 25 et 28).

Sans modifier en quoi que ce soit la jurisprudence établie depuis l’arrêt Société générale de 1996, la Cour de cassation a approuvé la cour d’appel d’avoir requalifié la relation de travail d’un chauffeur de VTC avec la société Uber BV en contrat de travail.

En effet, le critère du lien de subordination se décompose en trois éléments :

  • le pouvoir de donner des instructions ;
  • le pouvoir d’en contrôler l’exécution ;
  • le pouvoir de sanctionner le non-respect des instructions données.

Quant au travail indépendant, il se caractérise par les éléments suivants : la possibilité de se constituer une clientèle propre, la liberté de fixer ses tarifs, la liberté de fixer les conditions d’exécution de la prestation de service.

Or la cour d’appel a notamment constaté :

1o) que ce chauffeur a intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par cette société, service qui n’existe que grâce à cette plate-forme, à travers l’utilisation duquel il ne constitue aucune clientèle propre, ne fixe pas librement ses tarifs ni les conditions d’exercice de sa prestation de transport ;

2o) que le chauffeur se voit imposer un itinéraire particulier dont il n’a pas le libre choix et pour lequel des corrections tarifaires sont appliquées si le chauffeur ne suit pas cet itinéraire ;

3o) que la destination finale de la course n’est parfois pas connue du chauffeur, lequel ne peut réellement choisir librement, comme le ferait un chauffeur indépendant, la course qui lui convient ou non ;

4o) que la société a la faculté de déconnecter temporairement le chauffeur de son application à partir de trois refus de courses et que le chauffeur peut perdre l’accès à son compte en cas de dépassement d’un taux d’annulation de commandes ou de signalements de « comportements problématiques ».

La Cour de cassation a en conséquence approuvé la cour d’appel d’avoir déduit de l’ensemble de ces éléments l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements et d’avoir jugé que, dès lors, le statut de travailleur indépendant du chauffeur était fictif.

L’existence en l’espèce d’un lien de subordination lors des connexions du chauffeur de VTC à l’application Uber est ainsi reconnue, la Cour de cassation ayant exclu de prendre en considération le fait que le chauffeur n’a aucune obligation de connexion et qu’aucune sanction n’existe en cas d’absence de connexions quelle qu’en soit la durée (à la différence de ce qui existait dans l’application Take Eat Easy). En effet, la Cour de justice de l’Union européenne retient que la qualification de « prestataire indépendant » donnée par le droit national n’exclut pas qu’une personne doit être qualifiée de « travailleur », au sens du droit de l’Union, si son indépendance n’est que fictive, déguisant ainsi une véritable relation de travail (CJUE, arrêt du 13 janvier 2004, Allonby, C-256/01, point 71 ; CJUE, arrêt du 4 décembre 2014, FNV Kunsten Informatie en Media, C-413/13, point 35) et que le fait qu’aucune obligation ne pèse sur les travailleurs pour accepter une vacation est sans incidence dans le contexte en cause (CJUE, arrêt Allonby du 13 janvier 2004, préc., point 72).

Tandis qu’un régime intermédiaire entre le salariat et les indépendants existe dans certains États européens, comme au Royaume-Uni (le régime des « workers », régime intermédiaire entre les « employees » et les « independents »), ainsi qu’en Italie (contrats de « collaborazione coordinata e continuativa », « collaborazione a progetto »), le droit français ne connaît que deux statuts, celui d’indépendant et de travailleur salarié.

 

e. Transfert du contrat de travail

 

Contrat de travail, exécution – Employeur – Modification dans la situation juridique de l’employeur – Continuation du contrat de travail – Conditions – Transfert d’une entité économique autonome – Affectation du salarié – Affectation pour partie à la société cédante et pour partie à la société entrante – Effets – Scission du contrat de travail – Scission au prorata des fonctions exercées – Possibilité – Détermination – Portée

Soc., 30 septembre 2020, pourvoi no 18-24.881, publié au Bulletin, rapport de Mme Marguerite et avis de Mme Laulom

Il résulte de l’article L. 1224-1 du code du travail, interprété à la lumière de la directive 2001/23/CE du Conseil du 12 mars 2001, que, lorsque le salarié est affecté tant dans le secteur repris, constituant une entité économique autonome conservant son identité et dont l’activité est poursuivie ou reprise, que dans un secteur d’activité non repris, le contrat de travail de ce salarié est transféré pour la partie de l’activité qu’il consacre au secteur cédé, sauf si la scission du contrat de travail, au prorata des fonctions exercées par le salarié, est impossible, entraîne une détérioration des conditions de travail de ce dernier ou porte atteinte au maintien de ses droits garantis par la directive. Encourt dès lors la cassation l’arrêt qui, après avoir retenu que le salarié, consacrant 50 % de son activité au secteur transféré, n’exerçait pas l’essentiel de ses fonctions dans ce secteur, juge que l’ensemble du contrat de travail devait se poursuivre avec le cédant.

Selon la jurisprudence traditionnelle de la chambre sociale de la Cour de cassation, en raison du caractère d’ordre public de l’article L. 1224-1 du code du travail, lorsqu’un salarié n’exerce qu’une partie de ses fonctions dans le secteur d’activité faisant l’objet d’un transfert d’entreprise, son contrat de travail est transféré pour la partie d’activité qu’il consacrait à ce secteur (Soc., 22 juin 1993, pourvoi no 90-44.705, Bull. 1993, V, no 171 ; Soc., 2 mai 2001, pourvoi no 99-41.960, Bull. 2001, V, no 145 ; Soc., 9 mars 1994, pourvoi no 92-40.916, Bull. 1994, V, no 83).

Cette jurisprudence avait fait l’objet de critiques doctrinales dès lors qu’elle imposait au salarié un changement partiel d’employeur et une division de son contrat de travail en deux contrats à temps partiel.

Dans deux décisions, la chambre sociale de la Cour de cassation avait alors atténué les effets de sa jurisprudence en retenant un critère d’exécution pour l’essentiel du contrat de travail de manière à aboutir soit à un transfert complet du contrat de travail lorsqu’il s’exécutait pour l’essentiel dans le secteur d’activité repris (Soc., 30 mars 2010, pourvoi no 08-42.065, Bull. 2010, V, no 78), soit à une absence de tout transfert du contrat de travail lorsque le salarié n’exerçait pas l’essentiel de ses fonctions au sein de l’activité reprise (Soc., 21 septembre 2016, pourvoi no 14-30.056, Bull. 2016, V, no 169).

Dans le cas d’espèce, la cour d’appel, après avoir constaté que la salariée consacrait 50 % de ses fonctions à l’entité transférée, a retenu qu’elle n’exerçait pas l’essentiel de ses fonctions au sein de cette entité et qu’ainsi son contrat de travail ne devait pas être transféré pour moitié au repreneur.

En cours de traitement du pourvoi, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), par un arrêt du 26 mars 2020 (CJUE, arrêt du 26 mars 2020, ISS Facility Services, C-344/18), s’est prononcée pour la première fois sur la question de la division du contrat de travail en présence d’un transfert d’entreprise impliquant plusieurs cessionnaires, au regard des dispositions de la directive 2001/23/CE du Conseil du 12 mars 2001 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d’entreprises, d’établissements ou de parties d’entreprises ou d’établissements.

L’hypothèse d’un transfert au seul cessionnaire pour lequel le travailleur est conduit à exercer ses fonctions à titre principal est écartée par la CJUE car, si elle préserve les intérêts du travailleur, elle fait abstraction des intérêts du cessionnaire (§ 31) et aboutit à priver d’effet utile la directive. La CJUE relève que le transfert n’a pas pour objet d’améliorer les conditions de travail des travailleurs (§§ 25 et 26). La CJUE considère alors que le transfert du contrat de travail à chacun des cessionnaires, au prorata des fonctions exercées par le travailleur, permet, en principe, d’assurer un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts des travailleurs et la sauvegarde de ceux des cessionnaires (§ 34). Toutefois, la CJUE apporte un tempérament à cette conséquence en retenant que, si la scission du contrat de travail se révèle impossible ou entraîne une détérioration des conditions de travail ou porte atteinte au maintien des droits des travailleurs garantis par la directive, l’éventuelle résiliation du contrat de travail qui s’ensuivrait devait être considérée comme intervenue du fait du ou des cessionnaires, quand bien même elle serait intervenue à l’initiative du travailleur (§ 37).

Dès lors, après avoir rappelé cet arrêt mais également l’arrêt du 7 février 1985 (CJCE, arrêt du 7 février 1985, Botzen Rotterdamsche Droogdok Maatschappij, C-186/83) de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), qui retient le critère d’affectation du salarié à la partie transférée de l’entreprise pour déterminer si le contrat de travail d’un salarié est concerné par un transfert d’entreprise, la chambre sociale de la Cour de cassation juge que, lorsqu’un salarié est affecté tant dans un secteur repris, constituant une entité économique autonome conservant son identité et dont l’activité est poursuivie ou reprise, que dans un secteur d’activité non repris, le principe est celui du transfert du contrat de travail pour la partie de l’activité que le salarié consacre au secteur cédé.

Toutefois, la chambre sociale précise que ce principe ne saurait recevoir application si la scission du contrat de travail, au prorata des fonctions exercées par le salarié, est impossible, entraîne une détérioration des conditions de travail de ce dernier ou porte atteinte au maintien de ses droits garantis par la directive.

Dès lors, l’arrêt de la cour d’appel, qui n’avait pas retenu l’existence d’un transfert partiel alors qu’elle avait constaté que la salariée consacrait 50 % de ses fonctions à l’entité transférée, est cassé par la chambre sociale de la Cour de cassation.

Reste pendante la question des conséquences sur le contrat de travail du salarié d’une situation dans laquelle la division du contrat de travail entraînerait une détérioration des conditions de travail du salarié ou une atteinte au maintien de ses droits garantis par la directive.

f. Coemploi

Contrat de travail, exécution – Employeur – Détermination – Coemployeurs – Notion – Critères – Détermination – Portée

Soc., 25 novembre 2020, pourvoi no 18-13.769, publié au Bulletin, rapport de Mme Prache et avis de Mme Berriat

Hors l’existence d’un lien de subordination, une société faisant partie d’un groupe ne peut être qualifiée de coemployeur du personnel employé par une autre que s’il existe, au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer, une immixtion permanente de cette société dans la gestion économique et sociale de la société employeur, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière.

Par cet arrêt, la chambre sociale de la Cour de cassation décide du maintien de la notion de coemploi, dont la question de l’abandon, au profit de la seule responsabilité extra-contractuelle de la société mère, était soumise à la formation plénière (I). La chambre sociale réaffirme cependant le caractère tout à fait exceptionnel du coemploi, en donnant une nouvelle définition de ses éléments constitutifs (II).

I – Le maintien de la notion de coemploi

En dehors du coemploi, le droit du travail prend en compte les relations étroites qui unissent l’employeur aux entités membres du groupe notamment par l’appréciation du motif économique des licenciements au niveau du secteur d’activité du groupe (Soc., 16 novembre 2016, pourvoi no 14-30.063, Bull. 2016, V, no 216), l’obligation de reclasser les salariés dans le groupe (Soc., 16 novembre 2016, pourvoi no 15-19.927, Bull. 2016, V, no 217), la mise en place d’un plan de sauvegarde de l’emploi proportionné aux moyens du groupe (Soc., 16 novembre 2016, pourvoi no 15-15.287, Bull. 2016, V, no 218).

Mais ces règles ne conduisent pas la société mère à être débitrice d’obligations visà- vis des salariés de sa filiale, ce à quoi conduit en revanche le mécanisme du coemploi, dont l’objectif premier est de rechercher le véritable décideur pour lui imputer les effets de ses décisions, notamment pour obtenir l’extension de l’obligation de la dette, par l’adjonction d’un autre débiteur à la créance de dommages-intérêts pour licenciement nul ou sans cause réelle et sérieuse.

En effet, la recherche et la reconnaissance d’un coemployeur n’a pas pour fonction première d’indemniser un préjudice, mais constitue une « technique d’imputation d’obligations légales ».

Dans son arrêt Lee Cooper (Soc., 24 mai 2018, pourvoi no 16-22.881, Bull. 2018, V, no 88), la chambre sociale de la Cour de cassation a admis un mécanisme d’imputation directe à la société mère des décisions préjudiciables prises dans le seul intérêt d’actionnaires, en tant que telles fautives, et ayant « concouru à la déconfiture de l’employeur et à la disparition des emplois qui en est résultée ». Elle a ainsi ouvert la voie à la responsabilité extra-contractuelle des sociétés mère et grand-mère, et à l’octroi aux salariés concernés de dommages-intérêts au titre de la perte de leur emploi.

Cependant, cette voie procédurale suppose, lorsqu’il n’est pas soutenu l’existence d’une situation de coemploi, l’engagement d’une procédure distincte devant le tribunal de grande instance, le conseil de prud’hommes étant alors incompétent pour connaître d’une telle action, en l’absence de contrat de travail entre les salariés et la société mère du groupe auquel appartient la société qui les employait (Soc., 13 juin 2018, pourvoi no 16-25.873, Bull. 2018, V, no 117).

Par ailleurs, la déconfiture de la société mère entraîne l’arrêt des poursuites individuelles contre cette dernière et l’irrecevabilité de l’action engagée par les salariés après l’ouverture de la procédure collective sur le fondement de sa responsabilité extracontractuelle (Soc., 24 mai 2018, pourvoi no 17-15.630, Bull. 2018, V, no 86).

Ces considérations, ainsi que l’impératif de sécurité juridique, amènent donc la chambre sociale à maintenir la notion de coemploi, mais en affinant ses éléments constitutifs.

II – Une nouvelle définition des éléments constitutifs du coemploi

Le critère de la triple confusion d’intérêts, d’activités et de direction issu de la jurisprudence Molex (Soc., 2 juillet 2014, pourvoi no 13-15.208, Bull. 2014, V, no 159) ne permettait en effet plus de circonscrire avec la rigueur nécessaire des situations qui doivent rester dans le domaine de l’exception, ainsi que le soulignait la chambre sociale de la Cour de cassation dans son commentaire de l’arrêt Molex paru dans le Mensuel du droit du travail (no 56, juillet 2014, p. 4). Celui-ci rappelait qu’« il n’y a immixtion sociale qu’à condition que la direction du personnel et la gestion du personnel soient prises en main par la société mère qui ne permet plus à la filiale de se comporter comme le véritable employeur à l’égard de ses salariés ».

Depuis cet arrêt Molex, la Cour de cassation s’est ainsi employée à circonscrire les indices permettant de caractériser cette immixtion (Soc., 6 juillet 2016, pourvois no 14-27.266 à no 14-27.946, Bull. 2016, V, no 146 ; Soc., 6 juillet 2016, pourvoi no 14-26.541, Bull. 2016, V, no 145), allant jusqu’à retenir que « le fait que les dirigeants de la filiale proviennent du groupe et soient en étroite collaboration avec la société dominante, que celle-ci ait apporté à sa filiale un important soutien financier et que pour le fonctionnement de la filiale aient été signées avec la société dominante une convention de trésorerie ainsi qu’une convention générale d’assistance moyennant rémunération » ne caractérise pas une situation de coemploi (Soc., 7 mars 2017, pourvoi no 15-16.865, Bull. 2017, V, no 39 ; voir également, s’agissant de la même société, Soc., 13 juillet 2017, pourvoi no 16-13.701 ; Soc., 14 décembre 2017, pourvoi no 16-21.313 ou encore, Soc., 17 mai 2017, pourvoi no 15-27.766 ; Soc., 17 janvier 2018, pourvoi no 15-26.065).

Récemment, la chambre sociale a également jugé que « la centralisation de services supports, des remontées de dividendes, des conventions de trésorerie et de compensation, des dettes non réglées à la filiale, des facturations de prestations de services partiellement sans contrepartie pour ladite filiale, la maîtrise de la facturation de celle-ci durant une période limitée dans le temps et l’octroi d’une prime exceptionnelle aux salariés de la filiale ne pouvaient caractériser une situation de coemploi », cassant l’arrêt de la cour d’appel de Douai qui l’avait retenue (Soc., 9 octobre 2019, pourvoi no 17-28.150, publié au Bulletin).

Depuis l’arrêt Molex, l’existence d’un coemploi n’a ainsi été reconnue par la chambre sociale que dans une situation de perte totale d’autonomie de la filiale par une immixtion permanente de sociétés du groupe dans sa gestion économique, technique et administrative ainsi que dans la gestion de ses ressources humaines, notamment par la centralisation des recrutements au niveau du groupe (Soc., 6 juillet 2016, pourvoi no 15-15.481, Bull. 2016, V, no 147).

Cependant, le contentieux soumis au cours des quatre dernières années à la chambre sociale témoigne de la difficulté persistante des juges du fond à appréhender les critères définis par cette dernière et, dès lors, à caractériser l’existence ou non d’une situation de coemploi (voir notamment Soc., 28 mars 2018, pourvoi no 16-22.188 ; Soc., 31 mai 2018, pourvoi no 17-11.049 ; Soc., 28 juin 2018, pourvoi no 14-26.616 ; Soc., 21 novembre 2018, pourvoi no 17-22.421 ; Soc., 25 septembre 2019, pourvoi no 17-28.452).

Par l’arrêt ici commenté, le critère de la triple confusion est donc abandonné au profit d’une nouvelle définition du coemploi se voulant plus explicite, fondée sur l’immixtion permanente de la société mère dans la gestion économique et sociale et la perte totale d’autonomie d’action de la filiale, figurant dans le sommaire de l’arrêt dit 3 Suisses précité (Soc., 6 juillet 2016, pourvoi no 15-15.493). Cette nouvelle définition, recentrée sur la caractérisation de la situation objective de la société employeur, se rapproche de la notion de transparence de la personne morale utilisée par le Conseil d’État.

La Cour de cassation retient désormais que c’est la perte d’autonomie d’action de la filiale, qui ne dispose pas du pouvoir réel de conduire ses affaires dans le domaine de la gestion économique et sociale, qui est déterminante dans la caractérisation d’une immixtion permanente anormale de la société mère, constitutive d’un coemploi, justifiant alors que le principe d’indépendance juridique des personnes morales soit exceptionnellement neutralisé. En effet, « celui qui méconnaît ainsi la nécessaire autonomie juridique de la société employeur, fût-elle sa filiale, c’est-à-dire sa capacité à agir par elle-même, ne peut alors se cacher derrière le voile de la personnalité morale qu’il a ignoré pour se soustraire aux conséquences sociales de ses agissements. » (P. Bailly, « Le co-emploi n'est ni une “ baguette magique ” ni une aberration juridique », Semaine sociale Lamy, 7 octobre 2013, no 1600, pp. 11 et s.).

Dans l’affaire ici soumise à la Cour de cassation, la cour d’appel de Caen avait retenu l’existence d’une situation de coemploi caractérisée, selon elle, par la gestion des ressources humaines au moment de la cessation de l’activité, le financement de la procédure de licenciement économique, des conventions de trésorerie et d’assistance moyennant rémunération, la prise de décisions commerciales et sociales dans l’exercice de la présidence de la société et des reprises d’actifs dans des conditions désavantageuses pour la filiale.

Ces éléments n’étant pas de nature à établir que la société mère agissait véritablement de façon permanente en lieu et place de sa filiale, de sorte que celle-ci aurait totalement perdu son autonomie d’action, les motifs de l’arrêt attaqué sont dès lors censurés.

2. Durée du travail et rémunération

a. Durée du travail, repos et congés

Travail réglementation, durée du travail – Heures supplémentaires – Accomplissement – Preuve – Charge – Portée

Soc., 18 mars 2020, pourvoi no 18-10.919, publié au Bulletin, rapport de Mme Sommé et avis de M. Desplan

Il résulte des dispositions des articles L. 3171-2, alinéa 1, L. 3171-3, dans sa rédaction antérieure à celle issue de la loi no 2016-1088 du 8 août 2016, et L. 3171-4 du code du travail, qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié de présenter, à l’appui de sa demande, des éléments suffisamment précis quant aux heures non rémunérées qu’il prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail effectuées, d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments. Le juge forme sa conviction en tenant compte de l’ensemble de ces éléments au regard des exigences rappelées aux dispositions légales et réglementaires précitées. Après analyse des pièces produites par l’une et l’autre des parties, dans l’hypothèse où il retient l’existence d’heures supplémentaires, il évalue souverainement, sans être tenu de préciser le détail de son calcul, l’importance de celles-ci et fixe les créances salariales s’y rapportant.

Cette décision est relative à la preuve des heures supplémentaires, lesquelles, on le sait, font l’objet d’un abondant contentieux.

Le code du travail institue à l’article L. 3171-4 un régime de preuve partagée entre l’employeur et le salarié des heures de travail effectuées. Les obligations de l’employeur, relatives au décompte du temps de travail, sont quant à elles prévues par les articles L. 3171-2 et L. 3171-3 du même code. Depuis un arrêt du 25 février 2004 (Soc., 25 février 2004, pourvoi no 01-45.441, Bull. 2004, V, no 62), la Cour de cassation juge que si la preuve des heures de travail effectuées n’incombe spécialement à aucune des parties et que l’employeur doit fournir au juge les éléments de nature à justifier les horaires effectivement réalisés par le salarié, il appartient cependant à ce dernier de fournir préalablement au juge des éléments de nature à étayer sa demande.

Elle a par la suite précisé, par un arrêt du 24 novembre 2010 (Soc., 24 novembre 2010, pourvoi no 09-40.928, Bull. 2010, V, no 266), qu’en cas de litige relatif à l’existence ou au nombre d’heures de travail accomplies, il appartient au salarié d’étayer sa demande par la production d’éléments suffisamment précis quant aux horaires effectivement réalisés pour permettre à l’employeur de répondre en fournissant ses propres éléments. Il s’agissait alors de souligner que parce que le préalable pèse sur le salarié et que la charge de la preuve est partagée, le salarié n’a pas à apporter des éléments de preuve mais seulement des éléments factuels, pouvant être établis unilatéralement par ses soins, mais revêtant un minimum de précision afin que l’employeur, qui assure le contrôle des heures de travail accomplies, puisse y répondre utilement.

Dans la continuité de cette jurisprudence, la chambre sociale de la Cour de cassation a ainsi jugé que constituaient des éléments suffisamment précis, notamment, des décomptes d’heures (Soc., 3 juillet 2013, pourvoi no 12-17.594 ; Soc., 24 mai 2018, pourvoi no 17-14.490), des relevés de temps quotidiens (Soc., 19 juin 2013, pourvoi no 11-27.709), un tableau (Soc., 22 mars 2012, pourvoi no 11-14.466), ou encore des fiches de saisie informatique enregistrées sur l’intranet de l’employeur contenant le décompte journalier des heures travaillées (Soc., 24 janvier 2018, pourvoi no 16-23.743).

Il a été également jugé que peu importait que les tableaux produits par le salarié aient été établis durant la procédure prud’homale ou a posteriori (Soc., 12 avril 2012, pourvoi no 10-28.090 ; Soc., 29 janvier 2014, pourvoi no 12-24.858).

Depuis lors, la Cour de justice de l’Union européenne, saisie d’un litige collectif portant sur l’enregistrement du temps de travail journalier et des éventuelles heures supplémentaires réalisées, est venue affirmer, dans un arrêt du 14 mai 2019 (CJUE, arrêt du 14 mai 2019, CCOO, C-55/18), que « les articles 3, 5 et 6 de la directive 2003/88/ CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail, lus à la lumière de l’article 31, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ainsi que de l’article 4, paragraphe 1, de l’article 11, paragraphe 3, et de l’article 16, paragraphe 3, de la directive 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation d’un État membre qui, selon l’interprétation qui en est donnée par la jurisprudence nationale, n’impose pas aux employeurs l’obligation d’établir un système permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur ».

Dans les motifs de son arrêt, la Cour de justice de l’Union européenne précise que :

– contrairement à un système mesurant la durée du temps de travail journalier effectué, les moyens de preuve pouvant être produits par le travailleur, tels que, notamment, des témoignages ou des courriers électroniques, afin de fournir l’indice d’une violation de ses droits et entraîner ainsi un renversement de la charge de la preuve, ne permettent pas d’établir de manière objective et fiable le nombre d’heures de travail quotidien et hebdomadaire effectuées par le travailleur, compte tenu de sa situation de faiblesse dans la relation de travail (points 53 à 56) ;

– afin d’assurer l’effet utile des droits prévus par la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003 précitée et du droit fondamental de chaque travailleur à une limitation de la durée maximale de travail et à des périodes de repos journalières et hebdomadaires consacré à l’article 31, § 2, de la Charte, les États membres doivent imposer aux employeurs l’obligation de mettre en place un système objectif, fiable et accessible permettant de mesurer la durée du temps de travail journalier effectué par chaque travailleur, avec toutefois une marge d’appréciation dans la mise en œuvre concrète de cette obligation pour tenir compte des particularités propres à chaque secteur d’activité concerné et des spécificités de certaines entreprises (points 60 à 63).

Prenant en compte cette décision, la chambre sociale de la Cour de cassation décide, sans modifier l’ordre des étapes de la règle probatoire, puisque, conformément à l’article 6 du code de procédure civile, tout demandeur en justice doit rapporter des éléments au soutien de ses prétentions, d’abandonner la notion d’étaiement, pouvant être source de confusion avec celle de preuve, en y substituant l’expression de présentation par le salarié d’éléments à l’appui de sa demande. La chambre sociale rappelle que ces éléments doivent être suffisamment précis quant aux heures non rémunérées que le salarié prétend avoir accomplies afin de permettre à l’employeur d’y répondre utilement en produisant ses propres éléments, en mettant l’accent en parallèle sur les obligations pesant sur ce dernier quant au contrôle des heures de travail effectuées. Il est enfin rappelé que, lorsqu’ils retiennent l’existence d’heures supplémentaires, les juges du fond évaluent souverainement, sans être tenus de préciser le détail de leur calcul, l’importance de celles-ci et les créances salariales s’y rapportant (Soc., 4 décembre 2013, pourvoi no 12-22.344, Bull. 2013, V, no 299).

Par l’arrêt commenté, la Cour de cassation entend souligner que les juges du fond doivent apprécier les éléments produits par le salarié à l’appui de sa demande au regard de ceux produits par l’employeur et ce afin que les juges, dès lors que le salarié a produit des éléments factuels revêtant un minimum de précision, se livrent à une pesée des éléments de preuve produits par l’une et l’autre des parties, ce qui est en définitive la finalité du régime de preuve partagée.

C’est précisément pour avoir fait porter son analyse sur les seules pièces produites en l’espèce par le salarié, qui versait aux débats des décomptes d’heures qu’il prétendait avoir réalisées, aboutissant ainsi à faire peser la charge de la preuve des heures supplémentaires exclusivement sur celui-ci, que l’arrêt de la cour d’appel est censuré.

La chambre sociale de la Cour de cassation marque ainsi sa volonté de contrôler le respect par les juges du fond du mécanisme probatoire propre aux heures supplémentaires.

 

b. Rémunération

Emploi – Travailleurs privés d’emploi – Garantie de ressources – Allocation d’assurance – Financement – Cotisation – Assiette – Rémunérations brutes – Définition

2e Civ., 12 mars 2020, pourvoi no 18-20.729, publié au Bulletin, rapport de Mme Brinet et avis de Mme Ceccaldi

Selon l’article L. 5422-9, alinéa 1, du code du travail, dans sa rédaction antérieure à la loi no 2018-771 du 5 septembre 2018, l’allocation d’assurance est financée par des contributions des employeurs et des salariés assises sur les rémunérations brutes dans la limite d’un plafond, lesquelles doivent s’entendre de l’ensemble des gains et rémunérations au sens de l’article L. 242-1 du code de la sécurité sociale.

Le pourvoi soumis à la Cour de cassation se rapportait à l’assiette des contributions de l’assurance chômage et des cotisations de l’assurance de garantie des salaires réclamées à une entreprise à la suite d’un contrôle opéré par une URSSAF.

Antérieurement à la réforme de l’indemnisation du chômage résultant de la loi no 2008-126 du 13 février 2008 relative à la réforme de l’organisation du service public de l’emploi, le financement du régime d’assurance chômage était distinct du financement des régimes de sécurité sociale. Il appartenait à l’Assédic (Association pour l’emploi dans l’industrie et le commerce) de pourvoir aux opérations d’assiette et de recouvrement des contributions dues par les employeurs pour le financement des prestations de l’assurance chômage. Ces opérations reposaient sur l’application de règles propres, le contentieux y afférent relevait de la compétence des juridictions civiles de droit commun.

La loi no 2008-126 du 13 février 2008 a modifié significativement les modalités de la gestion du régime d’assurance chômage : si l’attribution et le paiement des allocations d’assurance chômage relèvent de la compétence de Pôle emploi, le recouvrement des contributions des employeurs pour le financement du régime incombe aux URSSAF, moyennant l’application des règles propres au paiement, au contrôle et au redressement, au recouvrement forcé et au contentieux des cotisations de sécurité sociale (article L. 2422-16 du code du travail).

L’assiette des contributions de l’assurance chômage n’a pas donné lieu, en revanche, à une même assimilation. Suivant les dispositions de l’article L. 5422-9 du code du travail (dans leur rédaction applicable à la date d’exigibilité des contributions litigieuses) :

« L’allocation d’assurance est financée par des contributions des employeurs et des salariés assises sur les rémunérations brutes dans la limite d’un plafond.

Toutefois, l’assiette des contributions peut être forfaitaire pour les catégories de salariés pour lesquelles les cotisations à un régime de base de sécurité sociale sont ou peuvent être calculées sur une assiette forfaitaire. »

Il convenait, dès lors, de s’interroger sur l’étendue de l’assiette des contributions de l’assurance chômage et de déterminer, plus précisément, si celle-ci devait être assimilée à l’assiette des cotisations de sécurité sociale ou bien répondre à une conception autonome.

Peu nombreux, les commentaires sur la question optent en faveur d’une assiette déterminée selon les règles applicables aux cotisations de sécurité sociale (Cf. J.-P. Domergue, Rép. dr. du travail, Dalloz, Vo Chômage : aspects institutionnels, janvier 2010, mise à jour janvier 2019, no 49 et s., et C. Willmann, JCl. Protection sociale Traité, LexisNexis, fasc. 853, « Assurance chômage.- Organisation », 11 septembre 2019, no 118). Les clauses des conventions successives d’assurance chômage ainsi que leurs règlements annexés s’inscrivent de longue date dans cette même perspective.

C’est à cette interprétation des termes de l’article L. 5422-9, alinéa 1, du code du travail que souscrit la deuxième chambre civile de la Cour de cassation en énonçant, dans le « chapeau » intérieur de son arrêt, que les rémunérations brutes, dans la limite d’un plafond, qui constituent, selon ce texte, l’assiette des contributions de l’assurance chômage, « doivent s’entendre de l’ensemble des gains et rémunérations au sens de l’article L. 242-1 du code de la sécurité sociale ».

La solution retenue étend ses effets aux cotisations dues au titre de l’assurance de garantie des salaires. Les dispositions de l’article L. 3253-18, alinéa 1, du code du travail précisent, en effet, que celle-ci « est financée par des cotisations des employeurs assises sur les rémunérations servant de base au calcul des contributions au régime d’assurance chômage ».

On observera enfin que la Cour de cassation a recouru, pour rejeter le pourvoi dont elle était saisie par l’employeur, à un motif de pur droit substitué aux motifs critiqués du jugement attaqué. Les juges du fond s’étaient fondés, en effet, sur les clauses de l’article 43 du règlement annexé à la convention d’assurance chômage du 6 mai 2011, lesquelles renvoyaient aux dispositions de l’article L. 242-1 du code de la sécurité sociale pour la détermination de l’assiette des contributions de l’assurance chômage. En recourant à un motif substitué tiré de l’application de l’article L. 5422-9, alinéa 1, du code du travail, la Cour de cassation fonde sur les dispositions mêmes du code du travail qui déterminent les principes directeurs du régime d’assurance chômage l’assimilation de l’assiette des contributions de celui-ci à l’assiette des cotisations de sécurité sociale.

3. Santé et sécurité au travail

Travail réglementation, santé et sécurité – Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail – Missions – Étendue – Cas – Protection de la santé et de la sécurité des travailleurs – Recours à un expert – Travailleurs concernés – Salariés temporaires d’une entreprise utilisatrice – Action du comité de l’entreprise temporaire – Conditions – Détermination – Portée

Soc., 26 février 2020, pourvoi no 18-22.556, publié au Bulletin, rapport de Mme Pécaut-Rivolier et avis de Mme Berriat

Il résulte de l’article L. 4614-12 du code du travail alors applicable et de l’article L. 1251- 21 du même code, interprétés à la lumière de l’alinéa 11 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, de l’article 31, § 1, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et de l’article 6, § 4, de la directive 89/391/CEE du Conseil du 12 juin 1989 concernant la mise en oeuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail, une obligation pour ceux qui emploient des travailleurs de veiller à ce que leur droit à la santé et à la sécurité soit assuré, sous la vigilance des institutions représentatives du personnel ayant pour mission la prévention et la protection de la santé physique ou mentale et de la sécurité des travailleurs.

S’agissant des salariés des entreprises de travail temporaire, si la responsabilité de la protection de leur santé et de leur sécurité est commune à l’employeur et à l’entreprise utilisatrice, ainsi que cela découle de l’article 8 de la directive 91/383/CEE du Conseil du 25 juin 1991 complétant les mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé au travail des travailleurs ayant une relation de travail à durée déterminée ou une relation de travail intérimaire, il incombe au premier chef à l’entreprise utilisatrice de prendre toutes les dispositions nécessaires pour assurer cette protection en application de l’article L. 1251-21, 4o, du code du travail. Par conséquent, c’est au comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l’entreprise utilisatrice, en application de l’article 6 de la directive 91/383 précitée, qu’il appartient d’exercer une mission de vigilance à l’égard de l’ensemble des salariés de l’établissement placés sous l’autorité de l’employeur.

Cependant, lorsque le CHSCT de l’entreprise de travail temporaire constate que les salariés mis à disposition de l’entreprise utilisatrice sont soumis à un risque grave et actuel, au sens de l’article L. 4614-12 du code du travail alors applicable, sans que l’entreprise utilisatrice ne prenne de mesures, et sans que le CHSCT de l’entreprise utilisatrice ne fasse usage des droits qu’il tient dudit article, il peut, au titre de l’exigence constitutionnelle du droit à la santé des travailleurs, faire appel à un expert agréé afin d’étudier la réalité du risque et les moyens éventuels d’y remédier.

Ce dossier pose la question de savoir si le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) d’une entreprise de travail temporaire peut intervenir, en désignant un expert, dans l’entreprise utilisatrice, en cas de risque grave et actuel pour les travailleurs temporaires mis à disposition de cette entreprise utilisatrice.

La réponse à la question impliquait de mettre en balance deux droits constitutionnellement garantis que sont, d’une part, le droit de propriété, et d’autre part, le droit à la santé des travailleurs.

S’agissant du droit de propriété, l’entreprise de travail temporaire, qui contestait la possibilité pour son propre CHSCT de désigner un expert afin de vérifier les conditions de travail des travailleurs temporaires au sein de l’entreprise utilisatrice, faisait valoir qu’une telle intervention serait disproportionnée par rapport à l’objectif poursuivi en ce qu’elle conduirait à autoriser à pénétrer dans une entreprise extérieure, à une immixtion dans sa gestion et à accéder à des informations confidentielles, en contradiction notamment avec le principe de liberté d’entreprendre rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 8 décembre 2016 (Cons. const., 8 décembre 2016, décision no 2016-741 DC, Loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique).

L’entreprise rappelait par ailleurs que, aux termes des textes du code du travail et de la jurisprudence de la chambre sociale, c’est à l’entreprise utilisatrice, et donc à son CHSCT le cas échéant, qu’il incombe de se préoccuper de la santé et de la sécurité des travailleurs qui sont mis à sa disposition.

Cette affirmation est en effet conforme à la fois à l’article 8 de la directive 91/383/ CEE du Conseil du 25 juin 1991 complétant les mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé au travail des travailleurs ayant une relation de travail à durée déterminée ou une relation de travail intérimaire, et à l’article L. 1251-21, 4o, du code du travail qui affirme que l’entreprise utilisatrice est responsable, pendant la durée de la mission, des conditions d’exécution du travail des travailleurs intérimaires et particulièrement de leur santé et de leur sécurité.

Cependant, un certain nombre de constats conduisent à considérer que la responsabilité de l’entreprise utilisatrice ne peut pas, à elle seule, garantir le droit à la santé et à la sécurité des travailleurs intérimaires.

S’appuyant sur les études de la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), l’avocate générale Anne Berriat a ainsi rappelé dans ses conclusions que :

« Avec un effectif de 806 000 salariés employés en fin de mois, les travailleurs intérimaires représentent un peu plus de 3 % de la population active au travail, un effectif en hausse depuis 2014. Ce sont à 80 % des ouvriers, employés principalement dans l’industrie, le tertiaire et la construction. Ils sont placés dans un environnement de travail sans cesse renouvelé et soumis à une mobilité continuelle. La durée de leur mission est variable mais très brève en moyenne, soit 1,9 semaine au troisième trimestre 2019 et même moins d’une semaine dans les secteurs du soin et de l’hébergement médico-social. »

4. Égalité de traitement, discrimination, harcèlement

a. Égalité de traitement

Aucun arrêt publié au Rapport en 2020.

b. Discrimination

Contrat de travail, exécution – Règlement intérieur – Contenu – Restriction aux libertés individuelles – Restriction à la liberté religieuse – Validité – Conditions – Détermination – Portée

Soc., 8 juillet 2020, pourvoi no 18-23.743, publié au Bulletin, rapport de Mme Sommé et avis de Mme Trassoudaine-Verger

Il résulte des articles L. 1121-1, L. 1132-1, dans leur rédaction applicable, et L. 1133-1 du code du travail, mettant en oeuvre en droit interne les dispositions des articles 2, § 2, et 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, que les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché. Aux termes de l’article L. 1321-3, 2o, du code du travail dans sa rédaction applicable, le règlement intérieur ne peut contenir des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché.

L’employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, en application de l’article L. 1321-5 du code du travail dans sa rédaction applicable, une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients.

Ayant relevé que l’employeur ne produisait aucun règlement intérieur ni aucune note de service précisant la nature des restrictions qu’il entendait imposer au salarié en raison des impératifs de sécurité invoqués, une cour d’appel en déduit à bon droit que l’interdiction faite au salarié, lors de l’exercice de ses missions, du port de la barbe, en tant qu’elle manifesterait des convictions religieuses et politiques, et l’injonction faite par l’employeur de revenir à une apparence considérée par ce dernier comme plus neutre caractérisaient l’existence d’une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses et politiques du salarié.

Contrat de travail, exécution – Règlement intérieur – Contenu – Restriction aux libertés individuelles – Restriction à la liberté religieuse – Validité – Conditions – Détermination – Portée

Même arrêt

Il résulte par ailleurs de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, arrêt du 14 mars 2017, Micropole Univers, C-188/15), que la notion d’ « exigence professionnelle essentielle et déterminante », au sens de l’article 4, § 1, de la directive no 2000/78/CE du 27 novembre 2000, renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause. Elle ne saurait, en revanche, couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client.

Si les demandes d’un client relatives au port d’une barbe pouvant être connotée de façon religieuse ne sauraient, par elles-mêmes, être considérées comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4, § 1, de la directive no 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, l’objectif légitime de sécurité du personnel et des clients de l’entreprise peut justifier en application de ces mêmes dispositions des restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives et, par suite, permet à l’employeur d’imposer aux salariés une apparence neutre lorsque celle-ci est rendue nécessaire afin de prévenir un danger objectif.

Ayant constaté que l’employeur ne démontrait pas les risques de sécurité spécifiques liés au port de la barbe dans le cadre de l’exécution de la mission du salarié de nature à constituer une justification à une atteinte proportionnée aux libertés de ce dernier, une cour d’appel en déduit à bon droit que le licenciement du salarié reposait, au moins pour partie, sur le motif discriminatoire pris de ce que l’employeur considérait comme l’expression par le salarié de ses convictions politiques ou religieuses au travers du port de sa barbe, de sorte que le licenciement était nul en application de l’article L. 1132-4 du code du travail.

Par cet arrêt, la chambre sociale de la Cour de cassation poursuit l’élaboration de sa jurisprudence relative aux libertés et droits fondamentaux du salarié dans l’entreprise.

Un salarié, consultant sûreté d’une société assurant des prestations de sécurité et de défense pour des gouvernements, organisations internationales non gouvernementales ou entreprises privées, avait été licencié pour faute grave, l’employeur lui reprochant le port d’une barbe « taillée d’une manière volontairement signifiante aux doubles plans religieux et politique ».

La chambre sociale, reprenant les règles énoncées par son arrêt de principe du 22 novembre 2017 (Soc., 22 novembre 2017, pourvoi no 13-19.855, Bull. 2017, V, no 200), rendu sur question préjudicielle posée à la Cour de justice de l’Union européenne, réaffirme en premier lieu qu’il résulte des articles L. 1121-1, L. 1132-1, dans sa rédaction applicable, et L. 1133-1 du code du travail, mettant en œuvre en droit interne les dispositions des articles 2, § 2, et 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, que les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché.

Il est réaffirmé en second lieu, après rappel des termes de l’article L. 1321-3, 2o, du code du travail dans sa rédaction applicable, prévoyant que le règlement intérieur ne peut contenir des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché, que l’employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l’ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l’entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, en application de l’article L. 1321-5 du code du travail dans sa rédaction applicable, une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n’est appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients.

Dans la mesure où, dans l’entreprise concernée, aucune clause de neutralité ne figurait dans le règlement intérieur ou dans une note de service relevant du même régime légal, l’interdiction faite au salarié, lors de l’exercice de ses missions, du port de la barbe, en tant qu’elle manifesterait des convictions religieuses et politiques, et l’injonction faite par l’employeur de revenir à une apparence considérée par ce dernier comme plus neutre, caractérisaient une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses et politiques du salarié.

Par conséquent, seule une exigence professionnelle et déterminante, résultant de la nature de l’activité professionnelle ou des conditions de son exercice et pour autant que l’objectif poursuivi soit légitime et que l’exigence soit proportionnée, permettant, en application de l’article 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000 précitée, de déroger au principe de non-discrimination, était susceptible en l’espèce de justifier le licenciement pour faute prononcé par l’employeur.

Or, il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, arrêt du 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, C-188/15) que la notion d’« exigence professionnelle et déterminante », au sens de l’article 4, § 1, susvisé, renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause, sans qu’elle puisse couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client.

S’inscrivant dans le droit fil de cette jurisprudence, la chambre sociale de la Cour de cassation énonce que les demandes d’un client relatives au port d’une barbe pouvant être connotée de façon religieuse ne sauraient, par elles-mêmes, être considérées comme une exigence professionnelle et déterminante au sens de l’article 4, § 1, susvisé.

En revanche l’objectif légitime de sécurité du personnel et des clients de l’entreprise peut justifier, en application de ces mêmes dispositions, des restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives et, par suite, permet à l’employeur d’imposer aux salariés une apparence neutre lorsque celle-ci est rendue nécessaire afin de prévenir un danger objectif, ce qu’il lui appartient de démontrer.

Dans l’espèce en cause la cour d’appel a constaté, examinant souverainement les éléments de fait et preuve qui lui étaient soumis, que l’employeur ne justifiait pas des risques invoqués de sécurité spécifiques liés au port de la barbe dans le cadre de l’exécution de la mission du salarié, de nature à constituer une justification à une atteinte proportionnée aux libertés de ce dernier.

La cour d’appel est dès lors approuvée d’avoir jugé que le licenciement du salarié reposait, au moins pour partie, sur le motif discriminatoire pris de ce que l’employeur considérait comme l’expression par l’intéressé de ses convictions politiques ou religieuses au travers du port de sa barbe, de sorte que le licenciement était nul en application de l’article L. 1132-4 du code du travail.

c. Harcèlement

Aucun arrêt publié au Rapport en 2020.

5. Accords collectifs et conflits collectifs de travail

a. Conventions et accords collectifs

Aucun arrêt publié au Rapport en 2020.

b. Conflits du travail

Statut collectif du travail – Négociation collective – Périodicité de la négociation – Négociation triennale – Mobilité interne – Mobilité professionnelle ou géographique interne à l’entreprise – Conditions – Mobilité s’inscrivant dans le cadre de mesures collectives d’organisation courantes sans projet de réduction d’effectifs – Définition – Cas – Portée

Soc., 2 décembre 2020, pourvois no 19-11.986 et suivants, publié au Bulletin, rapport de Mme Marguerite et avis de Mme Berriat

Selon l’article L. 2242-21 du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi no 2013-504 du 14 juin 2013, l’employeur peut engager une négociation portant sur les conditions de la mobilité professionnelle ou géographique interne à l’entreprise dans le cadre de mesures collectives d’organisation courantes sans projet de réduction d’effectifs.

Une cour d’appel, qui constate que l’accord de mobilité interne avait été négocié en dehors de tout projet de réduction d’effectifs au niveau de l’entreprise afin d’apporter des solutions à des pertes de marché sur certains territoires, en déduit exactement que cette réorganisation constituait une mesure collective d’organisation courante au sens du texte précité, quand bien même les mesures envisagées entraînaient la suppression de certains postes.

Les accords de mobilité interne ont été créés par la loi no 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, qui a introduit les articles L. 2242-21 à L. 2242- 23 du code du travail, sur la base des stipulations de l’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013 pour un nouveau modèle économique et social au service de la compétitivité des entreprises et de la sécurisation de l’emploi et des parcours professionnels des salariés, ayant le même objet. Ces dispositions ont ensuite été reprises aux articles L. 2242-17, L. 2242-18 et L. 2242-19 du même code, à la suite de la loi no 2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi. Puis, ces accords de mobilité ont été supprimés par l’ordonnance no 2017-1385 du 22 septembre 2017 relative au renforcement de la négociation collective qui a instauré un régime unique pour certains accords collectifs à l’article L. 2254-2 du code du travail.

Dans l’affaire soumise à la Cour de cassation, plusieurs salariés ont été licenciés sur le fondement du dernier alinéa de l’article L. 2242-23 du code du travail après avoir refusé les propositions de postes qui leur avaient été faites en application d’un accord de mobilité interne conclu dans l’entreprise.

Par cet arrêt, la chambre sociale de la Cour de cassation se prononce d’abord, pour la deuxième fois, sur la portée du critère prévu à l’article L. 2242-21 du code du travail tenant à ce que les conditions de la mobilité interne s’inscrivent dans le cadre de mesures collectives d’organisation courantes sans projet de réduction d’effectifs.

Dans la lignée de son précédent arrêt du 11 décembre 2019 (Soc., 11 décembre 2019, pourvoi no 18-13.599, publié au Bulletin), la chambre sociale juge que, dès lors que l’accord de mobilité interne avait été négocié en dehors de tout projet de réduction d’effectifs au niveau de l’entreprise, même si, ayant pour objet de répondre à des situations de perte de marché, il entraînait des suppressions de postes impliquant la réaffectation des salariés concernés, il répondait au critère des mesures collectives d’organisation courantes sans projet de réduction d’effectifs.

Puis, par cet arrêt, la chambre sociale se prononce sur la cause des licenciements résultant du refus de salariés de l’application à leur contrat de travail des stipulations de l’accord relatives à la mobilité interne.

L’article L. 2242-23 du code du travail, dans sa rédaction issue de la loi no 2013- 504 du 14 juin 2013 précitée, disposait que, lorsqu’un ou plusieurs salariés refusent l’application à leur contrat de travail des stipulations de l’accord relatives à la mobilité interne, leur licenciement repose sur un motif économique.

La chambre sociale de la Cour de cassation juge d’abord que cet article a institué un motif économique de licenciement autonome des motifs économiques prévus à l’article L. 1233-3 du code du travail. Dès lors, l’employeur n’a pas à justifier que la modification du contrat de travail proposée en application de l’accord de mobilité est consécutive à des difficultés économiques, des mutations technologiques, une réorganisation de l’entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité ou une cessation complète d’activité.

La chambre sociale se prononce ensuite sur le contrôle de la cause réelle et sérieuse du licenciement dévolu au juge prud’homal.

D’une part, dans la lignée de sa jurisprudence sur les accords de réduction du temps de travail (Soc., 15 mars 2006, pourvoi no 04-41.935, Bull. 2006, V, no 107 ; Soc., 23 septembre 2009, pourvoi no 07-44.712, Bull. 2009, V, no 201), à laquelle d’ailleurs les travaux parlementaires faisaient référence, la chambre sociale de la Cour de cassation précise que le caractère réel et sérieux du licenciement consécutif au refus d’un salarié d’application à son contrat de travail des stipulations de l’accord de mobilité interne suppose que cet accord soit conforme aux dispositions légales le régissant.

D’autre part, au visa des stipulations de l’article 4 de la Convention internationale du travail no 158 sur le licenciement de l’Organisation internationale du travail qui prévoient qu’un licenciement non inhérent à la personne du salarié doit être fondé sur les nécessités du fonctionnement de l’entreprise, de l’établissement ou du service et de celles des articles 9.1 et 9.3 qui définissent le contrôle du juge sur les motifs invoqués pour justifier le licenciement, la chambre sociale de la Cour de cassation juge que le caractère réel et sérieux du licenciement faisant suite à un refus du salarié d’application à son contrat de travail des stipulations de l’accord de mobilité interne suppose que l’accord de mobilité interne soit justifié par l’existence des nécessités du fonctionnement de l’entreprise, ce qu’il appartient au juge d’apprécier.

6. Représentation du personnel et élections professionnelles

a. Élections, représentativité, représentants syndicaux : mise en oeuvre de la loi du 20 août 2008

Aucun arrêt publié au Rapport en 2020.

b. Élections, syndicats hors application de la loi du 20 août 2008

Aucun arrêt publié au Rapport en 2020.

c. Protection des représentants du personnel

Aucun arrêt publié au Rapport en 2020.

d. Fonctionnement des institutions représentatives du personnel

Représentation des salariés – Comité d’entreprise – Attributions – Attributions consultatives – Organisation, gestion et marche générale de l’entreprise – Action en justice – Pouvoirs des juges – Étendue – Prolongation ou fixation d’un nouveau délai de consultation – Conditions – Détermination – Portée

Soc., 26 février 2020, pourvoi no 18-22.759, publié au Bulletin, rapport de Mme Pécaut-Rivolier et avis de M. Weissmann

En application de l’article L. 2323-4 du code du travail alors applicable, interprété conformément aux articles 4, § 3, et 8, § 1 et § 2, de la directive 2002/14/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l’information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne, la saisine du président du tribunal de grande instance avant l’expiration des délais dont dispose le comité d’entreprise pour rendre son avis permet au juge, dès lors que celui-ci retient que les informations nécessaires à l’institution représentative du personnel et demandées par cette dernière pour formuler un avis motivé n’ont pas été transmises ou mises à disposition par l’employeur, d’ordonner la production des éléments d’information complémentaires et, en conséquence, de prolonger ou de fixer le délai de consultation tel que prévu par l’article R. 2323-1-1 du code du travail à compter de la communication de ces éléments complémentaires.

Depuis la loi no 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi, les délais de consultation des institutions représentatives de personnel sont encadrés par des délais précis, fixés par accord, et à défaut par les textes légaux et réglementaires.

Selon l’article R. 2323-1-1 du code du travail dans sa rédaction applicable au litige (décret no 2013-1305 du 27 décembre 2013 relatif à la base de données économiques et sociales et aux délais de consultation du comité d’entreprise et d’expertise), ces délais sont d’un mois en général, deux mois en cas de recours à une expertise, et trois mois en cas de consultation obligatoire préalable des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. À l’issue de ce délai, si le comité d’entreprise n’a pas donné son avis, il est réputé avoir rendu un avis négatif (article L. 2323-3, applicable en l’espèce).

La loi a prévu la possibilité pour le comité d’entreprise de saisir une juridiction, le président du tribunal de grande instance statuant en la forme des référés, lorsque ses membres estiment ne pas disposer d’éléments suffisants, afin qu’il puisse être ordonné la communication par l’employeur des éléments manquants. Elle précise, en son article L. 2323-4 du code du travail, que cette saisine « n’a pas pour effet de prolonger le délai dont dispose le comité pour rendre son avis », tout en ouvrant la possibilité au juge de décider de la prolongation du délai « en cas de difficultés particulières d’accès aux informations nécessaires à la formulation de l’avis motivé du comité d’entreprise ».

Le législateur a ainsi souhaité, et les débats parlementaires en témoignent, empêcher des actions dilatoires du comité d’entreprise dont l’action en justice n’aurait pour seule finalité que de prolonger les délais de consultation et retarder la mise en oeuvre des projets objets de la consultation.

Ces textes, reconnus conformes à la Constitution par une décision du Conseil constitutionnel (Cons. const., 4 août 2017, décision no 2017-652 QPC, Comité d’entreprise de l’unité économique et sociale Markem Imaje [Délai de consultation du comité d’entreprise]) ont suscité un contentieux important dès lors que, dans la pratique, la saisine du juge par le comité d’entreprise arguant de l’insuffisance de l’information transmise pouvait conduire, au regard des délais de consultation contraints, à ce que ces délais soient déjà expirés au moment où le juge statue. L’action du comité d’entreprise risquait de se trouver de ce fait sans objet, alors même qu’elle pouvait être fondée et avoir été diligentée dans le temps le plus utile.

Par ailleurs l’article 4, § 3, de la directive 2002/14/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l’information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne instaure un droit à l’information appropriée.

Aux termes de deux précédents arrêts, la chambre sociale de la Cour de cassation a fixé le point de départ du délai de consultation en distinguant le cas de l’absence totale d’information de celui de l’insuffisance de l’information, conformément aux termes de l’article L. 2323-4 du code du travail :

– dans une décision du 21 septembre 2016 (Soc., 21 septembre 2016, pourvoi no 15-19.003, Bull. 2016, V, no 176), elle a jugé que le délai à l’expiration duquel le comité d’entreprise est réputé avoir donné un avis court à compter de la date à laquelle il a reçu une information le mettant en mesure d’apprécier l’importance de l’opération envisagée et de saisir le président du tribunal de grande instance s’il estime que l’information communiquée est insuffisante ;

– elle en déduit que, dès lors, le délai ne peut pas courir lorsque certains documents dont la loi ou l’accord collectif prévoit la communication, et notamment ceux relevant de la base de données économiques et sociales, n’ont pas été mis à disposition du comité d’entreprise (Soc., 28 mars 2018, pourvoi no 17-13.081, Bull. 2018, V, no 49).

Le présent arrêt complète l’analyse des textes en s’interrogeant sur les incidences de la saisine du président du tribunal de grande instance statuant en la forme des référés au motif de l’insuffisance des informations fournies ou transmises.

La chambre sociale de la Cour de cassation précise que le comité d’entreprise doit obligatoirement saisir la juridiction dans le délai qui lui est imparti pour donner son avis, en application de l’article R. 2323-1-1 du code du travail. Ainsi, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 21 septembre 2016 précité, la saisine étant postérieure à l’expiration du délai, la demande de prolongation des délais était nécessairement irrecevable.

La saisine de la juridiction ne prolonge pas par elle-même les délais de consultation, comme l’indique l’article L. 2323-4 du code du travail. Par conséquent, si la demande se révèle infondée, les documents ayant été transmis étant estimés par le juge comme suffisants pour que le comité d’entreprise puisse formuler un avis motivé, le délai s’achève à la date initialement prévue.

En revanche, si le juge considère que la demande est fondée, c’est-à-dire s’il retient que les informations nécessaires à l’institution représentative du personnel et demandées par cette dernière pour formuler un avis motivé n’ont pas été transmises ou mises à disposition par l’employeur, le juge peut ordonner la production des éléments d’information complémentaires et dans ce cas, quelle que soit la date à laquelle il se prononce, prolonger ou fixer un nouveau délai de consultation pour une durée correspondant à celles fixées par l’article R. 2323-1-1 du code du travail à compter de la communication de ces éléments complémentaires.

Ce mécanisme, qui s’inscrit dans le cadre de l’obligation légale faite au juge de se prononcer dans un délai rapide, doit permettre de maintenir dans des délais raisonnables la procédure de consultation du comité d’entreprise, aujourd’hui du comité social et économique, tout en lui assurant le droit à l’information appropriée que lui garantit le texte européen.

Représentation des salariés – Comité social et économique – Mise en place – Mise en place au niveau de l’entreprise – Détermination du nombre et du périmètre des établissements distincts – Modalités – Accord collectif – Défaut – Décision de l’employeur – Contestation – Saisine de l’autorité administrative – Décision de l’autorité administrative – Recours – Tribunal d’instance – Pouvoirs – Étendue – Détermination – Portée

Soc., 8 juillet 2020, pourvois no 19-60.107 et nº 19-11.918, publié au Bulletin, rapport de M. Le Masne de Chermont et avis de Mme Berriat

Il résulte de l’article L. 2313-5 du code du travail que, lorsqu’il est saisi de contestations de la décision de l’autorité administrative quant à la fixation du nombre et du périmètre des établissements distincts, il appartient au juge de se prononcer sur la légalité de cette décision au regard de l’ensemble des circonstances de fait dont il est justifié à la date de la décision administrative et, en cas d’annulation de cette dernière décision, de statuer à nouveau, en fixant ce nombre et ce périmètre d’après l’ensemble des circonstances de fait à la date où le juge statue.

Issus de l’ordonnance no 2017-1386 du 22 septembre 2017 relative à la nouvelle organisation du dialogue social et économique dans l’entreprise et favorisant l’exercice et la valorisation des responsabilités syndicales, les articles L. 2313-1 à L. 2313-5 du code du travail instaurent un mécanisme original de fixation du nombre et du périmètre des établissements distincts, qui articule négociation collective, décision unilatérale de l’employeur, décision administrative du directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) et contrôle exclusif du juge judiciaire.

Selon l’article L. 2313-4 du code du travail, en l’absence d’accord conclu avec les organisations syndicales représentatives ou le comité social et économique dans les conditions mentionnées aux articles L. 2313-2 et L. 2313-3 de ce code, l’employeur fixe ce nombre et ce périmètre, compte tenu de l’autonomie de gestion du responsable de l’établissement, notamment en matière de gestion du personnel.

L’article L. 2313-5 du code du travail prévoit que, en cas de litige portant sur la décision de l’employeur prévue à l’article L. 2313-4, le nombre et le périmètre des établissements distincts sont fixés par l’autorité administrative du siège de l’entreprise, la décision de cette autorité pouvant faire l’objet d’un recours devant le juge judiciaire, à l’exclusion de tout autre recours administratif ou contentieux.

Dans un arrêt publié du 19 décembre 2018 (Soc., 19 décembre 2018, pourvoi no 18-23.655, publié au Bulletin), la chambre sociale de la Cour de cassation a été appelée à se prononcer, pour la première fois, sur l’objet de l’office du juge judiciaire saisi, dans le cadre de cet article L. 2313-5, d’un recours formé contre la décision administrative du DIRECCTE.

S’inspirant du contrôle de plein contentieux propre aux juridictions administratives, elle a affirmé, au visa de ce texte, qu’il appartient au tribunal d’instance d’examiner l’ensemble des contestations, que celles-ci portent sur la légalité externe ou sur la légalité interne de cette décision, et, s’il les dit mal fondées, de confirmer la décision, s’il les accueille partiellement ou totalement, de statuer à nouveau, par une décision se substituant à celle de l’autorité administrative, sur les questions demeurant en litige.

La question posée au travers du présent pourvoi est celle des faits à prendre en considération tant pour contrôler la légalité de la décision administrative que pour, en cas d’annulation de cette dernière, fixer le nombre et le périmètre des établissements distincts.

S’inscrivant, de nouveau, dans la logique d’un contrôle de plein contentieux, la chambre sociale de la Cour de cassation a opéré une distinction selon les différentes étapes de l’exercice par le juge de son office lorsqu’il a à connaître d’un recours formé contre la décision du DIRECCTE.

La chambre sociale de la Cour de cassation retient que le contrôle de la légalité de la décision administrative se fait au regard de l’ensemble des circonstances de fait dont il est justifié à la date à laquelle cette décision a été prise. Cette solution est justifiée par les termes mêmes de l’article L. 2313-5 du code du travail qui disposent qu’en cas de contestation de la décision unilatérale de l’employeur, le nombre et le périmètre des établissements distincts sont fixés par l’autorité administrative.

Toutefois, en cas d’annulation de la décision du DIRECCTE par le juge, pour fixer le nombre et le périmètre des établissements distincts, celui-ci doit prendre en considération l’ensemble des circonstances de fait à la date où il statue.

Un tel schéma garantit la sécurité juridique de la décision administrative du DIRECCTE qui ne peut être remise en cause en considération de faits ignorés par celui-ci à la date où elle a été prise, et permet au juge, lorsque ce dernier procède à l’annulation d’une telle décision, de définir un découpage de l’entreprise en établissements distincts, appelé à régir les relations collectives de travail durant tout le cycle électoral, en adéquation avec l’organisation de l’entreprise contemporaine du jugement.

e. Syndicat professionnel

Syndicat professionnel – Statuts – Objet – Objet des syndicats professionnels dits primaires – Étendue – Exclusion – Cas – Représentation intercatégorielle

Soc., 21 octobre 2020, pourvoi no 20-18.669, publié au Bulletin, rapport de Mme Pécaut-Rivolier et avis de Mme Berriat

Le code du travail distingue les syndicats dits primaires, qui, aux termes de l’article L. 2131-2 du code du travail, regroupent des personnes exerçant la même profession, des métiers similaires ou des métiers connexes concourant à l’établissement de produits déterminés ou la même profession libérale, et les unions de syndicats, au sein desquelles, selon l’article L. 2133-1 du code du travail, les syndicats professionnels régulièrement constitués peuvent se concerter pour la défense de leurs intérêts matériels et moraux.

Il résulte de cette distinction que si les unions de syndicats peuvent être intercatégorielles, les syndicats professionnels primaires doivent respecter dans leurs statuts les prescriptions de l’article L. 2131-2 et ne peuvent dès lors prétendre représenter tous les salariés et tous les secteurs d’activité.

Une organisation syndicale « primaire » peut-elle couvrir, par ses statuts, un champ d’action interprofessionnel ? Telle était la question soumise à la chambre sociale de la Cour de cassation dans un contentieux né à l’occasion du scrutin visant à mesurer l’audience des organisations syndicales concernant les entreprises de moins de onze salariés.

Dans le cadre de ce scrutin, organisé tous les quatre ans en application de la loi no 2010-1215 du 15 octobre 2010 complétant les dispositions relatives à la démocratie sociale issues de la loi no 2008-789 du 20 août 2008 pour permettre de mesurer la représentativité des organisations syndicales dans les TPE, en complément de la mesure d’audience adossée aux élections professionnelles dans les entreprises d’au moins onze salariés, les organisations syndicales peuvent être candidates, soit au niveau d’une région, soit au niveau national. Le vote se fait sur sigle.

Au niveau national, les candidatures sont formées auprès de la direction générale du travail. Selon l’article R. 2122-35 du code du travail : « Les syndicats affiliés à une même organisation syndicale au niveau interprofessionnel se déclarent candidats sous le seul nom de cette organisation. Les organisations syndicales autres que celles auxquelles leurs statuts donnent vocation à être présentes au niveau interprofessionnel indiquent la ou les branches dans lesquelles elles se portent candidates compte tenu des salariés qu’elles ont statutairement vocation à représenter. »

En pratique, la direction générale du travail dresse deux listes des candidatures nationales, l’une pour les syndicats professionnels, l’autre pour les organisations syndicales interprofessionnelles.

Lors du scrutin 2020, une organisation syndicale professionnelle avait, peu de temps avant de déposer sa candidature, modifié ses statuts et ajouté à l’énoncé des salariés couverts par son champ professionnel « et de tous les salariés sans exclusive (cadres compris) ».

Au regard de cette mention, le syndicat avait été inscrit par la direction générale du travail sur la liste des organisations syndicales interprofessionnelles pour le scrutin TPE.

Cette inscription a été contestée par plusieurs confédérations nationales interprofessionnelles qui ont fait valoir devant le juge judiciaire qu’une organisation syndicale devait nécessairement avoir un champ professionnel, la possibilité d’avoir un champ général interprofessionnel étant réservée aux unions et confédérations. À l’inverse, l’organisation syndicale dont la candidature était contestée mettait en avant la liberté pour les syndicats de choisir leur champ de compétence statutaire.

De fait, la jurisprudence affirme régulièrement que les syndicats choisissent librement leur champ d’action géographique et professionnel, qu’ils indiquent dans leurs statuts. Dès lors, lorsqu’elle examine les statuts, la Cour de cassation en fait une lecture très souple (voir Soc., 18 novembre 2009, pourvoi no 09-65.639, Bull. 2009, V, no 263), et admet facilement qu’un syndicat regroupe des professions relativement diverses (en ce sens par exemple, Soc., 8 février 2012, pourvoi no 11-15.342, Bull. 2012, V, no 68).

Cependant, ce principe de liberté statutaire a pour limite un autre principe, institué par l’article L. 2131-2 du code du travail, celui de spécialité statutaire : les syndicats représentent des « personnes exerçant la même profession, des métiers similaires ou des métiers connexes concourant à l’établissement de produits déterminés ou la même profession libérale ».

Certes, ce texte qui date de 1884 peut paraître désuet dans son expression. Mais il garde toute son importance dans une organisation de la négociation collective en France qui repose sur une division en champs professionnels et en branches, ce qui permet aux organisations syndicales une représentation d’intérêts spécifiques.

En parallèle, la loi prévoit la possibilité pour les syndicats professionnels de se regrouper et de former des unions syndicales qui, selon l’expression de J.-M. Verdier, « ont justement pour rôle de traduire les solidarités plus vastes qui lient les travailleurs ou les employeurs, dont le régime est très voisin des syndicats » (J.-M. Verdier, Syndicats, Traité de droit du travail, tome 5, 1966, Dalloz, p. 171). Ces unions peuvent être interprofessionnelles.

Il en résulte qu’un syndicat primaire ne peut prétendre représenter tous les salariés ou toutes les activités. C’est d’ailleurs ce que la chambre sociale de la Cour de cassation avait déjà affirmé dans un arrêt publié en 1996 (Soc., 8 octobre 1996, pourvoi no 95-40.521, Bull. 1996, V, no 316). C’est ce qu’elle réaffirme dans la présente décision.

La qualité de syndicat ne peut donc être reconnue à une organisation professionnelle qui, sans être une union de syndicats, prétendrait représenter l’ensemble des salariés et des activités professionnelles.

7. Rupture du contrat de travail

a. Rupture conventionnelle

Aucun arrêt publié au Rapport en 2020.

b. Contrat de travail à durée déterminée

Aucun arrêt publié au Rapport en 2020.

c. Indemnités de rupture

Statuts professionnels particuliers – Journaliste professionnel – Contrat de travail – Résiliation – Indemnité – Attribution – Commission arbitrale des journalistes – Compétence – Étendue – Détermination

Soc., 30 septembre 2020, pourvoi nº 19-12.885, publié au Bulletin, rapport de Mme Monge et avis de M. Desplan

Il n’y a pas lieu de distinguer là où la loi ne distingue pas. Les dispositions des articles L. 7112-3 et L. 7112-4 du code du travail sont applicables aux journalistes professionnels au service d’une entreprise de presse quelle qu’elle soit.

Dès lors la cour d’appel, saisie d’un recours en annulation formé contre la décision de la commission arbitrale des journalistes ayant fixé l’indemnité de licenciement d’un journaliste professionnel, écarte à bon droit le moyen tiré de l’incompétence de cette commission fondé sur le fait que l’employeur était une agence de presse.

La question soumise ici à la Cour de cassation était celle de savoir si un journaliste professionnel qui exerçait sa profession dans une agence de presse pouvait prétendre à une indemnité de licenciement fixée par la commission arbitrale des journalistes s’il remplissait les conditions fixées à l’article L. 7112-4 du code du travail, dans sa rédaction modifiée par la loi no 2008-67 du 21 janvier 2008 ratifiant l’ordonnance no 2007- 329 du 12 mars 2007 relative au code du travail (partie législative), ou si le fait que son employeur ne fût pas une entreprise de journaux et périodiques y faisait obstacle.

Le texte même de l’article L. 7112-4 du code du travail, muet sur la personne de l’employeur, ne fournissait pas à lui seul la réponse.

Il pouvait, à l’instar de l’article L. 7112-3 du même code qui reconnaissait au journaliste salarié le droit à une indemnité de licenciement calculée selon des modalités dérogatoires au droit commun si l’employeur était à l’initiative de la rupture, se lire dans le prolongement de l’article L. 7112-2 du code du travail relatif au délai de préavis, qui précisait, quant à lui, son champ d’application en faisant clairement référence aux employeurs entreprises de journaux et périodiques.

Il pouvait aussi, avec l’article L. 7112-3, s’en séparer, dès lors que le législateur n’y avait apporté aucune restriction expresse quant à la personne de l’employeur.

Énonçant qu’il n’y avait pas lieu de distinguer là où la loi ne distinguait pas, la Cour a jugé que les articles L. 7112-3 et L. 7112-4 du code du travail étaient applicables à tous les journalistes professionnels au service d’une entreprise de presse, quelle qu’elle soit.

Ce faisant, elle a renoué avec la solution dégagée par un arrêt du 5 octobre 1999 (Soc., 5 octobre 1999, pourvoi no 97-41.997) et est revenue sur celle adoptée par un arrêt du 13 avril 2016 (Soc., 13 avril 2016, pourvoi no 11-28.713, Bull. 2016, V, no 74).

Le premier, non publié, avait reconnu au salarié d’une agence de presse le droit à l’indemnité spéciale de licenciement créée par l’article L. 761-5 du code du travail, issu de la loi du 29 mars 1935 relative au statut professionnel des journalistes, dite « loi Brachard », et recodifié sous les articles susvisés L. 7112-3 et L. 7112-4 du code du travail, en sa qualité de journaliste professionnel.

À l’inverse, le second avait exclu le journaliste professionnel travaillant pour le compte d’une agence de presse du bénéfice de l’indemnité de congédiement instituée par l’article L. 7112-3.

Postérieurement à ce dernier arrêt, plusieurs décisions de la Cour étaient déjà l’indice de ce que cette dernière position pouvait n’être pas définitive.

Celle, d’abord, rendue le 14 février 2018 (Soc., 14 février 2018, pourvoi no 16-25.649, Bull. 2018, V, no 27) qui, dans une instance opposant un journaliste professionnel licencié pour inaptitude professionnelle à son employeur, la société France Télévisions, a retenu que la commission arbitrale était seule compétente pour statuer sur l’octroi et le montant d’une indemnité de licenciement quelle qu’en soit la cause aux journalistes professionnels de plus de quinze ans d’ancienneté, étant rappelé que la société France Télévisions n’est pas une entreprise de journaux et périodiques.

Celle, ensuite, du 9 mai 2018 (Soc., 9 mai 2018, pourvoi no 18-40.007, Bull. 2018, V, no 81), par laquelle la chambre sociale de la Cour de cassation a décidé de ne pas renvoyer la question prioritaire suivante :

« L’interprétation jurisprudentielle constante des articles L. 7112-2, L. 7112-3 et L. 7112-4 du code du travail issue de l’arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation no 11-28.713 du 13 avril 2016 (FS-P+B) réservant le bénéfice de l’indemnité de licenciement [de congédiement] aux journalistes salariés des entreprises de journaux et périodiques à l’exclusion des journalistes des agences de presse et de l’audiovisuel est-elle conforme aux droits et libertés constitutionnellement garantis, dont en premier lieu le principe d’égalité ? » en retenant :

« qu’il n’existe pas, en l’état, d’interprétation jurisprudentielle constante des dispositions législatives contestées refusant au journaliste salarié d’une agence de presse le bénéfice de l’indemnité de licenciement prévue aux articles L. 7112-3 et L. 7112-4 du code du travail ».

En jugeant, par l’arrêt commenté, que tous les journalistes professionnels, salariés d’une entreprise de presse, quelle qu’elle soit, pouvaient prétendre à l’application à leur profit des articles L. 7112-3 et L. 7112-4 du code du travail, la Cour de cassation rejoint l’opinion déjà exprimée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 14 mai 2012 (Cons. const., 14 mai 2012, décision nos 2012-243/244/245/246 QPC, Société Yonne Républicaine et autre [Saisine obligatoire de la commission arbitrale des journalistes et régime d’indemnisation de la rupture du contrat de travail]), qui, pour conclure à la constitutionnalité de ces deux articles, avait souligné la spécificité des conditions d’exercice de la profession de journaliste qui rendait la situation de ceux-ci différente de celle des autres salariés, considérant dans son analyse le corps des journalistes dans son ensemble sans opérer de distinction particulière entre ceux dont l’employeur était une entreprise de journaux et de périodiques et ceux dont l’employeur était une agence de presse.

d. Cause réelle et sérieuse

Contrat de travail, rupture – Licenciement économique – Cause – Cause réelle et sérieuse – Motif économique – Défaut – Cas – Difficultés économiques résultant d’agissements fautifs de l’employeur – Caractérisation – Applications diverses – Erreur de l’employeur dans l’appréciation du risque inhérent à tout choix de gestion – Exclusion – Portée

Soc., 4 novembre 2020, pourvois nº 18-23.029 à no 18-23.033, publié au Bulletin, rapport de Mme Prache et avis de Mme Berriat

Si la faute de l’employeur à l’origine de la menace pesant sur la compétitivité de l’entreprise rendant nécessaire sa réorganisation est de nature à priver de cause réelle et sérieuse les licenciements consécutifs à cette réorganisation, l’erreur éventuellement commise dans l’appréciation du risque inhérent à tout choix de gestion ne caractérise pas à elle seule une telle faute.

Pour apprécier le bien-fondé du motif économique du licenciement consécutif à une réorganisation de l’entreprise, il revient au juge de vérifier la réalité d’une menace sur la compétitivité de l’entreprise ou du secteur d’activité du groupe dont elle relève (Soc., 31 mai 2006, pourvoi no 04-47.376, Bull. 2006, V, no 200 ; Soc., 15 janvier 2014, pourvoi no 12-23.869).

Il n’appartient toutefois pas au juge de se prononcer sur la cause du motif économique (Soc., 1er mars 2000, pourvoi no 98-40.340, Bull. 2000, V, no 81) et en particulier de porter une appréciation sur les choix de gestion de l’employeur et leurs conséquences sur l’entreprise (Ass. plén., 8 décembre 2000, pourvoi no 97-44.219, Bull. 2000, Ass. plén., no 11 ; Soc., 27 juin 2001, pourvoi no 99-45.817 ; Soc., 8 juillet 2009, pourvoi no 08-40.046, Bull. 2009, V, no 173 ; Soc., 24 mai 2018, pourvoi no 16-18.307).

Toutefois, la chambre sociale de la Cour de cassation juge traditionnellement que l’employeur ne peut se prévaloir d’une situation économique qui résulte d’une « attitude intentionnelle et frauduleuse » de sa part ou d’« une situation artificiellement créée résultant d’une attitude frauduleuse » (Soc., 9 octobre 1991, pourvoi no 89-41.705, Bull. 1991, V, no 402 ; Soc., 13 janvier 1993, pourvoi no 91-45.894, Bull. 1993, V, no 9 ; Soc., 12 janvier 1994, pourvoi no 92-43.191).

Ainsi la chambre sociale jugeait-elle que le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse lorsque les difficultés économiques, même établies, sont imputables à la légèreté blâmable de l’employeur (Soc., 22 septembre 2015, pourvoi no 14-15.520).

Elle a ensuite retenu, dans un arrêt dit Keyria, que lorsque les difficultés économiques invoquées à l’appui du licenciement d’un salarié résultent d’agissements fautifs de l’employeur, allant au-delà des seules erreurs de gestion, le licenciement est sans cause réelle et sérieuse (Soc., 24 mai 2018, pourvoi no 17-12.560, Bull. 2018, V, no 85).

La chambre sociale de la Cour de cassation a depuis longtemps transposé cette règle dans le domaine de la cessation d’activité, lorsque la faute de l’employeur en est à l’origine (Soc., 16 janvier 2001, pourvoi no 98-44.647, Bull. 2001, V, no 10 ; Soc., 23 mars 2017, pourvoi no 15-21.183, Bull. 2017, V, no 56), l’étendant récemment à l’hypothèse où la cessation d’activité résulte de la liquidation judiciaire de l’entreprise (Soc., 8 juillet 2020, pourvoi no 18-26.140, publié au Bulletin).

La question posée en l’espèce à la chambre sociale était de savoir si cette solution était transposable à cet autre motif économique que constitue la réorganisation nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité de l’entreprise. En effet, la frontière avec les choix de gestion de l’employeur, sur lesquels le juge n’a pas à porter une appréciation, paraît plus ténue en matière de réorganisation que de difficultés économiques, ce qui pouvait interroger sur la possibilité pour le juge de se prononcer sur l’existence d’une faute de l’employeur privant de cause réelle et sérieuse un licenciement prononcé à la suite d’une réorganisation.

La règle semblait cependant avoir été implicitement admise, aux termes d’un arrêt simplement diffusé censurant une cour d’appel qui, pour juger sans cause réelle et sérieuse des licenciements fondés sur une menace sur la compétitivité, avait retenu comme fautifs des faits constituant des choix de gestion (Soc., 21 mai 2014, pourvoi no 12-28.803).

Le pourvoi formé par la société Pages jaunes contre les arrêts de la cour d’appel de Caen est l’occasion pour la Cour de cassation d’admettre, pour la première fois, qu’une faute de l’employeur à l’origine de la menace pesant sur la compétitivité de l’entreprise rendant nécessaire sa réorganisation est susceptible de priver de cause réelle et sérieuse les licenciements prononcés. Mais la chambre sociale rappelle que l’erreur éventuellement commise dans l’appréciation du risque inhérent à tout choix de gestion ne caractérise pas à elle seule une telle faute.

Les arrêts attaqués sont par conséquent censurés, la cour d’appel ayant seulement caractérisé la faute de l’employeur par « des décisions de mise à disposition de liquidités empêchant ou limitant les investissements nécessaires », en l’occurrence les remontées de dividendes de la société Pages jaunes vers la holding qui permettaient d’assurer le remboursement d’un emprunt du groupe résultant d’une opération d’achat avec effet levier (LBO).

Par la décision ici commentée, la chambre sociale de la Cour de cassation, quel que soit le motif économique du licenciement et, a fortiori, lorsqu’il réside dans une réorganisation de l’entreprise rendue nécessaire par la sauvegarde de la compétitivité, reste vigilante à ce que, sous couvert d’un contrôle de la faute, les juges du fond n’exercent pas un contrôle sur les choix de gestion de l’employeur (Soc., 14 décembre 2005, pourvoi no 03-44.380, Bull. 2005, no 365).

8. Actions en justice

a. Compétence

Aucun arrêt publié au Rapport en 2020.

b. Séparation des pouvoirs

Aucun arrêt publié au Rapport en 2020.

C. Droit immobilier, environnement et urbanisme

1. Bail (règles générales)

Bail (règles générales) – Définition – Contrat de séjour dans les établissements sociaux et médico-sociaux – Exclusion – Effets – Incendie – Responsabilité du preneur – Articles 1733 et suivants du code civil – Application (non)

3e Civ., 3 décembre 2020, pourvoi no 19-19.670, publié au Bulletin, rapport de M. Parneix et avis de Mme Morel-Coujard

3e Civ., 3 décembre 2020, pourvoi no 20-10.122, publié au Bulletin, rapport de M. Parneix et avis de M. Sturlèse

Le contrat de séjour au sens de l’article L. 311-4 du code de l’action sociale et des familles est exclusif de la qualification de contrat de louage de choses.

Il en résulte que la présomption de responsabilité du locataire en cas d’incendie, prévue par l’article 1733 du code civil, n’est pas applicable.

Par ces arrêts, la troisième chambre civile de la Cour de cassation affirme avec netteté que le contrat de séjour prévu par l’article L. 311-4 du code de l’action sociale et des familles est exclusif de la qualification de louage de choses et n’est pas régi par les règles du code civil.

Un contrat de séjour avait été consenti respectivement au profit d’une retraitée, dans la première affaire, et au profit d’une personne âgée dépendante, dans la seconde. Dans les deux cas, le contrat prévoyait la mise à disposition d’un logement et de services annexes à caractère social ou médical. Un incendie s’était déclaré dans chacun de ces logements et le propriétaire de l’immeuble avait assigné l’assureur des résidentes en indemnisation du sinistre sur le fondement de l’article 1733 du code civil édictant une présomption de responsabilité à la charge du locataire.

La question se posait donc de savoir si l’attribution du logement pouvait s’analyser en un contrat de bail.

Le contrat de séjour peut être défini comme un contrat associant un hébergement et des services d’accompagnement ou d’aide à la personne du résident (repas, soins, loisirs, assistance médicale) qui varient selon son degré d’autonomie et de prise en charge.

Les textes du code de l’action sociale et des familles qui le régissent, notamment son article L. 311-4, décrivent son contenu, les obligations respectives des parties et les services individuels ou collectifs accordés au résident, mais n’en donnent pas de définition juridique et ne le rattachent à aucun contrat spécial précis. On a pu parler de contrat hybride ou sui generis.

La jurisprudence était peu abondante et ne permettait pas de répondre à la question posée. Dans un arrêt du 1er juillet 1998 (3e Civ., 1er juillet 1998, pourvoi no 96-17.515, Bull. 1998, III, no 45), la troisième chambre civile de la Cour de cassation avait jugé que « le contrat de séjour par lequel une maison de retraite s’oblige à héberger une personne âgée et à fournir des prestations hôtelières, sociales et médicales n’est pas soumis aux règles du code civil relatives au louage de choses et n’est régi que par la convention des parties ». Et, dans deux arrêts des 17 février 1981 (3e Civ., 17 février 1981, pourvoi no 79-14.712, Bull. 1981, III, no 32) et 1er juillet 2003 (3e Civ., 1er juillet 2003, pourvoi no 01-17.661), la même chambre avait décidé que le tribunal d’instance n’était pas compétent pour connaître des actions relatives à un logement-foyer pour les travailleurs isolés en raison des prestations collectives accordées aux résidents. Mais ces décisions ne se prononçaient pas sur l’application de l’article 1733 du code civil.

Face au silence des textes et à l’insuffisance de la jurisprudence, l’hésitation était permise. En l’espèce, les juges du fond ont procédé à la recherche de la commune intention des parties, à laquelle l’arrêt de 1998 précité semblait les inviter, dès lors que cette décision avait retenu que le contrat de séjour était régi par la seule loi des parties. Dans la première affaire, la cour d’appel a estimé que l’objet essentiel du contrat était la mise à disposition d’un logement, les prestations accessoires n’étant que facultatives et la redevance, qualifiée de loyer, portant également sur les charges de chauffage, d’eau et d’électricité. Dans la seconde, dans laquelle les prestations étaient beaucoup plus lourdes, s’agissant d’une personne dépendante, et les restrictions à la jouissance du logement plus fortes, la cour d’appel a procédé à une « application distributive » des clauses du contrat. Elle a considéré que le contrat de séjour était pour partie un contrat de bail et pour partie un contrat de prestation de services. Elle a notamment retenu que l’existence d’un règlement intérieur n’était pas incompatible avec la qualification de contrat de louage et que la résidente avait signé un état des lieux d’entrée, versé un dépôt de garantie et souscrit une assurance multirisques habitation couvrant le risque incendie. Dans les deux affaires, les juges en ont déduit que l’article 1733 du code civil était applicable.

Les deux arrêts ici commentés auraient pu être approuvés sous l’angle du pouvoir souverain accordé aux juges pour apprécier la commune intention des parties. Toutefois, le risque de solutions disparates et d’une insécurité juridique était réel, alors que les contrats de séjour sont appelés à se multiplier compte tenu des difficultés sociales et du vieillissement de la population.

Pour conjurer ce risque, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a préféré adopter une solution claire séparant totalement le contrat de séjour du contrat de bail. Elle a donc renforcé et généralisé la doctrine de son arrêt du 1er juillet 1998 précité, en retenant que le contrat de séjour n’était soumis à aucune des règles du code civil relatives au contrat de louage de choses.

2. Privilèges

Privilèges – Vendeur d’immeuble – Inscription – Délai – Domaine d’application – Exclusion – Cas – Alsace-Moselle – Portée

3e Civ., 1er octobre 2020, pourvoi no 18-16.888, publié au Bulletin, rapport de Mme Guillaudier et avis de Mme Vassallo

Le délai de deux mois prévu par l’article 2379, alinéa 1, du code civil n’est pas applicable dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle.

Dès lors, doit être cassé l’arrêt qui, pour rejeter le pourvoi formé contre la décision de rejet de la requête en inscription du privilège du vendeur par le juge du livre foncier, retient que le délai de deux mois imposé par l’article 2379 du code civil n’est pas une règle de publicité foncière à laquelle le droit local pourrait déroger, mais une disposition de fond qui fixe la condition d’efficacité du privilège du vendeur et que cette disposition est applicable en Alsace-Moselle.

L’arrêt commenté a été l’occasion pour la troisième chambre civile de la Cour de cassation de répondre à une question de principe :

Le délai de deux mois prévu par l’article 2379, alinéa 1, du code civil est-il applicable dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle ?

Aux termes de ce texte, le vendeur privilégié, ou le prêteur qui a fourni les deniers pour l’acquisition d’un immeuble, conserve son privilège par une inscription qui doit être prise, à sa diligence, en la forme prévue aux articles 2426 et 2428 du code civil, et dans le délai de deux mois à compter de l’acte de vente. Le privilège prend rang à la date dudit acte.

En l’espèce, un notaire avait, après avoir dressé un acte d’une vente en l’état futur d’achèvement, déposé une requête tendant à l’inscription du privilège du vendeur, laquelle avait été rejetée par le juge du livre foncier de Strasbourg.

Pour rejeter le pourvoi formé contre cette décision, la cour d’appel de Colmar avait jugé que le délai de deux mois imposé par l’article 2379 du code civil n’était pas une règle de publicité foncière à laquelle le droit local pouvait déroger, mais une disposition de fond qui fixait la condition d’efficacité du privilège du vendeur et que cette disposition était applicable en Alsace-Moselle.

La Cour de cassation a retenu que l’article 2379 du code civil, qui conditionne l’efficacité du privilège, était effectivement une disposition de fond puisque, si le délai n’était pas respecté, le privilège dégénérait en hypothèque et ne prenait rang, à l’égard des tiers, que de la date de l’inscription.

Mais elle a rappelé que, dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, il résultait des articles 36 et 36-1 de la loi du 1er juin 1924 mettant en vigueur la législation civile française dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle, que les droits sur les immeubles, les privilèges et les hypothèques étaient ceux prévus par la législation civile française et les règles concernant l’organisation, la constitution, la transmission et l’extinction des droits réels immobiliers et autres droits et actes soumis à publicité étaient celles de la législation civile française, sous réserve de plusieurs dispositions.

Ainsi, selon les articles 38, 45 et 52, les privilèges sont inscrits au livre foncier, aux fins d’opposabilité aux tiers, la date et le rang de l’inscription sont déterminés par la mention du dépôt de la requête, portée au registre des dépôts, et l’inscription des privilèges et des hypothèques est sans effet rétroactif.

Et l’article 52 du décret no 55-22 du 4 janvier 1955 portant réforme de la publicité foncière a expressément prévu qu’il n’était pas dérogé à ces dispositions.

La Cour de cassation en a déduit que ces dispositions spécifiques du droit local instituant un régime spécial avec des règles de fond différentes de celles du droit général continuaient à s’appliquer dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle et que le délai de deux mois prévu par l’article 2379, alinéa 1, du code civil n’était pas applicable dans ces départements.

3. Prescription

Assurance dommages – Assurance dommages-ouvrage – Désordres de nature décennale – Prise en charge par le garant – Recours contre l’assureur dommages- ouvrage – Prescription – Prescription biennale – Délai – Point de départ – Détermination

3e Civ., 13 février 2020, pourvoi no 19-12.281, publié au Bulletin, rapport de M. Nivose et avis de M. Burgaud

Le point de départ du délai de prescription biennale de l’action du garant de livraison, subrogé dans les droits du maître de l’ouvrage, contre l’assureur dommages-ouvrage, dans le cas de désordres survenus avant réception et de liquidation judiciaire de l’entreprise, est la date de l’événement donnant naissance à l’action, c’est-à-dire celle de l’ouverture de la procédure collective, emportant résiliation du contrat de louage d’ouvrage.

L’arrêt commenté tranche une question inédite : quel est le point de départ du délai de prescription biennale de l’action du garant de livraison, subrogé dans les droits du maître de l’ouvrage, contre l’assureur dommages-ouvrage quand la garantie de celui-ci est recherchée avant réception et que le constructeur a été mis en liquidation judiciaire ?

Deux solutions s’offraient à la troisième chambre civile de la Cour de cassation :

– fixer le point de départ du délai biennal à la date à laquelle les maîtres de l’ouvrage avaient eu connaissance des désordres ;

– fixer ce point de départ à la date de l’ouverture de la liquidation judiciaire de l’entreprise, emportant résiliation du contrat de louage d’ouvrage.

Pour accueillir le pourvoi du garant et retenir la seconde solution, la troisième chambre civile cite tout d’abord les deux textes applicables.

D’une part, l’article L. 114-1, alinéa 1, du code des assurances, qui dispose que toutes actions dérivant d’un contrat d’assurance sont prescrites par deux ans à compter de l’événement qui y donne naissance.

D’autre part, l’article L. 242-1 du même code, qui prévoit que l’assurance de dommages- ouvrage prend effet, avant la réception, après mise en demeure restée infructueuse, le contrat de louage d’ouvrage conclu avec l’entrepreneur étant résilié pour inexécution, par celui-ci, de ses obligations.

Pour les désordres survenus après réception, la jurisprudence décide que l’assuré dispose d’un délai de deux ans à compter de la connaissance qu’il a des désordres survenus dans les dix ans qui ont suivi la réception pour réclamer l’exécution de la garantie souscrite (1re Civ., 4 mai 1999, pourvoi no 97-13.198, Bull. 1999, I, no 141 ; 3e Civ., 19 mai 2016, pourvoi no 15-16.688).

L’arrêt commenté souligne que cette doctrine n’est pas applicable avant réception. En effet, dans cette hypothèse, l’événement à l’origine de la mise en oeuvre de la garantie n’est pas la survenance des désordres de nature décennale, qui est une condition de la garantie, mais la défaillance de l’entrepreneur qui manque à ses obligations en ne procédant pas à la reprise des désordres, ce qui justifie la résiliation du marché. Cette défaillance constitue l’événement qui donne naissance à l’action contre l’assureur dommages- ouvrage au sens de l’article L. 114-1 du code des assurances.

Un autre paramètre devait être pris en considération dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt commenté : le constructeur avait été mis en liquidation judiciaire.

La troisième chambre civile rappelle que la Cour de cassation juge qu’il peut être dérogé à l’obligation prévue par l’article L. 242-1 du code des assurances de mettre en demeure l’entrepreneur défaillant, avant réception, lorsque celle-ci s’avère impossible ou inutile en cas de cessation de l’activité de l’entreprise (1re Civ., 23 juin 1998, pourvoi no 95-19.340, Bull. 1998, I, no 222) ou de liquidation judiciaire emportant résiliation de contrat de louage d’ouvrage (1re Civ., 3 mars 1998, pourvoi no 95-10.293, Bull. 1998, I, no 83).

Elle en déduit qu’avant réception, la date d’ouverture de la liquidation judiciaire de l’entrepreneur emportant résiliation du contrat de louage d’ouvrage, constitue l’événement donnant naissance à l’action du garant de livraison subrogé dans les droits du maître de l’ouvrage contre l’assureur dommages-ouvrage et, partant, le point de départ du délai de la prescription biennale prévu par l’article L. 114-1 du code des assurances.

4. Responsabilité

Contrat d’entreprise – Sous-traitant – Responsabilité – Responsabilité à l’égard des tiers – Mise en oeuvre – Modalités

3e Civ., 16 janvier 2020, pourvoi nº 18-21.895, publié au Bulletin, rapport de Mme Georget et avis de M. Brun

L’action de l’article 2270-2, devenu 1792-4-2, du code civil, réservée au maître de l’ouvrage, n’est pas ouverte aux tiers à l’opération de construire.

Architecte entrepreneur – Responsabilité – Responsabilité à l’égard du maître de l’ouvrage – Préjudice – Réparation – Action récursoire – Recours de l’architecte contre un sous-traitant – Action en responsabilité extra-contractuelle – Prescription – Délai – Point de départ – Détermination

3e Civ., 16 janvier 2020, pourvoi no 18-25.915, publié au Bulletin, rapport de Mme Georget et avis de M. Brun

Le recours d’un constructeur contre un autre constructeur ou son sous-traitant relève des dispositions de l’article 2224 du code civil. Il se prescrit donc par cinq ans à compter du jour où le premier a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.

Tel est le cas d’une assignation en référé-expertise délivrée par le maître de l’ouvrage à l’entrepreneur principal, laquelle met en cause la responsabilité de ce dernier.

Près de douze ans après l’entrée en vigueur de la loi no 2008-561 du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile, deux pourvois ont offert à la troisième chambre civile de la Cour de cassation l’occasion de préciser le régime du délai d’action en responsabilité contre les constructeurs et leurs sous-traitants par les personnes autres que le maître de l’ouvrage lorsqu’une réception de l’ouvrage a été prononcée.

La troisième chambre civile de la Cour de cassation décide que les articles 1792-4-2 et 1792-4-3 du code civil sont réservés aux actions dirigées par les maîtres de l’ouvrage (A). Elle précise que le point de départ du recours entre constructeurs et sous-traitants est l’assignation en référé-expertise délivrée par le maître de l’ouvrage à celui qui entend exercer un recours (B).

A. – Les dispositions des articles 1792-4-2 et 1792-4-3 du code civil sont réservées aux actions dirigées par les maîtres de l’ouvrage et les acquéreurs de l’ouvrage

Les juges du fond, à l’instar de la doctrine, étaient très divisés en la matière.

Dans un souci de sécurité juridique, il était donc impératif que la Cour de cassation exerçât son rôle d’harmonisation de la jurisprudence en clarifiant le champ d’application des articles 1792-4-2 et 1792-4-3 du code civil.

L’article 1792-4-2 du code civil dispose que les actions en responsabilité dirigées contre un sous-traitant en raison de dommages affectant un ouvrage ou des éléments d’équipement d’un ouvrage mentionnés aux articles 1792 et 1792-2 du même code se prescrivent par dix ans à compter de la réception des travaux et, pour les dommages affectant ceux des éléments d’équipement de l’ouvrage mentionnés à l’article 1792-3, par deux ans à compter de cette même réception.

L’article 1792-4-3 du code civil prévoit que, en dehors des actions régies par les articles 1792-3, 1792-4-1 et 1792-4-2, les actions en responsabilité dirigées contre les constructeurs désignés aux articles 1792 et 1792-1 et leurs sous-traitants se prescrivent par dix ans à compter de la réception des travaux.

Ces deux textes passent sous silence la qualité des auteurs des actions en responsabilité.

Deux interprétations étaient en concurrence :

– le délai spécifique de dix ans avec un point de départ fixe, à savoir la réception, s’applique quelle que soit la qualité de l’auteur de l’action (maître de l’ouvrage, constructeur, tiers…) ;

– l’application des articles 1792-4-2 et 1792-4-3 du code civil est réservée aux seules actions engagées par les maîtres ou les acquéreurs de l’ouvrage, les autres recours étant soumis au délai quinquennal de droit commun de l’article 2224 du code civil.

Les partisans de la première solution se fondaient essentiellement sur l’uniformisation des délais pour agir et la généralité des termes des articles 1792-4-2 et 1792-4-3 du code civil.

La troisième chambre civile de la Cour de cassation, qui a opté pour la seconde solution, a précisé, par une motivation enrichie, les motifs juridiques et les impératifs pratiques ayant fondé son choix.

L’arrêt du 16 janvier 2020 (3e Civ., 16 janvier 2020, pourvoi no 18-25.915, publié au Bulletin) énonce que le recours en garantie d’un constructeur contre un autre constructeur, en l’occurrence un architecte contre un entrepreneur, relève des dispositions de l’article 2224 du code civil.

D’abord, la troisième chambre civile s’appuie sur un fondement légal. L’article 1792- 4-3 du code civil, qui figure dans une section du code civil relative aux devis et marchés et insérée dans un chapitre consacré aux contrats de louage d’ouvrage et d’industrie, n’a vocation à s’appliquer qu’aux actions en responsabilité dirigées par le maître de l’ouvrage contre les constructeurs ou leurs sous-traitants.

Ensuite, elle se réfère à l’objet de l’action. Alors que le maître de l’ouvrage recherche la réparation d’un dommage à l’ouvrage, le recours d’un constructeur contre un autre constructeur a pour objet de déterminer la charge définitive de la dette que devra supporter chaque responsable. L’arrêt rappelle que la Cour de cassation juge qu’une telle action, qui ne peut être fondée sur la garantie décennale, est de nature contractuelle si les constructeurs sont contractuellement liés et de nature quasi délictuelle s’ils ne le sont pas (3e Civ., 8 février 2012, pourvoi no 11-11.417, Bull. 2012, III, no 23).

Enfin, la troisième chambre civile de la Cour de cassation, dans un souci de réalisme procédural, invoque le droit à l’accès au juge. Lorsque le maître de l’ouvrage engage son action contre les constructeurs et leurs sous-traitants en toute fin du délai d’épreuve, ceux-ci risquent d’être privés d’un recours contre les autres intervenants à l’acte de construire si le point de départ et la durée du délai sont identiques pour toutes les parties.

Le second arrêt du même jour (3e Civ., 16 janvier 2020, pourvoi no 18-21.895, publié au Bulletin) consacre la même solution. Cette affaire concernait une situation moins fréquente que celle relative au pourvoi no 18-25.915 précité puisque l’action était dirigée par le locataire de l’ouvrage et par une société exerçant son activité dans l’immeuble contre un sous-traitant. La troisième chambre civile décide que l’action de l’article 1792-4-2 du code civil, réservée au maître de l’ouvrage, n’est pas ouverte aux tiers à l’opération de construire. En effet, l’éviction des recours entre constructeurs et sous-traitants du périmètre des articles 1792-4-2 et 1792-4-3 du code civil s’étend logiquement aux actions formées par des tiers qui sont totalement étrangers au contrat de louage d’ouvrage et à la réception de l’ouvrage.

Un troisième arrêt du 16 janvier 2020 (3e Civ., 16 janvier 2020, pourvoi no 16-24.352), qui n’est pas publié au Rapport annuel de la Cour de cassation, décide fort logiquement que l’action de l’article 1792-4-3 du code civil, réservée au maître de l’ouvrage, n’est pas ouverte aux tiers à l’opération de construction agissant sur le fondement d’un trouble anormal du voisinage.

B. – Le point de départ du recours entre constructeurs et sous-traitants est l’assignation en référé-expertise délivrée par le maître de l’ouvrage (ou l’acquéreur de l’ouvrage)

Appliquer le régime de droit commun de la prescription extinctive impliquait de déterminer le point de départ du délai d’action.

En effet, l’article 2224 du code civil, de portée générale, prévoit un point de départ « glissant », puisqu’il dispose que « les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».

À quelle date le constructeur connaît-il ou doit-il connaître les faits lui permettant d’exercer son recours en garantie ?

Là encore, plusieurs solutions étaient envisageables.

Le point de départ du délai quinquennal du recours du constructeur ou du sous-traitant pouvait être fixé soit à compter de l’assignation en référé-expertise qui lui avait été délivrée, soit à compter de l’assignation au fond.

En fixant le point de départ de la prescription au jour de l’assignation en référé-expertise, la troisième chambre civile s’inscrit dans une construction jurisprudentielle ancienne.

Ainsi, s’agissant de l’application de l’article L. 114-1, alinéa 3, du code des assurances, en ce qu’il prévoit que, « quand l’action de l’assuré contre l’assureur a pour cause le recours d’un tiers, le délai de la prescription ne court que du jour où ce tiers a exercé une action en justice contre l’assuré ou a été indemnisé par ce dernier », il est acquis depuis 1996 qu’une action en référé-expertise fait courir la prescription (1re Civ., 18 juin 1996, pourvoi no 94-14.985, Bull. 1996, I, no 254 ; 2e Civ., 3 septembre 2009, pourvoi no 08-18.092, Bull. 2009, II, no 202). La troisième chambre civile de la Cour de cassation applique depuis longtemps cette jurisprudence (3e Civ., 15 décembre 2010, pourvoi no 09-17.119).

Il était logique d’étendre cette doctrine aux recours entre coobligés.

D’ailleurs, ainsi que mentionné par l’arrêt commenté du 16 janvier 2020 (3e Civ., 16 janvier 2020, pourvoi no 18-25.915, publié au Bulletin), la troisième chambre civile de la Cour de cassation avait annoncé sa jurisprudence par un arrêt du 19 mai 2016 (3e Civ., 19 mai 2016, pourvoi no 15-11.355) qui décide que « l’assignation en référé-expertise délivrée par le maître de l’ouvrage à l’entrepreneur principal met en cause la responsabilité de ce dernier et constitue le point de départ du délai de son action récursoire à l’encontre des sous-traitants ».

Le Conseil d’État (CE, 7e et 2e chambres réunies, 10 février 2017, no 391722, mentionné dans les tables du Recueil Lebon), au visa des dispositions de l’article 2270-1 du code civil, alors applicable, a adopté une autre solution en fixant le point de départ du recours entre constructeurs à la date de l’assignation au fond délivrée par le maître de l’ouvrage et en retenant qu’une demande en référé-expertise introduite par le maître de l’ouvrage sur le fondement de l’article R. 532-1 du code de justice administrative ne pouvait être regardée comme constituant, à elle seule, une recherche de responsabilité des constructeurs par le maître de l’ouvrage.

La troisième chambre civile de la Cour de cassation considère, pour sa part, que, dès l’assignation en référé-expertise, qui vise les désordres en cause, le constructeur a connaissance des faits qui lui permettront d’exercer son recours récursoire, au sens de l’article 2224 du code civil.

Cette position s’inscrit, en outre, dans l’esprit de la loi no 2008-561 du 17 juin 2008 précitée qui tend à la réduction des délais de prescription de droit commun.

À l’instar de l’assuré qui souhaite mettre en cause son assureur, la solution retenue par la troisième chambre civile oblige le constructeur, qui entend exercer un recours en garantie, à réagir en temps utile, dans un délai non négligeable de cinq ans, par un acte (une assignation en référé-expertise, une assignation aux fins d’extension d’une mesure d’expertise à d’autres parties, une assignation au fond voire des conclusions) interruptif ou suspensif de prescription dans les conditions notamment prévues par les articles 2239 et 2241 du code civil.

Ainsi cette solution tend-elle à resserrer le temps du procès et à favoriser au maximum le caractère contradictoire des opérations d’expertise dont on connaît l’extrême importance dans le contentieux de la construction.

Architecte entrepreneur – Responsabilité – Responsabilité à l’égard du maître de l’ouvrage – Garantie décennale – Domaine d’application – Élément d’équipement ou construction d’un ouvrage – Caractérisation – Exclusion – Cas – Enduit de façade non destiné à fonctionner

3e Civ., 13 février 2020, pourvoi nº 19-10.249, publié au Bulletin, rapport de M. Pronier et avis de M. Burgaud

Un enduit de façade, qui constitue un ouvrage lorsqu’il a une fonction d’étanchéité, ne constitue pas un élément d’équipement, même s’il a une fonction d’imperméabilisation, dès lors qu’il n’est pas destiné à fonctionner.

Procédant à un revirement de jurisprudence, la Cour de cassation a retenu, par trois arrêts successifs, publiés au Rapport annuel, que les désordres affectant des éléments d’équipement, dissociables ou non, d’origine ou installés sur existant, relèvent de la responsabilité décennale lorsqu’ils rendent l’ouvrage dans son ensemble impropre à sa destination (3e Civ., 15 juin 2017, pourvoi no 16-19.640, Bull. 2017, III, no 71 ; 3e Civ., 14 septembre 2017, pourvoi no 16-17.323, Bull. 2017, III, no 100 ; 3e Civ., 26 octobre 2017, pourvoi no 16-18.120, Bull. 2017, III, no 119).

Restait à définir la notion d’élément d’équipement.

C’est à cette question que le présent arrêt répond, à propos d’un enduit de façade, par un double apport doctrinal :

En premier lieu, la Cour de cassation rappelle, en le confirmant, qu’en application de l’article 1792 du code civil, un enduit de façade constitue un ouvrage lorsqu’il a une fonction d’étanchéité (3e Civ., 4 avril 2013, pourvoi no 11-25.198, Bull. 2013, III, no 45).

En second lieu, la Cour de cassation énonce qu’un enduit de façade ne constitue pas un élément d’équipement, même s’il a une fonction d’imperméabilisation, dès lors qu’il n’est pas destiné à fonctionner.

Il s’ensuit que des travaux, autres que la construction de l’ouvrage et les éléments d’équipement qui en sont indissociables, ne constituent un élément d’équipement dissociable, au sens de l’article 1792-3 du code civil, que s’ils fonctionnent, ce qui n’est pas le cas des moquettes et tissus (3e Civ., 30 novembre 2011, pourvoi no 09-70.345, Bull. 2011, III, no 202), de dallages (3e Civ., 13 février 2013, pourvoi no 12-12.016, Bull. 2013, III, no 20) ou d’un carrelage (3e Civ., 11 septembre 2013, pourvoi no 12-19.483, Bull. 2013, III, no 103).

Cette solution s’explique par la garantie de bon fonctionnement applicable aux éléments d’équipement dissociables instituée par l’article 1792-3 du code civil.

La Cour de cassation en déduit que la solution, née du revirement de jurisprudence, n’est pas applicable à un enduit de façade, dès lors qu’il n’est pas destiné à fonctionner. Sur ce point, la Cour reprend la distinction déjà faite entre la fonction d’étanchéité et la fonction d’imperméabilisation (3e Civ., 9 février 2000, pourvoi no 98-13.931, Bull. 2000, III, no 27).

Cette solution sera étendue à tous les éléments d’équipement dissociables qui ne fonctionnent pas.

Enfin, il est permis de souligner que la nouvelle rédaction des arrêts en style direct permet d’en mieux présenter l’apport doctrinal.

Architecte entrepreneur – Responsabilité – Responsabilité à l’égard du vendeur – Responsabilité contractuelle de droit commun – Action en responsabilité – Délai quinquennal – Interruption et suspension – Causes – Assignation en référé – Bénéficiaire – Détermination – Portée3e Civ., 19 mars 2020, pourvoi nº 19-13.459, publié au Bulletin, rapport de M. Bech et avis de Mme Vassallo

En l’absence de réception de l’ouvrage, le délai de prescription de l’action du maître de l’ouvrage en responsabilité contractuelle de droit commun du constructeur est de cinq ans. L’instance en référé n’ayant pas été introduite par le maître de l’ouvrage, l’interruption puis la suspension de cette prescription ne lui profitent pas.

Le présent arrêt offre à la Cour de cassation l’occasion d’enrichir sa jurisprudence sur les règles de prescription dans le domaine du droit de la construction, après l’entrée en vigueur de la loi no 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile.

L’article 1792-4-3 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi précitée, dispose que, « en dehors des actions régies par les articles 1792-3, 1792-4-1 et 1792-4-2, les actions en responsabilité dirigées contre les constructeurs désignés aux articles 1792 et 1792-1 et leurs sous-traitants se prescrivent par dix ans à compter de la réception des travaux ».

L’article 2224 du même code, dans sa version actuelle, prévoit que les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.

Lorsque l’ouvrage a fait l’objet d’une réception, l’action du maître de l’ouvrage en indemnisation de préjudices nés de désordres relevant de la garantie décennale des constructeurs est soumise aux dispositions du premier texte cité.

En l’absence de réception, la garantie décennale ne peut être invoquée et le maître de l’ouvrage souhaitant agir contre un constructeur avec lequel il était lié par un contrat doit rechercher sa responsabilité contractuelle de droit commun.

En l’espèce, à la suite d’un engagement pris à l’égard de particuliers auxquels elle avait acheté des terrains, une société avait confié à une entreprise l’exécution de travaux de voirie et de création de réseaux dans la propriété des vendeurs. Il n’était pas discuté que la société ayant commandé les travaux agissait en qualité de maître de l’ouvrage. Se plaignant de désordres et d’un retard dans la réalisation des travaux, les propriétaires du terrain avaient assigné la société et l’entreprise en référé-expertise. Après dépôt du rapport de l’expert, la société avait conclu avec eux une transaction d’indemnisation et s’est ensuite retournée contre l’entreprise pour obtenir la réparation de ses préjudices.

La cour d’appel saisie du litige a appliqué le délai quinquennal de prescription à l’action du maître de l’ouvrage et en a fixé le point de départ au jour où celui-ci avait connu les faits lui permettant d’exercer son action, soit, selon elle, à la date de l’assignation en référé-expertise, la cour ajoutant que cet acte avait interrompu le délai de prescription qui s’était trouvé suspendu durant le temps des opérations d’expertise, de sorte que les demandes du maître de l’ouvrage échappaient à la fin de non-recevoir tirée de la prescription de l’action.

L’entreprise soutenait dans le premier moyen de son pourvoi que le délai de prescription n’avait été ni interrompu ni suspendu par l’assignation en référé dans la mesure où l’initiative de l’instance ainsi engagée avait été prise par les propriétaires du terrain qui avaient sollicité l’organisation d’une expertise. Le moyen était fondé, outre sur une méconnaissance du principe de la contradiction, sur une violation des articles 2224, 2239 et 2241 du code civil.

Pour sa part, la société maître de l’ouvrage soutenait, entre autres objections, que la critique du pourvoi était inopérante puisque, avant l’entrée en vigueur de la loi no 2008-561 du 17 juin 2008 précitée, la Cour de cassation avait fixé à dix ans à compter de la manifestation du dommage le délai de prescription de l’action en responsabilité contractuelle de droit commun du constructeur en l’absence de réception et que ce délai décennal avait été maintenu par le législateur à l’article 1792-4-3 du code civil. Selon la défenderesse au pourvoi, il y avait lieu de retenir le délai de dix ans, de le faire courir à compter de la manifestation du dommage, fixée par la cour d’appel à la date de l’assignation en référé, et de constater qu’elle avait agi dans les dix ans suivant cette date.

Cet argument amenait, incidemment, la troisième chambre civile de la Cour de cassation à envisager la question de la durée du délai de prescription de l’action du maître de l’ouvrage dès lors que, selon la solution retenue, les branches du moyen relatives aux effets interruptif et suspensif de l’assignation en référé s’avéraient ou non inopérantes.

Les parties s’accordaient sur l’absence de réception des travaux litigieux. Il s’agissait en conséquence de préciser le délai enfermant l’action du maître de l’ouvrage fondée sur la responsabilité contractuelle de droit commun de l’entreprise. Ce délai était-il celui, décennal, de l’article 1792-4-3 du code civil, ou celui, quinquennal, de l’article 2224 du même code et de l’article L. 110-4 du code de commerce que l’entreprise invoquait au soutien de sa fin de non-recevoir tirée de la prescription ?

Plusieurs auteurs estiment que l’article 1792-4-3 du code civil, en ce qu’il suppose une réception de l’ouvrage, ne peut être invoqué lorsque celle-ci fait défaut. Ils préconisent l’adoption du délai de cinq ans de l’article 2224 du code civil.

D’un autre côté, il peut être observé que la troisième chambre civile de la Cour de cassation avait manifesté, avant l’adoption du nouveau régime de prescription, la volonté d’uniformiser les délais de prescription en matière de construction. Ainsi avait-elle jugé, par un arrêt du 24 mai 2006 (3e Civ., 24 mai 2006, pourvoi no 04-19.716, Bull. 2006, III, no 132), que l’action en responsabilité contractuelle de droit commun du constructeur quant aux désordres révélés en l’absence de réception se prescrivait par dix ans à compter de la manifestation du dommage. Elle avait de la sorte réduit le délai de l’action contre le constructeur, qui était initialement de trente ans.

Par l’arrêt ici commenté, la troisième chambre civile de la Cour de cassation décide de soumettre le délai de l’action en responsabilité contractuelle du maître de l’ouvrage contre un constructeur aux dispositions de l’article 2224 du code civil et de le faire partir de la date à laquelle le maître de l’ouvrage a connu les faits lui permettant d’exercer son action.

La troisième chambre civile écarte, par là même, l’application de l’article 1792-4-3 du code civil et ne transpose pas le délai décennal, même en en aménageant les modalités, à la situation dans laquelle aucune réception n’est intervenue. Elle complète ainsi sa jurisprudence sur les délais de prescription des différentes actions envisageables dans le domaine du droit de la construction. Par deux arrêts du 16 janvier 2020 également publiés au Rapport annuel de la Cour de cassation (3e Civ., 16 janvier 2020, pourvoi no 18-25.915, publié au Bulletin ; 3e Civ., 16 janvier 2020, pourvoi no 18-21.895, publié au Bulletin), elle a jugé, dans un cas, que le recours d’un constructeur contre un autre constructeur ou son sous-traitant relève des dispositions de l’article 2224 du code civil et, dans l’autre, que l’action fondée sur l’article 2270-2, devenu 1792-4-2, du code civil est réservée au maître de l’ouvrage et n’est pas ouverte à un tiers à l’opération de construire.

D. Activités économiques, commerciales et financières

1. Concurrence déloyale

Concurrence déloyale ou illicite – Préjudice – Évaluation – Éléments d’appréciation – Économie injustement réalisée

Com., 12 février 2020, pourvoi nº 17-31.614, publié au Bulletin, rapport de Mme Le Bras et avis de Mme Pénichon

Lorsque les effets préjudiciables, en termes de trouble économique, d’actes de concurrence déloyale sont particulièrement difficiles à quantifier, ce qui est le cas de ceux consistant à parasiter les efforts et les investissements, intellectuels, matériels ou promotionnels, d’un concurrent ou à s’affranchir d’une réglementation, dont le respect a nécessairement un coût, tous actes qui, en ce qu’ils permettent à l’auteur des pratiques de s’épargner une dépense en principe obligatoire, induisent pour celui-ci un avantage concurrentiel, il y a lieu d’admettre que la réparation du préjudice peut être évaluée en prenant en considération l’avantage indu que s’est octroyé l’auteur des actes de concurrence déloyale au détriment de ses concurrents, modulé à proportion des volumes d’affaires respectifs des parties affectés par ces actes.

Doit donc être approuvée la cour d’appel qui, appelée à statuer sur la réparation d’un préjudice résultant d’une pratique commerciale trompeuse pour le consommateur, conférant à son auteur un avantage concurrentiel indu par rapport à ses concurrents, tient compte, pour évaluer l’indemnité à allouer à l’un de ceux-ci, de l’économie injustement réalisée par lui, qu’elle a modulée en tenant compte des volumes d’affaires respectifs des parties affectés par lesdits agissements.

Cet arrêt répond à la question délicate, et relativement fréquente en matière de responsabilité pour concurrence déloyale, de l’évaluation du préjudice de la victime lorsque celui-ci est difficile à démontrer.

La chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation était invitée à s’interroger sur la réparation du préjudice résultant de pratiques déloyales qui, sans donner lieu à un manque à gagner ou une perte subie par la victime, ont induit un véritable avantage concurrentiel indu au profit de l’auteur de ces actes : un tel avantage peut-il être pris en considération pour indemniser le préjudice de la victime et, dans l’affirmative, selon quelles modalités ?

Une jurisprudence constante de la chambre commerciale (depuis Com., 22 octobre 1985, pourvoi no 83-15.096, Bull. 1985, IV, no 245) énonce qu’il s’infère nécessairement un préjudice, fût-il seulement moral, d’un acte de concurrence déloyale. Cette présomption de préjudice, qui ne dispense pas le demandeur de démontrer l’étendue de celui-ci, permet aux juges d’avoir moins d’exigences probatoires à l’égard des préjudices qui s’avèrent difficiles à établir. Ceci concerne tout particulièrement les effets préjudiciables de pratiques qui consistent à parasiter les efforts et les investissements intellectuels, matériels ou promotionnels d’un concurrent ou à s’affranchir d’une réglementation, dont le respect a nécessairement un coût pour celui qui s’y conforme. Les actes de parasitisme ou les actes illicites de concurrence déloyale, en ce qu’ils permettent à l’auteur des pratiques de s’épargner une dépense en principe obligatoire, induisent un avantage concurrentiel indu dont les effets, en termes de trouble économique, sont difficiles à quantifier avec les éléments de preuve disponibles, sauf à engager des dépenses qui seraient disproportionnées au regard des intérêts en jeu.

Aussi, en matière de parasitisme, lequel consiste, pour un opérateur économique, à se placer dans le sillage d’un autre afin de tirer profit, sans rien dépenser, de ses efforts et de son savoir-faire, de la notoriété acquise ou des investissements consentis, la jurisprudence a admis à plusieurs reprises, sous le couvert, certes, de l’appréciation souveraine des juges du fond, qu’en ce que les agissements parasitaires procuraient au parasite des avantages concurrentiels indus qui faussaient à son profit exclusif les règles normales du marché, tels que le fait de réaliser des économies d’investissements ou de ne pas avoir à développer des efforts intellectuels de conception ou de création, cette économie indûment réalisée par le parasite pouvait servir de base à l’évaluation de l’indemnité de la victime.

Invoquant cependant le fait que le principe de réparation intégrale – dont l’application est contrôlée par la Cour de cassation – interdirait aux juges du fond de prendre en considération le profit ou l’économie réalisés par l’auteur d’un prétendu acte de concurrence déloyale pour évaluer le préjudice subi, l’auteur du pourvoi, une société spécialisée dans les produits des arts de la table en cristal et accusée de pratiques commerciales trompeuses à l’égard d’une société concurrente, reprochait à la cour d’appel d’avoir évalué le préjudice de celle-ci en considération de l’économie réalisée par l’auteur du dommage. Il arguait de ce que le préjudice subi par la victime est le seul élément que la loi autorise de prendre en compte, sans perte ni profit pour elle.

La cour d’appel avait en effet fait droit à la demande de la victime qui estimait que son préjudice correspondait à la différence de prix de revient des produits en cause entre les deux sociétés calculée sur la base de la masse salariale de chacune, en considérant que le concurrent déloyal s’était assuré un avantage concurrentiel au préjudice de la victime qu’il convenait de réparer.

Le grief du pourvoi contre cette décision est rejeté. La chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation explicitant par le présent arrêt une solution qu’elle avait déjà approuvée en matière de parasitisme, décide, sans que cela ne remette en cause le principe de réparation intégrale du préjudice, qu’il y a lieu d’admettre que la réparation du préjudice subi par la victime d’actes de concurrence déloyale peut être évaluée en prenant en considération l’avantage indu que s’est octroyé l’auteur de ces actes, au détriment de ses concurrents, consistant ici en une économie injustement réalisée, et précise que cet avantage doit être modulé à proportion des volumes d’affaires respectifs des parties affectés par ces actes.

2. Entreprises en difficulté

Entreprise en difficulté (loi du 26 juillet 2005) – Redressement judiciaire – Période d’observation – Créanciers – Déclaration des créances – Domaine d’application – Exclusion – Cas – Sûreté réelle consentie pour garantir la dette d’un tiers – Portée – Créance – Admission (non)

Com., 17 juin 2020, pourvoi nº 19-13.153, publié au Bulletin, rapport de Mme Vallansan et avis de Mme Guinamant

Une sûreté réelle consentie pour garantir la dette d’un tiers n’impliquant aucun engagement personnel du constituant de cette sûreté à satisfaire à l’obligation d’autrui, le créancier bénéficiaire de la sûreté ne peut agir en paiement contre le constituant, qui n’est pas son débiteur.

En conséquence, un crédit-bailleur, qui bénéficie en garantie du paiement des loyers du nantissement de parts sociales détenues par une société tierce, n’étant pas le créancier de cette dernière au titre de ce nantissement, c’est à bon droit qu’une cour d’appel rejette la demande d’admission d’une créance à ce titre au passif de cette société.

La principale question soulevée par cet arrêt concerne la relation entre un débiteur en procédure collective qui, en garantie de la dette d’un tiers, avait consenti au créancier de ce dernier une sûreté réelle sur son patrimoine et le bénéficiaire de la garantie. Selon l’article L. 622-24 du code de commerce, tous les créanciers du débiteur doivent déclarer leur créance à la procédure de leur débiteur. Cette déclaration suivie de l’admission de leur créance leur permet d’avoir accès au gage commun des créanciers que crée la procédure collective. À défaut de déclaration, la créance est inopposable à la procédure et le créancier ne peut pas participer aux distributions ou répartitions. Lorsque le garant est caution, un lien d’obligation s’est noué entre lui et le créancier. S’il entend participer aux distributions après paiement, soit il bénéficie de la déclaration du créancier auquel il se substitue, soit il doit déclarer sa créance personnelle en indemnisation contre le débiteur.

La situation du garant par constitution d’une sûreté réelle est différente. La qualification de cette catégorie de sûreté a été posée par un arrêt de principe de la chambre mixte de la Cour de cassation du 2 décembre 2005 (Ch. mixte., 2 décembre 2005, pourvoi no 03-18.210, Bull. 2005, Ch. mixte, no 7) : « Une sûreté réelle consentie pour garantir la dette d’un tiers n’impliquant aucun engagement personnel à satisfaire à l’obligation d’autrui et n’étant pas dès lors un cautionnement, lequel ne se présume pas, la cour d’appel a exactement retenu que l’article 1415 du code civil n’était pas applicable au nantissement donné par “le constituant”) ». Cette analyse est aujourd’hui de jurisprudence constante pour toutes les chambres de la Cour de cassation qui refusent de faire produire les effets du cautionnement à une telle garantie (1re Civ., 7 février 2006, pourvoi no 02-16.010, Bull. 2006, I, no 53 ; 1re Civ., 25 novembre 2015, pourvoi no 14-21.332, Bull. 2015, I, no 290 ; 2es/sup> Civ., 4 septembre 2014, pourvoi no 13-11.887, Bull. 2014, II, no 179 ; 3e Civ., 15 février 2006, pourvoi no 04-19.847, Bull. 2006, III, no 35 ; 3e Civ., 23 mars 2017, pourvoi no 16-10.766 ; Com., 7 mars 2006, pourvoi no 04-13.762, Bull. 2006, IV, no 59 ; Com., 24 mars 2009, pourvoi no 08-13.034, Bull. 2009, IV, no 43).

Partant de cette jurisprudence, à la question de savoir si le bénéficiaire de la garantie doit déclarer sa créance au passif du constituant, deux thèses s’affrontaient. Le bénéficiaire de la garantie soutenait que, s’il n’était pas créancier du garant, il devait disposer d’un droit sur le bien qui se trouvait dans l’actif de la procédure. Il lui était donc nécessaire, pour bénéficier d’une quote-part du prix des biens donnés en garantie, qui font partie du gage commun, de déclarer « une créance limitée à la valeur du bien affecté ». Telle n’est pas la solution de la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, qui, approuvant la position de la cour d’appel, retient que, le bénéficiaire de la garantie ne disposant d’aucune créance, aucune déclaration n’est possible. Par cette décision, la chambre commerciale, financière et économique s’inscrit dans le mouvement initié en 2006. En complément de cette décision, la chambre commerciale a ultérieurement jugé que le bénéficiaire de la garantie, n’ayant pas la qualité de créancier du garant, n’est pas soumis à la règle de l’arrêt des voies d’exécution résultant de l’ouverture de la procédure collective de ce dernier (Com., 25 novembre 2020, pourvoi no 19-11.525, publié au Bulletin).

Entreprise en difficulté (loi du 26 juillet 2005) – Sauvegarde – Période d’observation – Arrêt des poursuites individuelles – Exequatur d’une sentence arbitrale internationale – Portée

Com., 12 novembre 2020, pourvoi nº 19-18.849, publié au Bulletin, rapport de Mme Bélaval et avis de Mme Guinamant

Si l’exequatur d’une sentence arbitrale internationale ayant condamné un débiteur à payer une somme d’argent ne saurait, sans méconnaître le principe de l’arrêt des poursuites individuelles contre ce débiteur mis en procédure de sauvegarde, avoir pour effet de conférer à la sentence la force exécutoire d’une décision de condamnation du créancier, dans le but exclusif de lui permettre de faire reconnaître son droit de créance lorsque celui-ci est contesté devant le juge-commissaire.

Un litige étant survenu entre une société cédante et une société cessionnaire de titres au sujet de la fixation d’un complément de prix, une procédure d’arbitrage international a été engagée qui a abouti, le 23 décembre 2016, à une sentence condamnant la société cessionnaire à payer à la société cédante une somme d’un certain montant. Quelques jours plus tard, la société cessionnaire, de droit français, a été mise en procédure de sauvegarde. La créance correspondant au montant de la condamnation, qui n’avait pas été payée, a été déclarée au passif et contestée devant le juge-commissaire.

La société cédante a demandé l’exequatur de la sentence et obtenu, le 10 mars 2017, une ordonnance qui a déclaré la sentence exécutoire. Il en a été fait appel par la société cessionnaire. Le juge-commissaire a sursis à statuer sur la demande d’admission de la créance dans l’attente de la décision de la cour d’appel statuant sur l’appel de l’ordonnance d’exequatur.

La cour d’appel s’est livrée à une décomposition des différents objets d’une décision d’exequatur en infirmant l’ordonnance du 10 mars 2017 en ce qu’elle rendait exécutoire une condamnation à payer des sommes d’argent, mais en la confirmant en ce qu’elle emportait reconnaissance de la sentence du 23 décembre 2016. Ce faisant, la cour d’appel a nettement dissocié, dans sa conception de l’objet de l’exequatur, la recherche de l’effet de reconnaissance et d’opposabilité de la sentence en France et la recherche de la force exécutoire conférée à la sentence permettant, en théorie, la mise en œuvre de voies d’exécution.

L’arrêt de la cour d’appel énonçait, en premier lieu, que les principes de l’arrêt des poursuites individuelles des créanciers, du dessaisissement du débiteur et de l’interruption de l’instance en cas de procédure d’insolvabilité étaient à la fois d’ordre public interne et international, ce qui résulte en effet d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation (1re Civ., 8 mars 1988, pourvoi no 86-12.015, Bull. 1988, I, no 65 ; 1re Civ., 5 février 1991, pourvoi no 89-14.382, Bull. 1991, I, no 44 ; 1re Civ., 6 mai 2009, pourvoi no 08-10.281, Bull. 2009, I, no 86). Il retenait que ces principes impliquaient que lorsqu’une sentence arbitrale rendue à l’étranger avait condamné au paiement d’une somme d’argent un débiteur à l’égard duquel une procédure collective avait été ouverte par un jugement ultérieur, le créancier ne pouvait solliciter son exequatur en France qu’après avoir déclaré sa créance et que, la sentence ne pouvant être contestée, conformément aux dispositions de l’article 1525 du code de procédure civile, que par la voie de l’appel de l’ordonnance d’exequatur et pour les motifs énumérés par l’article 1525 du même code, il appartenait au créancier de solliciter l’exequatur, lorsque la vérification des créances faisait apparaître une contestation à l’égard de laquelle le juge-commissaire n’était pas compétent. L’arrêt en déduisait que l’exequatur prononcé dans de telles circonstances ne pouvait avoir pour objet que la reconnaissance et l’opposabilité en France de la sentence et ne saurait, sans méconnaître le principe d’arrêt des poursuites individuelles, rendre exécutoire une condamnation à paiement du débiteur.

Les pourvois posaient deux questions principales :

  • la société cédante invitait la Cour de cassation à déterminer si l’exequatur d’une sentence prononçant une condamnation à payer une somme d’argent à l’égard d’un débiteur en procédure collective était ou non assimilable à une mesure d’exécution forcée, pourtant interdite par l’article L. 622-21 du code de commerce ;
  •  la société cessionnaire questionnait la Cour de cassation sur la faculté pour le créancier, bénéficiaire de la condamnation prononcée par le tribunal arbitral, qui a déclaré sa créance au passif du débiteur en sauvegarde, de saisir directement le juge d’une demande< d’exequatur ou de reconnaissance de la sentence arbitrale sans attendre la décision du juge-commissaire l’invitant à saisir le juge compétent, alors même que la contestation ou la créance ne relèverait pas, a priori, du pouvoir juridictionnel du juge-commissaire.

À la première question la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation répond en approuvant la cour d’appel d’avoir retenu que l’exequatur ne saurait, sans méconnaître le principe de l’arrêt des poursuites individuelles, qui est d’ordre public interne et international, rendre exécutoire une condamnation du débiteur à payer une somme d’argent. La solution se fonde sur l’objectif le plus évident d’une demande d’exequatur, à savoir l’obtention d’un titre revêtu de la force exécutoire permettant d’engager des voies d’exécution. Plus largement que la question posée par le moyen du pourvoi de la société cédante qui se limitait à confronter les effets de l’exequatur avec le principe de l’interdiction des voies d’exécution, la solution se prévaut du principe plus large de l’interruption ou de l’interdiction des poursuites individuelles. Une sentence internationale condamnant le débiteur à payer une somme d’argent ne peut, sans méconnaître ce dernier principe, acquérir, après le jugement d’ouverture de la procédure collective du débiteur, force exécutoire en France au moyen d’une décision d’exequatur. Rappelons que les dispositions combinées des articles 1525 et 1520 du code de procédure civile autorisent un recours dans des cas limitativement décrits, incluant le cas où la reconnaissance ou l’exécution de la sentence est contraire à l’ordre public international. Ici, il serait bien contraire à l’ordre public international de munir un créancier, soumis à la discipline collective d’une condamnation à paiement exécutoire contre le débiteur.

À la seconde question qui concerne plus spécifiquement l’articulation des pouvoirs entre le juge de l’exequatur et le juge-commissaire, qui a, en vertu de l’article L. 624-2 du code de commerce, hors le cas d’une instance en cours ou d’une contestation ne relevant pas de sa compétence, une compétence exclusive pour décider de l’admission ou du rejet d’une créance déclarée au passif, et qui comporte en filigrane celle de la profondeur du contrôle par le juge-commissaire de sa compétence, la chambre commerciale répond en deux temps. Elle approuve d’abord la cour d’appel d’avoir retenu que l’exequatur de la sentence pouvait être accordé dans le but, non de conférer à la sentence arbitrale la force exécutoire d’une décision de condamnation du débiteur, mais exclusivement de permettre à la société cédante de faire reconnaître son droit de créance. Elle approuve ensuite la cour d’appel d’avoir autorisé le créancier à demander l’exequatur dans les circonstances précises de l’espèce, dont nous rappelons qu’elles étaient les suivantes :

  • le juge-commissaire, saisi d’une contestation de la créance, avait ordonné un sursis à statuer sur la demande d’admission dans l’attente de la décision à rendre sur l’appel de l’ordonnance d’exequatur, et n’avait donc pas invité les parties à saisir le juge du fond de la contestation ni statué sur la régularité de la déclaration de la créance dont il conservait, dans tous les cas, l’appréciation exclusive ;
  • selon l’arrêt attaqué, et sans que le moyen du pourvoi ne remette ce point en discussion, la vérification des créances avait fait apparaître une contestation à l’égard de laquelle le juge-commissaire n’était pas compétent.

Le créancier bénéficiaire de la sentence internationale doit se soumettre à la discipline collective et déclarer sa créance. Si le juge-commissaire demeure compétent pour vérifier la régularité de la déclaration, et pour admettre ou rejeter la créance, le créancier peut, sans attendre, en cas de contestation de la créance susceptible d’échapper à la compétence du juge-commissaire, demander l’exequatur au juge compétent dans le seul but de faire reconnaître son droit de créance et de l’opposer à la procédure collective.

3. Impôts et taxes

Impôts et taxes – Enregistrement – Droits de mutation – Mutation à titre onéreux de meubles – Cession de droits sociaux – Société à prépondérance immobilière – Définition – Immeubles et droits réels immobiliers – Champ d’application – Exclusion – Immeubles par destination

Com., 2 décembre 2020, pourvoi nº 18-25.559, publié au Bulletin, rapport de M. Ponsot et avis de M. Debacq

Selon l’article 726, I, 2º, du code général des impôts, dans sa rédaction issue de la loi du 30 décembre 2009, est à prépondérance immobilière la personne morale, quelle que soit sa nationalité, dont les droits sociaux ne sont pas négociés sur un marché réglementé d’instruments financiers et dont l’actif est principalement constitué d’immeubles ou de droits immobiliers situés en France.

Ce texte ne mentionnant que les immeubles et droits réels immobiliers, sans viser les immeubles par destination, c’est à bon droit qu’une cour d’appel retient que ces derniers ne peuvent être pris en compte pour déterminer si, au sens de l’article 726, I, 2º, susvisé, une personne morale est à prépondérance immobilière.

Créé par la loi de finances pour 1999, le régime des droits de mutation applicables aux sociétés à prépondérance immobilière a été institué à une époque où de fortes disparités de taxation existaient selon qu’un immeuble était cédé directement ou, indirectement, par la cession des parts d’une société dont il constituait le principal actif. Ce nouveau régime, prévu à l’article 726, I, 2o, du code général des impôts, a permis d’atténuer les différences de régime qui découlaient tant du regard du mode de transmission que de l’usage donné aux immeubles cédés, et de rendre ainsi la fiscalité plus neutre.

L’appréciation de la prépondérance immobilière nécessite de procéder à une règle de trois en plaçant, au numérateur, la valeur des immeubles et droits réels immobiliers détenus au jour de la cession, et, au dénominateur, la valeur brute réelle de la totalité des éléments d’actifs. Encore convient-il de savoir ce que recouvrent les immeubles visés : immeubles par nature ou immeubles par destination ?

C’est à cette question inédite que la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation a eu à répondre pour la première fois, deux décennies après l’adoption du nouveau dispositif.

L’affaire jugée concernait la cession de la totalité des actions d’une société exploitant une centrale hydroélectrique. Les parties avaient considéré que cette opération devait être soumise au taux applicable aux cessions d’actions de droit commun (1,1 % plafonné). L’administration fiscale a, au contraire, estimé que l’opération relevait du régime applicable aux sociétés à prépondérance immobilière (au taux de 5 % non plafonné), eu égard à l’importance et à la valeur des immeubles par destination (turbine et autres équipements affectés à l’exploitation du fonds). L’administration entendait ainsi appliquer la définition donnée par l’article 524, alinéa 1, du code civil : « Les objets que le propriétaire d’un fonds y a placés pour le service et l’exploitation de ce fonds sont immeubles par destination. »

En faveur de la thèse du pourvoi, on pouvait retenir l’absence d’exception, dans le texte de l’article 726, I, 2o, du code général des impôts à la définition des immeubles donnée par le droit civil, qui inclut les immeubles par destination.

De même, on pouvait trouver un argument en faveur de l’unité des notions civiliste et fiscaliste de l’immeuble avec l’article 683 du code général des impôts, relatif aux mutations à titre onéreux d’immeubles, qui envisage bien les immeubles par destination, pour dire qu’ils doivent faire l’objet d’un prix particulier et d’une désignation détaillée.

En matière de droit d’enregistrement sur les immeubles ruraux, la jurisprudence a eu à appliquer la notion d’immeuble par destination à propos du cheptel, pour exclure de l’assiette des droits le bétail destiné à la reproduction et à l’embouche, consacrant implicitement mais nécessairement que le bétail attaché au fonds est immeuble par destination (Com., 12 novembre 1996, pourvoi n° 95-11.080, Bull. 1996, IV, n° 268) ; de même elle a considéré qu’entrait dans l’assiette des droits d’enregistrement sur les immeubles un pont roulant cédé séparément de l’immeuble (Com., 18 février 1997, pourvoi n° 95-12.702).

En sens inverse, le caractère dérogatoire et moins favorable du régime des sociétés à prépondérance immobilière militait en faveur d’une interprétation stricte de son champ d’application.

Du reste, les cas dans lesquels la loi ou la jurisprudence ont pris en compte les immeubles par destination dans le calcul des droits posaient un problème d’assiette et non de régime d’imposition.

Par ailleurs, le fait que la chambre commerciale a refusé de considérer comme meubles par anticipation des arbres de futaie encore sur pied au jour de la cession (Com., 7 mai 2019, pourvoi n° 17-13.591) n’implique en rien que des biens meubles rattachés à l’exploitation du fonds soient à prendre en considération pour apprécier si une société est à prépondérance immobilière.

Surtout, dans une affaire intéressant, certes, l’imposition des produits, le Conseil d’État est venu consacrer expressément l’autonomie du droit fiscal quant à la notion de biens immobiliers, excluant de cette notion les immeubles par destination (CE, 9/10 SSR, 27 mai 2002, no 125959, publié au Recueil Lebon, p. 184). De telle sorte que, lorsqu’il est fait référence aux immeubles par destination dans la loi fiscale, c’est de manière spécifique, sans qu’il en découle une définition générale.

C’est à cette conception autonome de l’immeuble en matière fiscale que s’est ralliée la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation dans son arrêt du 2 décembre 2020 (Com., 2 décembre 2020, pourvoi n° 18-25.559, publié au Bulletin).

Cette solution apparaît conforme à l’esprit de la réforme opérée en 1999, qui a été d’éviter que des immeubles soient cédés au travers de sociétés constituées dans le but principal d’alléger la fiscalité, mais non d’appréhender en tant qu’immeubles des équipements industriels mobiliers qui, jusque-là, relevaient du régime de droit commun.

Impôts et taxes – Redressement et vérifications (règles communes) – Procédures de contrôle – Transmission de pièces par l’autorité judiciaire à l’administration des finances – Pièces issues de la commission d’un délit – Condition

Com., 16 décembre 2020, pourvoi nº 18-16.801, publié au Bulletin, rapport de Mme Daubigney et avis de M. Debacq

Selon l’article L. 101 du livre des procédures fiscales, dans sa version alors applicable, l’autorité judiciaire doit communiquer à l’administration des finances toute indication qu’elle peut recueillir, de nature à faire présumer une fraude commise en matière fiscale ou une manœuvre quelconque ayant eu pour objet ou ayant eu pour résultat de frauder ou de compromettre un impôt, qu’il s’agisse d’une instance civile ou commerciale ou d’une information criminelle ou correctionnelle, même terminée par un non-lieu. En matière de procédures de contrôle de l’impôt, à l’exception de celles relatives aux visites en tous lieux, même privés, les pièces issues de la commission d’un délit ne peuvent être écartées au seul motif de leur origine dès lors qu’elles ont été régulièrement portées à la connaissance de l’administration fiscale par application de l’article L. 101 du livre des procédures fiscales et que les conditions dans lesquelles elles lui ont été communiquées n’ont pas été ultérieurement déclarées illégales par un juge.

À la suite de la transmission par un procureur de la République d’informations obtenues à l’occasion de l’exécution d’une commission rogatoire des autorités helvétiques enquêtant sur le vol de données bancaires par un des salariés d’un établissement bancaire et d’une perquisition réalisée au domicile français de ce salarié, laissant supposer qu’un contribuable détenait des avoirs sur des comptes bancaires ouverts dans les livres de cet établissement, l’administration fiscale a déposé une plainte pour fraude fiscale à son encontre, à la suite de laquelle ce dernier a été définitivement condamné par un tribunal correctionnel.

Parallèlement, l’administration fiscale a notifié à ce contribuable, après avoir sollicité de sa part des informations sur le fondement de l’article L. 23 C du livre des procédures fiscales, deux propositions de rectification portant sur des rappels de droits d’enregistrement selon la procédure de taxation d’office sur le fondement de l’article 755 du code général des impôts, les sommes figurant sur les comptes bancaires détenus dans cette banque suisse étant réputées constituer un patrimoine acquis à titre gratuit, et sur des rappels d’impôt de solidarité sur la fortune et de la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus.

Un tribunal de grande instance l’a débouté de ses demandes tendant à voir annuler la décision de rejet de ses réclamations de l’administration fiscale et à obtenir la décharge de ses impositions. Ce jugement a été confirmé en appel.

Cet arrêt est l’occasion pour la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation de préciser sa position sur l’admissibilité de la preuve en matière fiscale, et sur la prescription et le fait générateur des droits d’enregistrements dus à la suite de la découverte d’avoirs d’origine indéterminée sur un compte non déclaré à l’étranger.

I/ Sur l’admissibilité de la preuve en matière fiscale

Le contribuable faisait grief à l’arrêt de la cour d’appel d’avoir violé les dispositions de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ainsi que celles de l’article L. 101 du livre des procédures fiscales.

À cette occasion, la Cour, à la suite de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, arrêt du 12 juillet 2001, Ferrazzini c. Italie, no 44759/98, § 29), a rappelé que le contentieux de l’impôt, en dépit des effets patrimoniaux qu’il a nécessairement sur la situation des contribuables, échappe au champ des obligations de caractère civil de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Elle a ensuite jugé, au visa de l’article L. 101 du livre des procédures fiscales, qu’en matière de procédures de contrôle de l’impôt, à l’exception de celles relatives aux visites en tous lieux, même privés, les pièces issues de la commission d’un délit ne peuvent être écartées au seul motif de leur origine dès lors qu’elles ont été régulièrement portées à la connaissance de l’administration fiscale et que les conditions dans lesquelles elles lui ont été communiquées n’ont pas été ultérieurement déclarées illégales par le juge. Analysant les énonciations, constatations et appréciations de la cour d’appel, la Cour de cassation a jugé que celle-ci avait déduit, à bon droit, que les données produites par l’administration fiscale constituaient des preuves admissibles.

La Cour de cassation s’inscrit ainsi dans la ligne dégagée par le Conseil constitutionnel à l’occasion de l’examen de la conformité à la Constitution de l’article 37 de la loi no 2013-1117 du 6 décembre 2013 puisque le Conseil a validé la possibilité pour l’administration fiscale, aux fins d’exercice du contrôle de l’impôt, de se fonder sur des documents, pièces ou informations quelle que soit leur origine, à condition qu’ils lui aient été régulièrement transmis au titre du droit de communication ou de l’assistance administrative internationale (Cons. Constit., 4 décembre 2013, décision no 2013-679 DC, Loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière), position reprise par le Conseil d’État qui a jugé que la seule circonstance que l’administration ait disposé d’informations issues de documents obtenus de manière frauduleuse par un tiers est, par elle-même, sans incidence sur la régularité de la procédure d’imposition (CE, 8e-3e chambres réunies, 20 octobre 2016, no 390639, mentionné aux tables du Recueil Lebon).

On notera que dans la décision précitée, le Conseil constitutionnel a également examiné la conformité à la Constitution de l’article 39 de la loi no 2013-1117 du 6 décembre 2013, lequel avait pour objet de permettre à l’administration fiscale de demander au juge des libertés et de la détention l’autorisation de procéder à des visites domiciliaires sur le fondement de toute information quelle qu’en soit l’origine. Il a décidé que ces dispositions étaient contraires à la Constitution, en ce qu’elles privent de garanties légales les exigences du droit au respect de la vie privée et, en particulier, de l’inviolabilité du domicile.

Ce faisant, il a conforté la jurisprudence de la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation qui, par deux arrêts rendus en 2012, avait jugé que la transmission par le procureur de la République, en application de l’article L. 101 du livre des procédures fiscales, de documents volés ou détournés ou présumés l’être, ne pouvait rendre licites leur détention et leur production par les agents de l’administration fiscale à l’appui d’une demande de visites et saisies domiciliaires (Com., 31 janvier 2012, pourvoi no 11-13.097, Bull. 2012, IV, no 22, et Com., 21 février 2012, pourvoi no 11-15.162).

II/ La prescription et la mise en œuvre des dispositions combinées des articles 755 du code général des impôts et L. 23 C du livre des procédures fiscales

Sur le fond, le contribuable faisait valoir que les avoirs détenus à l’étranger provenaient de la succession de sa mère et de sa tante et que, sa mère étant décédée le 16 mars 2006 et la déclaration de succession définitive déposée le 27 septembre 2006, la prescription en matière de droits d’enregistrement était acquise au 31 décembre 2012, conformément aux dispositions de l’article L. 186 du livre des procédures fiscales, de sorte que l’administration fiscale ne pouvait, sur le fondement de l’article L. 23 C du livre des procédures fiscales, demander des justifications que sur l’origine et les modalités d’acquisition des avoirs figurant sur le compte, en dehors de tout autre élément.

Cet arrêt a été l’occasion pour la Cour de cassation d’énoncer que, selon les dispositions combinées des articles 1649 A du code général des impôts et L. 23 C du livre des procédures fiscales, les personnes physiques domiciliées en France sont tenues de déclarer, en même temps que leur déclaration de revenus ou de résultats, les références des comptes ouverts utilisés ou clos à l’étranger. Lorsque cette obligation n’a pas été respectée au moins une fois au titre des dix années précédentes, l’administration peut demander à la personne physique soumise à cette obligation de fournir, dans un délai de soixante jours, les informations ou justifications sur l’origine et les modalités d’acquisition des avoirs figurant sur le compte et, lorsque la personne a répondu de façon insuffisante aux demandes de l’administration, elle lui adresse une mise en demeure d’avoir à compléter sa réponse dans un délai de trente jours, de sorte que le fait générateur de l’imposition correspond à la date d’expiration des délais prévus à l’article L. 23 C du livre des procédures fiscales et constitue le point de départ de la prescription décennale fixée par l’article L. 181-0 A du livre des procédures fiscales.

Elle a, en application de ces principes, approuvé la cour d’appel qui avait jugé que le contribuable ne pouvait invoquer la prescription du droit de reprise de l’administration, s’agissant des avoirs qu’il prétendait avoir hérité de sa mère, puisqu’il ne rapportait pas la preuve de cette succession. Ainsi, le fait générateur de l’imposition devait être fixé au 30 septembre 2013 soit trente jours après l’envoi de la mise en demeure.

Cet arrêt fait application des principes identiques à ceux que retient le Conseil d’État, selon lesquels dès lors que le redevable n’apporte aucune précision, ni aucun commencement de justification sur la nature des ressources ayant servi à constituer les avoirs figurant sur un compte détenu à l’étranger non déclaré à l’administration fiscale, ni sur la circonstance que ces ressources auraient déjà été imposées ou n’auraient pas été imposables, il ne fait pas échec à la présomption qui résulte des articles 1649 A et 1649 quater A du code général des impôts de sorte que c’est à bon droit que l’administration fiscale regarde les sommes litigieuses, qui ne peuvent d’ailleurs, par nature, qu’être qualifiées de revenus d’origine indéterminée dès lors que le fait générateur de l’imposition est constitué par la constatation du transfert et non par la perception ou par l’origine de ces sommes, comme des revenus imposables (CE, 10e et 9e sous-sections réunies, 4 février 2015, no 365180, mentionné aux tables du Recueil Lebon).

4. Propriété littéraire et artistique

Propriété littéraire et artistique – Droits voisins du droit d’auteur – Droits des artistes-interprètes – Artiste-interprète – Droits patrimoniaux et droits moraux – Exploitation des prestations – Exercice des droits d’exploitation des archives audiovisuelles par l’Institut national de l’audiovisuel – Régime dérogatoire – Article 49, II, de la loi du 30 septembre 1986 modifiée – Conformité à la directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 – Portée>

1re Civ., 22 janvier 2020, pourvoi nº 17-18.177, publié au Bulletin, rapport de Mme Le Gall et avis de Mme Legohérel

Par arrêt du 14 novembre 2019 (affaire C-484/18), la Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que l’article 2, sous b), et l’article 3, § 2, sous a), de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une législation nationale qui établit, en matière d’exploitation d’archives audiovisuelles par une institution désignée à cette fin, une présomption réfragable d’autorisation de l’artiste-interprète à la fixation et à l’exploitation de sa prestation, lorsque cet artiste-interprète participe à l’enregistrement d’une œuvre audiovisuelle aux fins de sa radiodiffusion.

Dès lors, ayant constaté, d’abord, que l’INA a une mission particulière donnée par les lois successives de conserver et de mettre en valeur le patrimoine audiovisuel national, qu’il assure la conservation des archives audiovisuelles des sociétés nationales de programme et contribue à leur exploitation, ensuite, que les vidéogrammes et phonogrammes litigieux sont soumis au régime dérogatoire dont bénéficie l’INA, ce dont il résulte que l’artiste-interprète avait participé à la réalisation de ces œuvres aux fins de leur radiodiffusion par des sociétés nationales de programme et qu’il avait, d’une part, connaissance de l’utilisation envisagée de sa prestation, d’autre part, effectué sa prestation aux fins d’une telle utilisation, la cour d’appel a exactement énoncé qu’en exonérant l’INA de prouver par un écrit l’autorisation donnée par l’artiste-interprète, l’article 49, II, de la loi du 30 septembre 1986 modifiée ne supprime pas l’exigence de ce consentement mais instaure une présomption simple d’autorisation qui peut être combattue et ne remet pas en cause le droit exclusif de l’artiste-interprète d’autoriser ou d’interdire la reproduction de sa prestation ainsi que sa communication et sa mise à la disposition du public.

L’article L. 212-3 du code de la propriété intellectuelle impose la nécessité d’une autorisation écrite de l’artiste-interprète pour la fixation de sa prestation, la reproduction de celle-ci et sa communication au public, et l’article L. 212-4 du même code instaure une présomption d’autorisation de l’artiste-interprète au profit du producteur d’œuvre audiovisuelle.

Selon l’article 49 de la loi no 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication (Loi Léotard), l’Institut national de l’audiovisuel (INA), établissement public de l’État à caractère industriel et commercial, est chargé de conserver et de mettre en valeur le patrimoine audiovisuel national. À ce titre, il assure la conservation des archives audiovisuelles des sociétés nationales de programme et contribue à leur exploitation.

Le II de cet article, modifié par la loi no 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, prévoit que l’INA exerce les droits d’exploitation mentionnés à ce paragraphe dans le respect des droits moraux et patrimoniaux des titulaires de droits d’auteurs ou de droits voisins du droit d’auteur, et de leurs ayants droit. Toutefois, par dérogation aux articles L. 212-3 et L. 212-4 précités, les conditions d’exploitation des prestations des artistes-interprètes des archives de l’INA et les rémunérations auxquelles cette exploitation donne lieu sont régies par des accords conclus entre les artistes-interprètes eux-mêmes ou les organisations de salariés représentatives des artistes-interprètes et l’INA. Ces accords doivent notamment préciser le barème des rémunérations et les modalités de versement de ces rémunérations.

Cette disposition a pour objectif de permettre à l’INA d’exploiter son fonds d’archives même s’il ne dispose pas des autorisations des artistes-interprètes ou de leurs ayants droit, ou des contrats conclus par les artistes-interprètes avec les producteurs. En effet, pour ses plus anciennes archives, les contrats ont pu disparaître et la recherche des ayants droit pourrait s’avérer longue et incertaine, ne permettant pas à l’INA de remplir sa mission.

Si cette disposition a été jugée conforme à la Constitution (Cons. const., 27 juillet 2006, décision no 2006-540 DC, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information) en ce que ce régime dérogatoire est justifié par un intérêt général suffisant et ne dénature pas les droits de propriété des artistes-interprètes, la question s’est posée de sa conformité à la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information.

En effet, l’article 5 de la directive précitée offre la faculté aux États membres de prévoir des exceptions et limitations au droit de reproduction et au droit de communication au public visés aux articles 2 et 3 du même texte, la liste de ces exceptions et limitations étant exhaustive.

Or, si l’article 49, II, de la loi no 86-1067 du 30 septembre 1986 précitée devait s’interpréter comme constituant un régime dérogatoire au fond en ce qu’il dispenserait l’INA de toute autorisation de l’artiste-interprète, et non comme instaurant une règle de preuve, alors sa conformité à la directive poserait question, dès lors qu’il ne correspond à aucune des exceptions et limitations prévues à l’article 5.

Il a été jugé (1re Civ., 14 octobre 2015, pourvoi no 14-19.917, Bull. 2015, I, no 244) que l’application du régime dérogatoire dont bénéficie l’INA n’est pas subordonnée à la preuve de l’autorisation par l’artiste-interprète de la première exploitation de sa prestation.

Toutefois, cet arrêt ne précisait pas pourquoi l’INA était dispensé de faire la preuve de l’autorisation par l’artiste-interprète de la première exploitation de sa prestation : était-ce parce qu’il bénéficie d’un régime sans autorisation (règle de fond) ou bien d’une présomption d’autorisation (règle de preuve) ?

La cour d’appel statuant sur renvoi après cassation (Versailles, 10 mars 2017, RG no 15/07483) a retenu que l’article 49, II, de la loi no 86-1067 du 30 septembre 1986 précitée ne supprime pas l’exigence d’un consentement de l’artiste-interprète mais instaure une présomption simple de consentement au profit de l’INA, dont la mise en œuvre est soumise à des accords collectifs, lesquels ont pour seul objectif de fixer la rémunération de l’artiste-interprète.

Saisie par la Cour de cassation (1re Civ., 11 juillet 2018, pourvoi no 17-18.177, publié au Bulletin) d’une question préjudicielle portant sur l’interprétation des articles 2, 3 et 5 de la directive au regard de l’article 49, II, de la loi no 86-1067 du 30 septembre 1986, la Cour de justice de l’Union européenne a, par arrêt du 14 novembre 2019 (CJUE, arrêt du 14 novembre 2019, Spedidam e. a., C-484/18), dit pour droit que l’article 2, sous b), et l’article 3, § 2, sous a), de la directive 2001/29/CE précitée doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à une législation nationale qui établit, en matière d’exploitation d’archives audiovisuelles par une institution désignée à cette fin, une présomption réfragable d’autorisation de l’artiste-interprète à la fixation et à l’exploitation de sa prestation, lorsque cet artiste-interprète participe à l’enregistrement d’une œuvre audiovisuelle aux fins de sa radiodiffusion.

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) valide ainsi, au regard du droit de l’Union, le régime probatoire spécial dont bénéficie l’INA, selon deux critères : d’une part, l’exploitation d’archives audiovisuelles est effectuée par une institution désignée à cette fin, d’autre part, l’artiste-interprète a participé à l’enregistrement de l’œuvre audiovisuelle exploitée par l’INA aux fins de sa radiodiffusion.

Par son arrêt du 22 janvier 2020, la Cour de cassation confirme que l’article 49, II, de la loi no 86-1067 du 30 septembre 1986 précitée n’édicte qu’une règle de preuve au profit de l’INA, pour l’exploitation de ses archives : celui-ci bénéficie d’une présomption simple d’autorisation d’exploitation de l’artiste-interprète ayant participé à la réalisation des œuvres litigieuses aux fins de leur radiodiffusion par des sociétés nationales de programme. Ce régime de preuve s’applique dans le respect du droit des artistes-interprètes et de leurs ayants droit de percevoir la rémunération attachée à l’exploitation de leurs prestations.

Propriété littéraire et artistique – Droits d’auteur – Droits patrimoniaux – Droit de reproduction – Limitations – Cas – Exception de copie privée – Rémunération des auteurs, artistes-interprètes et producteurs – Débiteur – Détermination – Portée

1re Civ., 5 février 2020, pourvoi nº 18-23.752, publié au Bulletin, rapport de Mme Canas et avis de M. Chaumont

Lorsqu’un utilisateur résidant en France fait l’acquisition, auprès d’un vendeur professionnel établi dans un autre État membre de l’Union européenne, d’un support d’enregistrement permettant la reproduction à titre privé d’une œuvre protégée, et en cas d’impossibilité d’assurer la perception de la rémunération pour copie privée auprès de cet utilisateur, l’article L. 311-4 du code de la propriété intellectuelle doit être interprété en ce sens que cette rémunération est due par le vendeur qui a contribué à l’importation dudit support en le mettant à la disposition de l’utilisateur final.

Conformément aux articles L. 122-5, 2o, et L. 211-3, 2o, du code de la propriété intellectuelle, les titulaires de droits d’auteur et de droits voisins ne peuvent s’opposer à la réalisation de copies de l’œuvre, à partir d’une source licite, si elles sont strictement réservées à l’usage privé du copiste. Cependant, afin de compenser la perte financière résultant de cette « exception de copie privée », la loi no 85-660 du 3 juillet 1985, relative aux droits d’auteur et aux droits des artistes-interprètes, des producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes et des entreprises de communication audiovisuelle, a instauré, à leur profit, une « rémunération pour copie privée », collectée par une société de gestion collective et ensuite redistribuée aux ayants droit.

Aux termes de l’article L. 311-4, alinéa 1, du même code, cette rémunération est versée par « le fabricant, l’importateur ou la personne qui réalise des acquisitions intracommunautaires, au sens du 3o du I de l’article 256 bis du code général des impôts, de supports d’enregistrement utilisables pour la reproduction à usage privé d’œuvres, lors de la mise en circulation en France de ces supports ».

Se conformant strictement à la lettre de ce texte, la première chambre civile de la Cour de cassation avait exclu qu’un cybercommerçant établi dans un autre État membre de l’Union européenne, n’ayant pas institué la rémunération pour copie privée, puisse être assujetti au paiement de cette redevance, à défaut de « revêt [ir] aucune de ces trois qualités » (1re Civ., 27 novembre 2008, pourvoi no 07-15.066, Bull. 2008, I, no 268).

Mais la nécessité d’une « compensation équitable » au bénéfice des titulaires de droits a également été consacrée par l’article 5, § 2, de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, la Cour de justice de l’Union européenne ayant dit pour droit qu’il s’agissait d’une « notion autonome du droit de l’Union, qui doit être interprétée d’une manière uniforme dans tous les États membres ayant introduit une exception de copie privée, indépendamment de la faculté reconnue à ceux-ci de déterminer, dans les limites imposées par le droit de l’Union, notamment par la même directive, la forme, les modalités de financement et de perception ainsi que le niveau de cette compensation équitable » (CJUE, arrêt du 21 octobre 2010, Padawan, C-467/08).

L’article L. 311-4 du code de la propriété intellectuelle doit donc être interprété à la lumière de cette directive pour atteindre le résultat visé par celle-ci, sans que, toutefois, l’obligation d’interprétation conforme ne puisse servir de fondement à une interprétation contra legem du droit national (voir, notamment, en ce sens : CJCE, arrêt du 13 novembre 1990, Marleasing SA, C-106/89, point 8 ; CJUE, arrêt du 19 avril 2016, DI, C-441/14, points 30 à 32 ; 1re Civ., 15 mai 2015, pourvoi no 14-13.151, Bull. 2015, I, no 117). Les juridictions nationales sont, en outre, tenues de prendre en considération l’interprétation que la Cour de justice de l’Union européenne a donnée de ces dispositions du droit de l’Union, dès lors qu’elle « éclaire et précise, lorsque le besoin en est, la signification et la portée de cette règle, telle qu’elle doit ou aurait dû être comprise et appliquée depuis le moment de sa mise en vigueur » (CJCE, arrêt du 10 février 2000, Deutsche Telekom AG contre Lilli Schröder, C-50/96, point 43).

Or, par arrêt du 16 juin 2011 (CJUE, arrêt du 16 juin 2011, Stichting de Thuiskopie, C-462/09), la Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que : « La directive 2001/29, en particulier son article 5, § 2, b), et 5, doit être interprétée en ce sens qu’il incombe à l’État membre qui a institué un système de redevance pour copie privée à la charge du fabricant ou de l’importateur de supports de reproduction d’œuvres protégées, et sur le territoire duquel se produit le préjudice causé aux auteurs par l’utilisation à des fins privées de leurs œuvres par des acheteurs qui y résident, de garantir que ces auteurs reçoivent effectivement la compensation équitable destinée à les indemniser de ce préjudice. À cet égard, la seule circonstance que le vendeur professionnel d’équipements, d’appareils ou de supports de reproduction est établi dans un État membre autre que celui dans lequel résident les acheteurs demeure sans incidence sur cette obligation de résultat. Il appartient à la juridiction nationale, en cas d’impossibilité d’assurer la perception de la compensation équitable auprès des acheteurs, d’interpréter le droit national afin de permettre la perception de cette compensation auprès d’un débiteur agissant en qualité de commerçant. »

En considération de cette décision, la première chambre civile de la Cour de cassation, saisie à nouveau de la question de la détermination du débiteur de la rémunération pour copie privée, est revenue sur la solution adoptée dans son arrêt, précité, du 27 novembre 2008 : par arrêt du 5 février 2020, elle a jugé que, lorsqu’un utilisateur résidant en France fait l’acquisition, auprès d’un vendeur professionnel établi dans un autre État membre de l’Union européenne, d’un support d’enregistrement permettant la reproduction à titre privé d’une œuvre protégée, et en cas d’impossibilité d’assurer la perception de la rémunération pour copie privée auprès de cet utilisateur, l’article L. 311-4 du code de la propriété intellectuelle doit être interprété en ce sens que cette rémunération est due par le vendeur qui a contribué à l’importation dudit support en le mettant à la disposition de l’utilisateur final.

Faisant application de cette nouvelle règle jurisprudentielle, elle a, dans l’affaire qui lui était soumise, approuvé une cour d’appel d’avoir retenu qu’une société luxembourgeoise, qui proposait de tels supports à la vente sur Internet, était redevable du paiement de la rémunération pour copie privée, après avoir relevé que les commandes effectuées par des consommateurs français, à partir de son site rédigé en français et permettant le paiement en euros, étaient livrées sur le territoire national.

5. Sociétés

Société en nom collectif – Associés – Revendication de la qualité d’associé – Conjoint d’un associé – Conditions – Consentement unanime des associés

Com., 18 novembre 2020, pourvoi nº 18-21.797, publié au Bulletin, rapport de M. Ponsot et avis de Mme Beaudonnet

Il résulte de la combinaison des articles 1832-2, alinéa 3, du code civil et L. 221-13 du code de commerce que la revendication de la qualité d’associé par le conjoint d’un associé en nom, bien que ne constituant pas une cession, est subordonnée au consentement unanime des autres associés, qui répondent indéfiniment et solidairement des dettes sociales.

La revendication de la qualité d’associé par l’époux d’un associé en nom d’une société en nom collectif (SNC) est-elle soumise à l’agrément des autres associés ? Le cas échéant, sous quelle forme l’agrément de l’autre associé peut-il être donné ?

C’est à cette double question inédite que la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation a eu à répondre.

Dans cette affaire, l’épouse avait, au cours de la procédure de divorce, (on rappellera que la revendication peut intervenir aussi longtemps que le jugement de divorce n’est pas passé en force de chose jugée : Com., 18 novembre 1997, pourvoi no 95-16.371, Bull. 1997, IV, no 298), notifié son intention d’être personnellement associée à hauteur de la moitié des parts de la SNC créée par son époux à l’aide de biens communs avec un autre associé, en application de l’article 1832-2, alinéa 3, du code civil.

Aucune réponse n’ayant été donnée à cette demande, l’épouse a, quelques années plus tard, dans le cadre des opérations de liquidation de la communauté, saisi le juge d’une demande à cet effet.

La cour d’appel le lui refuse en considérant que cette revendication nécessitait l’accord de l’autre associé, en application de l’article L. 221-13 du code de commerce, et que cet accord n’a pas été valablement donné par le courrier de l’avocat de l’autre associé, adressé huit ans après la notification initiale, faisant état de l’absence d’opposition de son client à cette revendication.

Devant la Cour de cassation, se prévalant des débats parlementaires ayant précédé l’adoption de la loi no 82-596 du 10 juillet 1982 relative aux conjoints d’artisans et de commerçants travaillant dans l’entreprise familiale, l’épouse faisait valoir que la revendication de la qualité d’associé ainsi effectuée ne réalise pas une cession, de sorte qu’en l’absence de clause d’agrément prévue à cet effet dans les statuts, les obstacles à la libre cessibilité des parts, qu’ils résultent des statuts ou de la loi, ne lui sont pas opposables.

Dans un attendu de principe au double visa des articles 1832-2, alinéa 3, du code civil et L. 221-13 du code de commerce, la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, tout en convenant qu’il ne s’agit pas d’une cession, rejette le pourvoi, en soulignant que les associés répondent indéfiniment et solidairement des dettes sociales.

Ce faisant, la Cour de cassation indique qu’elle a fait prévaloir la caractéristique dominante de la SNC sur le mécanisme prévu par l’article 1832-2, alinéa 3, du code civil.

On sait en effet que la SNC se caractérise par un intuitus personae et un jus fraternatis particulièrement marqués, qui s’expriment par la responsabilité indéfinie et solidaire de chaque associé (article L. 221-1 du code de commerce), par le fait que, sauf clause contraire, chaque associé est gérant et a donc le pouvoir d’engager la société (L. 221-3 du code de commerce), ou encore par la soumission des décisions excédant les pouvoirs des gérants à la règle de l’unanimité, sauf clause contraire (L. 221-6 du code de commerce).

Ces caractéristiques justifient, pour la Cour de cassation, que l’irruption du conjoint d’un associé soit soumise à l’agrément des autres, comme s’il s’agissait d’une cession.

Cette solution est cohérente avec la règle qui veut que l’on ne puisse augmenter les engagements d’un associé sans son consentement (article 1836, alinéa 2, du code civil). Or, l’entrée d’un associé insolvable est de nature à augmenter la contribution des autres à la dette. Ainsi, dans une SNC comprenant deux associés, chacun doit contribuer à la dette à hauteur de la moitié ; si le conjoint de l’un d’eux revendique la qualité d’associé mais s’avère insolvable, la contribution à la dette de l’autre associé risque donc d’être portée aux deux tiers.

Par ailleurs, s’il est incontestable que le dispositif de l’article 1832-2, alinéa 3, du code civil est d’ordre public en ce sens que les statuts ne sauraient exclure sa mise en œuvre, cet ordre public est néanmoins relatif puisque, précisément, la loi permet de prévoir une clause d’agrément à cet effet. Par contraste, la nécessité d’obtenir l’agrément des associés d’une SNC exprime un ordre public absolu, toute clause contraire étant exclue par l’article L. 221-13 du code de commerce. La seule atténuation à cette règle concerne la possibilité d’insérer, au profit du conjoint ou des héritiers, une clause de continuation en cas de décès d’un des associés (article L. 221-15 du code de commerce) : mais l’enjeu est ici d’éviter la dissolution de plein droit de la société.

Restait alors la question de l’expression du consentement de l’autre associé. Ce point est important, tant il est nécessaire de savoir à partir de quand un associé peut engager la société. Il en est de même pour l’accomplissement des formalités de publicité au registre du commerce et des sociétés (RCS).

La Cour de cassation approuve la cour d’appel de considérer que l’absence d’opposition exprimée huit ans après par un courrier de l’avocat de l’autre associé ne suffit pas. Faisant oeuvre de pédagogie, elle précise qu’il aurait fallu que ce consentement, donné par définition par acte séparé, soit annexé au procès-verbal prévu par l’article R. 221-2 du code de commerce.

S’agissant, en effet, d’un consentement requis d’un seul associé, la Cour de cassation pouvait difficilement exiger une délibération collégiale et elle a raisonné par analogie avec les règles prévues en cas de consultation écrite (il n’est guère besoin de rappeler que la SNC ne connaît pas de forme unipersonnelle, de sorte qu’il n’existe pas de règles organisant la prise de décision par un associé unique).

Incidemment, l’arrêt commenté vient confirmer le fait que le consentement de l’époux associé n’est pas requis : ainsi l’un des objectifs de l’article 1832-2, alinéa 3, du code civil, qui est de surmonter l’obstacle mis par l’un des époux à la participation de l’autre à la gestion des biens communs, est-il entièrement préservé. On peut, en effet, imaginer qu’un époux soit opposé à l’entrée de son conjoint dans la société, mais que les autres associés y soient favorables.

E. Responsabilité civile, assurance et sécurité sociale

1. Assurance

Assurance responsabilité – Garantie – Étendue – Globalisation du sinistre – Article L. 124-1-1 du code des assurances – Exclusion – Cas – Manquement à ses obligations d’information et de conseil – Responsabilité de l’assuré

2e Civ., 24 septembre 2020, pourvois no 18-12.593 et no 18-13.726, publié au Bulletin, rapport de M. Besson et avis de Mme Nicolétis

Les dispositions de l’article L. 124-1-1 du code des assurances consacrant la globalisation des sinistres ne sont pas applicables à la responsabilité encourue par un professionnel en cas de manquements à ses obligations d’information et de conseil, celles-ci, individualisées par nature, excluant l’existence d’une cause technique, au sens de ce texte, permettant de les assimiler à un fait dommageable unique.

La Cour de cassation était saisie par deux assureurs couvrant la responsabilité d’une société spécialisée en conseil en gestion de patrimoine, à laquelle plusieurs de ses clients avaient confié un mandat de recherche de produits de défiscalisation, de pourvois formés contre un arrêt de cour d’appel les obligeant à garantir cette société de condamnations prononcées en faveur de l’un de ses clients ayant fait l’objet d’un redressement fiscal, en raison de divers manquements à ses obligations de proposer à celui-ci des investissements en adéquation avec sa situation et ses attentes et de l’informer des risques fiscaux attachés à ceux-ci.

Exposant que ces manquements s’étaient étendus sur deux années consécutives et qu’en outre ils avaient été saisis de différentes réclamations émanant d’autres clients de leur assurée, les assureurs, soutenant que ces réclamations procédaient toutes d’une même cause technique tenant à des défaillances répétées de leur assurée dans l’exécution de ses obligations, et qu’ils étaient ainsi fondés à lui opposer la « globalisation » de tous ces sinistres en un sinistre unique, pour leur appliquer le plafond annuel de garantie prévu par sinistre, critiquaient l’arrêt attaqué qui retenait au contraire que ces manquements imputés à l’assurée étaient spécifiques à l’affaire qui l’opposait au client concerné et n’avaient pas une même cause technique que ceux qui lui étaient reprochés à l’appui des réclamations qui avaient été formées par d’autres clients.

Les demandeurs au pourvoi, invoquant un manque de base légale au regard de l’article L.124-1-1 du code des assurances, reprochaient de ce fait à la cour d’appel de n’avoir pas recherché si les différents manquements de leur assurée à son obligation d’informer ses clients du risque fiscal qui s’était produit « ne procédaient pas d’un même vice de conception de la présentation des produits de défiscalisation et d’une même erreur d’analyse quant à l’étendue des risques fiscaux attachés à ces produits », soit « d’une même cause technique », et s’ils ne devaient pas « dès lors être considérés comme un fait dommageable unique ».

Il convient de rappeler que l’article L. 124-1-1 du code des assurances qui fondait ainsi la critique, dispose :

  •  « Au sens du présent chapitre, constitue un sinistre tout dommage ou ensemble de dommages causés à des tiers, engageant la responsabilité de l’assuré, résultant d’un fait dommageable et ayant donné lieu à une ou plusieurs réclamations. Le fait dommageable est celui qui constitue la cause génératrice du dommage. Un ensemble de faits dommageables ayant la même cause technique est assimilé à un fait dommageable unique. »

Ce texte, issu de la loi no 2003-706 du 1er août 2003 de sécurité financière, a de la sorte consacré la validité du mécanisme connu par la pratique sous le nom de « globalisation des sinistres », lequel permet de considérer comme un sinistre unique des sinistres sériels subis par une pluralité de victimes, dès lors qu’ils ont la même cause technique.

Au cas particulier, la clause de la police d’assurance stipulant une telle globalisation reprenait littéralement à l’identique – à la seule exception non significative de l’expression « dommages causés à des tiers », à laquelle était substituée celle de « dommages causés à autrui » – le texte de l’article L. 124-1-1 du code des assurances, en sorte que la problématique soulevée, qui consistait à déterminer si les manquements à ses obligations qui étaient imputés à l’assurée relevaient d’une « même cause technique », devait être envisagée à l’aune de celui-ci.

Mais au-delà des questionnements récurrents que cette notion de « même cause technique », qui demeure encore source d’incertitude, a suscités tant en doctrine (cf. : J. Kullmann soulignant « la part d’ombre » subsistant dans l’appréhension des sinistres sériels (Revue générale du droit des assurances, 1er juillet 2013, no 2013-03, pages 610 et 692 ; « Droit des assurances », JCP éd. G no 14, 1er avril 2013, chronique de jurisprudence, doctrine 400) ; M. Chagny, Droit des assurances, décembre 2018, LGDJ, no 683 ; D. Bakouche, « La globalisation des sinistres », Responsabilité civile et assurances no 9, septembre 2016, dossier 22, no 10 ; H. Groutel, F. Leduc, Ph. Pierre et M. Asselain, Traité du contrat d’assurance terrestre, 2008, LexisNexis-Litec, no 1733, p. 1090) qu’en jurisprudence, la difficulté qui s’attachait spécifiquement à cette démarche tenait ici à la nature particulière de l’ensemble des faits dommageables considérés.

Si cette notion peut en effet être assez aisément cernée lorsque les faits dommageables à l’origine de plusieurs sinistres procèdent concrètement et factuellement d’un même vice affectant des objets ou produits (voitures, appareils électroménagers, tuiles, médicaments, etc.) issus d’un processus de conception ou de fabrication défectueux, elle se conçoit en revanche plus difficilement lorsqu’elle se rapporte à des faits de nature juridique tels qu’une prestation de services, et il est alors plus délicat de déterminer si des manquements répétés à une obligation d’information qu’un assuré doit dispenser à ses différents clients, en l’adaptant à leurs profils particuliers, relèvent bien d’une cause technique unique.

Il a cependant été observé que, dans une affaire qui concernait l’exposition de salariés à l’amiante, à l’occasion de laquelle était invoquée la faute inexcusable d’un employeur que son assurance de responsabilité couvrait pour les réclamations formulées en raison d’une « violation des règles relatives aux rapports sociaux », la deuxième chambre civile de la Cour de cassation avait retenu l’existence d’une même cause technique dans « le non-respect allégué de l’obligation de sécurité de résultat de l’employeur ayant rendu possible l’exposition à l’amiante » (2e Civ., 3 mars 2016, pourvoi no 15-11.001).

Au cas particulier soumis par les pourvois, où l’assurée proposait des produits spécifiques dont la conception ressortissait à une activité d’ingénierie financière mettant en œuvre des techniques juridiques, et qui avait pour objectif la réalisation d’avantages fiscaux, il s’agissait donc de déterminer si l’information relative aux risques éventuels qu’ils présentaient était une donnée d’une nature telle que les manquements successifs et/ou répétés du professionnel à ses obligations procédaient, au sens de l’article L. 124- 1-1 du code des assurances, d’une « même cause technique » à l’origine de l’ensemble des dommages subis par ses différents clients, résultant de l’impossibilité où ceux-ci s’étaient en définitive trouvés d’obtenir la défiscalisation de leurs investissements.

Relevant que les obligations d’information et de conseil étaient « individualisées par nature », et que l’assurée en était « spécifiquement débitrice à l’égard » de son client concerné, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a considéré, au terme de l’arrêt commenté, que ceci excluait l’existence d’une même cause technique au sens de l’article L. 124-1-1, en posant en règle :

  • « Les dispositions de l’article L. 124-1 du code des assurances consacrant la globalisation des sinistres ne sont pas applicables à la responsabilité encourue par un professionnel en cas de manquements à ses obligations d’information et de conseil, celles-ci, individualisées par nature, excluant l’existence d’une cause technique, au sens de ce texte, permettant de les assimiler à un fait dommageable unique. »

Assurance (règles générales) – Recours contre le tiers responsable – Subrogation légale – Article L. 121-12 du code des assurances – Dispositions non impératives – Cession des droits et actions nés des dommages – Possibilité

Com., 21 octobre 2020, pourvoi nº 19-16.206, publié au Bulletin, rapport de Mme Fontaine et avis de Mme Guinamant

Une personne, assurée contre le risque d’avaries et pertes subies par des marchandises transportées, peut librement consentir à son assureur une cession de ses droits et actions nés des dommages, de sorte que ce dernier peut agir en responsabilité contre le commissionnaire de transport et le transporteur sur le fondement de cette seule cession et non par voie de subrogation.

Un assureur dommages est en droit d’agir contre l’auteur d’un dommage causé à son assuré soit en application de la subrogation légale soit en justifiant d’une subrogation conventionnelle, puisque son recours peut être fondé sur l’article L. 121-12 du code des assurances, ou sur l’ancien article 1251, 3o, du code civil (devenu l’article 1346 de ce code) ou sur l’ancien article 1250 du même code (aujourd’hui l’article 1346-1).

La première chambre civile de la Cour de cassation a en effet affirmé que « la subrogation légale de l’assureur contre le tiers responsable, instituée par les dispositions de l’article L. 121-12 du code des assurances, qui ne sont pas impératives, n’exclut pas l’éventualité d’une subrogation conventionnelle » (1re Civ., 9 décembre 1997, pourvoi no 95-19.003, Bull. 1997, I, no 355 ; 1re Civ., 29 avril 2003, pourvoi no 00-13.861).

Et la deuxième chambre civile a précisé que « l’assureur qui a payé l’indemnité d’assurance dispose contre les tiers qui, par leur fait, ont causé le dommage ayant donné lieu à la responsabilité de l’assureur, non seulement de la subrogation légale de l’article L. 121-12 du code des assurances, mais aussi du droit d’invoquer la subrogation conventionnelle dans les droits de son assuré, prévue par l’article 1250 du code civil, résultant de la volonté expresse de ce dernier, manifestée concomitamment ou antérieurement au paiement reçu de l’assureur, sans avoir à établir que ce règlement a été fait en exécution de son obligation contractuelle de garantie » (2e Civ., 17 novembre 2016, pourvoi no 15-25.409, Bull. 2016, II, no 251).

Ce « double mécanisme subrogatoire » est-il exclusif de la possibilité d’agir au titre d’une cession des droits de l’assuré ?

C’est cette question qui était posée dans ce pourvoi, rendu en matière de droit des transports.

Dans la présente affaire, des marchandises ayant été volées en cours d’acheminement, l’assureur du commettant a assigné le commissionnaire de transport et le voiturier en paiement de la valeur des marchandises, sur le fondement d’une cession de droits consentie par son assuré.

L’action de cet assureur a été déclarée recevable tant par le jugement que par l’arrêt.

La question principale du pourvoi portait sur cette recevabilité, contestée par le commissionnaire au motif que le mécanisme de la subrogation prévu par le code des assurances serait exclusif de la possibilité d’agir au titre d’une cession des droits de l’assuré.

La pratique très ancienne d’insérer dans les polices d’assurances une clause de cession de droits et actions, en vertu de laquelle, à l’avance, l’assuré transmettait à l’assureur son droit éventuel de recours contre le tiers responsable, avait été validée par la jurisprudence (Civ., 3 février et 5 août 1886, DP 1886, I, 173 ; 3 novembre 1928, DH 1928.605).

Mais à la suite de l’entrée en vigueur de la loi du 13 juillet 1930 (dite Godart) relative au contrat d’assurances, plusieurs arrêts de la Cour de cassation ont posé expressément le principe que « l’article 36 de la loi (devenu l’article L. 121-12 du code des assurances), en subrogeant l’assureur qui a payé l’indemnité d’assurance, jusqu’à concurrence de cette indemnité, dans les droits et actions de son assuré contre le tiers qui a causé le dommage, détermine le seul moyen offert à l’assureur pour se prévaloir de ces droits à l’encontre de l’auteur du sinistre, prohibant ainsi toute cession conventionnelle de ceux-ci » (Chambre civile, 5 mars 1945 ; 1re Civ., 8 juillet 1968, Bull. 1968, no 198 ; 3e Civ., 5 février 1985, pourvoi no 83-15.080, Bull. 1985, III, no 22 ; 1re Civ., 2 juillet 1985, pourvoi no 84-12.327, Bull. 1985, I, no 213 ; 1re Civ., 9 juillet 1985, pourvoi no 84-12.327, Bull. 1985, I, no 213).

Toutefois, s’agissant de la matière très particulière du droit des transports (le seul arrêt rendu sur cette question en droit des transports, rendu dans le sens de ces arrêts, étant ancien et isolé (Com., 25 juin 1996, pourvoi no 94-10.962)), la question posée ne peut être dissociée, dans son analyse, de la pratique professionnelle ou des incidences économiques, de plus en plus internationalisées.

Ainsi, pour certains auteurs (Lamy transport, tome 1, no 979), la cession de droits ne peut pas être écartée : « l’assureur aura toujours intérêt à se prévaloir de la subrogation (légale ou conventionnelle). Si toutefois les conditions de celle-ci ne sont pas réunies, il pourra, pour autant qu’aient été respectées les dispositions des articles 1689 et suivants du code civil, se prévaloir de la cession de droits ».

En droit maritime, les praticiens « recourent encore largement aux cessions de droit, du fait de la complexité de certaines situations maritimes ».

Et la cession de droits et actions, beaucoup plus souple dans ses conditions que la subrogation, est couramment admise par les législations étrangères.

En outre, aucun texte ne vient, même implicitement, prohiber la faculté pour l’assureur de bénéficier d’une telle cession, pour un litige passé ou à venir. Quant à l’article L. 172-29 du code des assurances, applicable aux contrats d’assurance qui ont pour objet de garantir les risques relatifs au transport des marchandises par voie maritime, aérienne ou terrestre, il ne parle pas de subrogation mais d’acquisition par l’assureur, à concurrence de son paiement, de tous les droits de l’assuré nés des dommages qui ont donné lieu à garantie.

Par le présent arrêt, la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation, statuant en matière d’assurance-transport de marchandises, vient donc affirmer que l’assureur de dommages peut se retourner contre le responsable du dommage sur le fondement d’une cession de droits et actions et approuve les juges du fond pour avoir déclaré recevable son action.

2. Sécurité sociale

Sécurité sociale – Caisse – Créances – Réduction – Précarité de la situation du débiteur – Office du juge

2e Civ., 28 mai 2020, pourvoi nº 18-26.512, publié au Bulletin, rapport de Mme Vigneras et avis de M. Gaillardot

Dès lors qu’il est régulièrement saisi d’un recours contre la décision administrative ayant rejeté en totalité ou en partie une demande de remise gracieuse d’une dette née de l’application de la législation de sécurité sociale au sens de l’article L. 256-4 du code de la sécurité sociale, il entre dans l’office du juge d’apprécier si la situation de précarité du débiteur justifie une remise totale ou partielle de la somme litigieuse.

Saisie d’un pourvoi dirigé contre un jugement accordant à une assurée la remise gracieuse de la totalité des indus de pension d’invalidité dont elle était redevable, la Cour de cassation a été amenée à revenir sur sa jurisprudence déterminant l’office du juge quant à la remise des dettes nées de l’application de la législation de sécurité sociale.

Dans leur rédaction applicable au litige, les dispositions de l’article L. 256-4 du code de la sécurité sociale énoncent que, sauf en ce qui concerne les cotisations et majorations de retard (lesquelles font l’objet de règles qui leur sont propres), les créances des caisses nées de l’application de la législation de sécurité sociale, peuvent être réduites en cas de précarité de la situation du débiteur par décision motivée de la caisse.

On relèvera que ces dispositions ont été modifiées, postérieurement au litige, par la loi no 2017-1836 du 30 décembre 2017 de financement de la sécurité sociale pour 2018 qui exclut toute remise gracieuse de l’indu en cas de manœuvre frauduleuse ou de fausses déclarations de l’assuré ou de l’allocataire.

Jusqu’à présent, la Cour de cassation jugeait de manière constante, sur le fondement de ces dispositions, que les organismes de sécurité sociale avaient seuls qualité pour réduire le montant de leurs créances nées de l’application de la législation de sécurité sociale en cas de précarité de la situation du débiteur. Il n’entrait pas dans les pouvoirs du juge du contentieux général de la sécurité sociale de statuer sur une telle demande (Soc., 31 octobre 1991, pourvoi no 89-20.720, Bull. 1991, V, no 463 ; Soc., 19 mars 1992, pourvoi no 89-21.056, Bull. 1992, V, no 203 ; 2e Civ., 10 mai 2012, pourvoi no 11-11.278, Bull. 2012, II, no 79 ; 2e Civ., 22 janvier 2015, pourvoi no 14-10.505).

On observera toutefois que le dernier arrêt publié sur ce point se rapportait à un pourvoi dirigé contre un jugement statuant, non pas sur un recours formé contre la décision de l’organisme social de rejeter, en tout ou partie, une demande de remise de dette, mais sur une demande de remise de dette présentée directement devant le tribunal des affaires de sécurité sociale. C’est dans ces conditions que la Cour de cassation a rappelé que seules les caisses de sécurité sociale avaient qualité pour réduire le montant de leurs créances (2e Civ., 29 novembre 2018, pourvoi no 17-20.278, publié au Bulletin ; RJS 2019, no 128).

C’est à cette jurisprudence constante que la Cour de cassation a entendu mettre fin : ayant rappelé les dispositions de l’article L. 256-4 du code de la sécurité sociale qui, dérogeant au caractère d’ordre public des règles du droit de la sécurité sociale, ouvrent expressément la possibilité, selon les conditions et modalités qu’elles précisent, d’uneremise gracieuse de dette au bénéfice des assurés et allocataires, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation juge qu’il « entre dans l’office du juge judiciaire de se prononcer sur le bien-fondé de la décision administrative d’un organisme de sécurité sociale déterminant l’étendue de la créance qu’il détient sur l’un de ses assurés, résultant de l’application de la législation de sécurité sociale ».

Ce faisant, la Cour de cassation confirme la solution retenue, voici quelques mois, dans le contentieux de l’admission à l’aide sociale, transféré pour partie à l’autorité judiciaire par la loi no 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du xxie siècle. Répondant à une demande d’avis sur ce point, la deuxième chambre civile a précisé que « dès lors qu’il est régulièrement saisi d’un recours contre la décision administrative ayant rejeté en totalité ou en partie une demande de remise gracieuse d’un indu de prestation de compensation du handicap, il entre dans l’office du juge d’apprécier si la situation de précarité et la bonne foi du débiteur justifient une remise totale ou partielle de la créance dont il s’agit » (Avis de la Cour de cassation, 28 novembre 2019, no 19-70.019, publié au Bulletin). La deuxième chambre civile de la Cour de cassation avait relevé, au préalable, que, l’article R. 245-72 du code de l’action sociale et des familles prévoyant que le recouvrement de l’indu de prestation de compensation du handicap est poursuivi comme en matière de contributions directes, la faculté pour les organismes sociaux de procéder à la remise gracieuse de dette pouvait s’autoriser des dispositions de l’article L. 247 du livre des procédures fiscales.

Sécurité sociale – Assujettissement – Généralités – Affiliation des salariés au régime français de sécurité sociale – Cas – Travailleurs détachés – Emploi en France par une entreprise française – Conditions – Détermination – Portée

Soc., 4 novembre 2020, pourvois nº 18-24.451 et suivants, publié au Bulletin, rapport de M. Le Masne de Chermont et avis de Mme Laulom

Il résulte des articles 13, § 2, sous a), et 14, points 1, sous a), et 2, du règlement (CEE) nº 1408/71 du 14 juin 1971 relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, tel que modifié par le règlement (CE) nº 592/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008, des articles 11, § 1, et 12 bis, points 1, sous b), 2 et 4, du règlement (CEE) nº 574/72 du Conseil du 21 mars 1972 fixant les modalités d’application du règlement (CEE) nº 1408/71, tel que modifié par le règlement (CE) nº 120/2009 de la Commission du 9 février 2009, ainsi que des articles 11, § 3, sous a), 12, § 1, et 13, § 1, du règlement (CE) nº 883/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, et des articles 15, § 1, 16, § 2, et 19, § 2, du règlement (CE) nº 987/2009 du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009 fixant les modalités d’application du règlement (CE) nº 883/2004, que, en l’absence de certificat E101/A1 résultant d’un refus de délivrance ou d’un retrait par une institution compétente, seule s’applique la législation de l’État membre où est exercée l’activité salariée.

Travail réglementation – Contrôle de l’application de la législation – Lutte contre le travail illégal – Travail dissimulé – Sanction – Indemnisation – Condamnation – Solidarité de l’entreprise utilisatrice et de l’entreprise de travail temporaire – Étendue – Détermination – Portée

Travail réglementation – Contrôle de l’application de la législation – Lutte contre le travail illégal – Travail dissimulé – Cessation de la situation – Injonction aux fins de cessation – Charge – Obligation des donneurs d’ordre et maîtres d’ouvrage – Inexécution – Sanction – Portée

Même arrêt

Il résulte des articles L. 8222-2, 3º, du code du travail et L. 8222-5, alinéas 1 et 2, de ce code, dans sa rédaction antérieure à la loi nº 2014-790 du 10 juillet 2014, qu’il appartient à l’entreprise utilisatrice, informée de l’intervention de salariés, employés par une entreprise de travail temporaire, en situation irrégulière au regard des formalités mentionnées aux articles L. 8221-3 et L. 8221-5 de ce code, d’enjoindre aussitôt à celle-ci de faire cesser sans délai cette situation.

À défaut, elle est tenue solidairement avec l’entreprise de travail temporaire au paiement des indemnités pour travail dissimulé.

Par un arrêt rendu le 4 novembre 2020 (Soc., 4 novembre 2020, pourvois no 18-24.451 et suivants, publié au Bulletin), la chambre sociale de la Cour de cassation se prononce, d’une part, sur l’application des règles de conflit de lois en matière de sécurité sociale dans l’hypothèse du retrait des certificats E101 ou A1 émis par l’institution compétente de l’État d’établissement de l’employeur et, d’autre part, sur les conditions dans lesquelles la solidarité financière du donneur d’ordre prévue à l’article L. 8222-5 du code du travail, dans sa rédaction antérieure à la loi no 2014-790 du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale, peut être engagée.

Les affaires en cause concernent plusieurs salariés, de nationalité polonaise et domiciliés en Pologne, mis à disposition d’une société de droit français spécialisée dans les travaux publics, par une entreprise de travail temporaire de droit chypriote, entre le mois de mars 2010 et le mois de juin 2011, pour exercer une activité salariée sur le chantier de construction d’un réacteur nucléaire de nouvelle génération sur le site de Flamanville.

Elles se distinguent d’affaires aux contextes comparables dont la chambre sociale a préalablement eu à connaître en ce que les certificats E101 et A1 délivrés pour les salariés par l’institution compétente de l’État d’établissement de l’employeur, en l’occurrence la République de Chypre, ont été retirés.

Le pourvoi, formé par l’entreprise utilisatrice, critiquait l’arrêt de la cour d’appel en ce que celle-ci, d’une part, a jugé que l’entreprise de travail temporaire avait exercé un travail dissimulé et a condamné cette dernière au paiement d’une indemnité forfaitaire à ce titre et, d’autre part, a déclaré engagée la solidarité financière de l’entreprise utilisatrice au titre de ce travail dissimulé sur le fondement de l’article L. 8222-5 du code du travail.

L’examen de ce pourvoi a requis, dans un premier temps, qu’il soit statué sur le conflit de lois en matière de sécurité sociale.

En effet, les obligations de déclaration aux organismes de sécurité sociale prévues aux articles L. 8221-3 et L. 8221-5 du code du travail, qui, respectivement, définissent le travail dissimulé par dissimulation d’activité et le travail dissimulé par dissimulation d’emploi salarié, ne s’appliquent que dans la mesure où l’activité ou l’emploi salarié relève du régime français de sécurité sociale.

Pour résoudre ledit conflit, l’arrêt s’appuie sur les lignes d’interprétation tracées par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et sur la lettre des dispositions de droit de l’Union applicables.

Ainsi il rappelle, d’abord, la jurisprudence de cette Cour selon laquelle les dispositions du titre II du règlement (CEE) no 1408/71 du Conseil du 14 juin 1971 relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés et à leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, tel que modifié par le règlement (CE) no 592/2008 du Parlement européen et du Conseil du 17 juin 2008, et du titre II du règlement (CE) no 883/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale constituent un système complet et uniforme de règles de conflit de lois dont le but est de soumettre les travailleurs qui se déplacent à l’intérieur de l’Union européenne au régime de la sécurité sociale d’un seul État membre, de sorte que les cumuls de législations nationales applicables et les complications qui peuvent en résulter soient évités (CJCE, arrêt du 24 mars 1994, Van Poucke / Rijksinstituut voor de Sociale Verzekeringen der Zelfstandigen e. a., C-71/93, point 22 ; CJCE, arrêt du 10 février 2000, FTS, C-202/97, point 20).

Selon ladite Cour, ce système repose sur le principe de coopération loyale qui impose à l’institution de sécurité sociale compétente de procéder à une appréciation correcte des faits pertinents pour l’application des règles relatives à la détermination de la législation applicable et, partant, de garantir l’exactitude des mentions figurant dans le certificat délivré (CJCE, arrêt du 10 février 2000, FTS, C-202/97, point 51).

Ce principe implique également celui de confiance mutuelle (CJUE, arrêt du 6 février 2018, Altun e. a., C-359/16, point 40).

L’arrêt reprend, ensuite, les termes des dispositions de droit de l’Union applicables.

Il relève que, selon les articles 13, § 2, a), du règlement (CEE) no 1408/71 du 14 juin 1971 et 11, § 3, a), du règlement (CE) no 883/2004 du 29 avril 2004 précités, la règle générale est celle de l’application de la législation de l’État d’exercice de l’activité salariée.

Font exception à cette règle, en vertu de l’article 14, point 1, a), et point 2, du règlement (CEE) no 1408/71 précité et des articles 12, § 1 et 13, § 1, du règlement (CE) no 883/2004 précité, les situations de travail détaché et d’exercice normal d’une activité salariée dans deux ou plusieurs États membres.

L’arrêt énonce que, conformément à l’article 14, point 1, a) du règlement (CEE) no 1408/71 précité, aux articles 11, § 1 et 12 bis, point 1, b), du règlement (CEE) no 574/72 du Conseil du 21 mars 1972 fixant les modalités d’application du règlement (CEE) no 1408/71 relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté, tel que modifié par le règlement (CE) no 120/2009 de la Commission du 9 février 2009, à l’article 12, § 1, du règlement (CE) no 883/2004, aux articles 15, § 1 et 16, § 2, du règlement (CE) no 987/2009 du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009 fixant les modalités d’application du règlement (CE) no 883/2004 portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, l’institution désignée vérifie si une situation de détachement est caractérisée en sorte que la législation applicable est celle de l’État membre de cette institution ou détermine, dans une situation d’exercice d’une activité salariée dans deux ou plusieurs États membres, quelle est la législation applicable.

 

Cette institution est, dans le cas d’une situation de détachement, celle de l’État où l’employeur exerce normalement son activité.

Dans le cas d’une situation d’exercice d’une activité salariée dans deux ou plusieurs États membres, ladite institution est celle de l’État membre de résidence de la personne concernée.

Selon les articles 11, § 1, 12 bis, points 2 et 4, du règlement (CEE) no 574/72, l’article 19, § 2, du règlement (CE) no 987/2009, à la demande de la personne concernée ou de l’employeur, l’institution compétente de l’État membre dont la législation est applicable atteste, par la délivrance des certificats A1/E101, que cette législation est applicable.

L’arrêt relève qu’il résulte des textes précités que la caractérisation de situations de détachement ou d’exercice d’une activité salariée dans deux ou plusieurs États membres au sens des règlements de coordination ressort uniquement à la compétence soit de l’institution compétente de l’État membre dans lequel l’employeur exerce normalement son activité, dans le cas où une situation de détachement est alléguée, soit, dans le second cas, de l’institution désignée par l’autorité compétente de l’État membre de résidence.

Aussi l’arrêt constate que le système complet et uniforme de conflit de lois institué par les titres II des règlements de coordination, sauf fraude et lorsque État membre de résidence et État membre où est exercée l’activité salariée ne coïncident pas, ne confère aux institutions compétentes de ce dernier État ou à ses juridictions nationales aucune compétence pour procéder à une telle caractérisation afin de retenir l’application d’une loi autre que celle de cet État.

L’arrêt en déduit, enfin, que, en l’absence de certificat E101/A1 résultant d’un refus de délivrance ou d’un retrait par l’institution compétente, seule trouve à s’appliquer la législation de l’État membre où est exercée l’activité salariée.

Cette conclusion s’est imposée avec une telle évidence à la chambre sociale de la Cour de cassation qu’elle n’a laissé place à aucun doute raisonnable au regard des caractéristiques propres des règlements de coordination et de l’absence de toute difficulté particulière d’interprétation ou de tout risque de divergence de jurisprudence à l’intérieur de l’Union. En conséquence, ladite chambre a dit qu’il n’y a pas lieu de poser de question à titre préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne.

L’arrêt, dès lors, approuve l’arrêt de la cour d’appel qui, après avoir constaté que les salariés mis à disposition de la société française exerçaient une activité salariée sur le territoire français et que les certificats A1/E101 délivrés par l’institution compétente chypriote avaient été retirés, retient que ces salariés étaient soumis à la législation française.

Dans de telles circonstances, les employeurs établis dans d’autres États membres que la France sont soumis aux obligations de déclaration aux organismes de sécurité sociale prévues aux articles L. 8221-3 et L. 8221-5 du code du travail. L’arrêt, dans un second temps, se prononce sur les conditions dans lesquelles la solidarité financière du donneur d’ordre prévue à l’article L. 8222-5 du code du travail peut être engagée ainsi que sur l’étendue de celle-ci.

Le pourvoi soutenait, à cet égard, que cet article ne couvre pas l’intervention d’une entreprise de travail temporaire en situation irrégulière et que la solidarité financière qu’il prévoit ne porte pas sur l’indemnité forfaitaire pour travail dissimulé.

Ledit article, dans sa rédaction antérieure à la loi no 2014-790 du 10 juillet 2014 visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale fait obligation au donneur d’ordre, informé par écrit par un agent de contrôle mentionné à l’article L. 8271-7 du code du travail ou par un syndicat ou une association professionnels ou une institution représentative du personnel, de l’intervention d’un sous-traitant ou d’un subdélégataire en situation irrégulière au regard des formalités mentionnées aux articles L. 8221-3 et L. 8221-5 de ce code d’enjoindre aussitôt à son cocontractant de faire cesser sans délai cette situation. À défaut, il est tenu, selon cet article L. 8222-5, solidairement avec son cocontractant au paiement des impôts, taxes, cotisations, rémunérations et charges mentionnés aux 1° à 3° de l’article L. 8222-2 dudit code, dans les conditions fixées à l’article L. 8222-3 du même code.

L’arrêt relève que sont mentionnées, à l’article L. 8222-2, 3°, du code du travail, les rémunérations, les indemnités et les charges dues par celui qui a fait l’objet d’un procès-verbal pour délit de travail dissimulé, à raison de l’emploi de salariés n’ayant pas fait l’objet de l’une des formalités prévues aux articles L. 1221-10 du code du travail, relatif à la déclaration préalable à l’embauche, et L. 3243-2, relatif à la délivrance du bulletin de paie.

Ces articles L. 8222-2 et L. 8222-5 du code du travail figurent dans le chapitre de ce code intitulé « Obligations et solidarité financière des donneurs d’ordre et des maîtres d’ouvrage » qui instaure, par les dispositions qu’il prévoit, au bénéfice du Trésor, des organismes de sécurité sociale et des salariés, une garantie de l’ensemble des créances dues par l’employeur qui exerce un travail dissimulé à la charge des personnes qui recourent aux services de celui-ci afin de prémunir ces créanciers du risque d’insolvabilité du débiteur principal.

L’arrêt en déduit qu’il résulte de l’objet et de l’économie desdites dispositions que ce mécanisme de garantie est applicable aux créances indemnitaires pour travail dissimulé des salariés employés par des entreprises de travail temporaire.

Aussi, la chambre sociale de la Cour de cassation interprète les articles L. 8222-2, 3o, et L. 8222-5, alinéas 1 et 2, du code du travail, en ce sens qu’il appartient à l’entreprise utilisatrice, informée de l’intervention de salariés, employés par une entreprise de travail temporaire, en situation irrégulière au regard des formalités mentionnées aux articles L. 8221-3 et L. 8221-5 de ce code, d’enjoindre aussitôt à celle-ci de faire cesser sans délai cette situation et que, à défaut, elle est tenue solidairement avec l’entreprise de travail temporaire au paiement des indemnités pour travail dissimulé.

3. Aide sociale

Aide sociale – Prestations – Attribution – Recours contre le bénéficiaire – Conditions – Retour à meilleure fortune – Définition

2e Civ., 12 novembre 2020, pourvoi nº 19-20.478, publié au Bulletin, rapport de Mme Dudit et avis de Mme Ceccaldi

Selon l’article L. 132-1 du code de l’action sociale et des familles, il est tenu compte, pour l’appréciation des ressources du postulant à l’aide sociale, des revenus professionnelset autres et de la valeur en capital des biens non productifs de revenu, qui est évaluée dans les conditions fixées par voie réglementaire.

 

Selon l’article R. 132-1 du même code, les biens non productifs de revenu, à l’exclusion de ceux constituant l’habitation principale du demandeur, sont considérés comme procurant un revenu annuel égal à 50 % de leur valeur locative s’il s’agit d’immeubles bâtis, à 80 % de cette valeur s’il s’agit de terrains non bâtis et à 3 % du montant des capitaux.

Selon l’article L. 132-8, 1º, du même code, des recours aux fins de récupération des prestations d’aide sociale sont exercés, selon le cas, par l’État ou le département, contre le bénéficiaire revenu à meilleure fortune ou contre la succession.

Pour l’application de ce dernier texte, le retour à meilleure fortune s’entend, à l’exclusion de la seule augmentation des revenus, prise en compte lors de la révision périodique des conditions d’ouverture des droits du bénéficiaire, de tout événement, survenu postérieurement à la date à laquelle les ressources du bénéficiaire ont été appréciées pour l’ouverture de ses droits à prestations, ayant pour effet, indépendamment de toute modification de la consistance du patrimoine, d’augmenter substantiellement la valeur globale de celui-ci, dans des proportions telles qu’elles le mettent en mesure de rembourser les prestations récupérables, perçues jusqu’alors.

Viole ces textes la cour d’appel qui retient que la bénéficiaire de l’aide sociale est revenue à meilleure fortune à la suite de la vente d’un immeuble, alors qu’il ressortait de ses constatations que cette vente n’avait pas eu pour effet d’augmenter substantiellement la valeur globale de son patrimoine.

Admise, en 2015, par le département du Pas-de-Calais au bénéfice de l’aide sociale pour la prise en charge de ses frais d’hébergement en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), une personne décide, deux ans plus tard, de procéder à la vente d’un bien immobilier lui appartenant. Le département prétend récupérer le montant des sommes versées au titre des frais d’hébergement en usant de l’action en récupération en cas de retour à meilleure fortune, prévue par l’article L. 132-8 du code de l’action sociale et des familles. L’association tutélaire, prise en sa qualité de tutrice de la personne âgée, engage un recours. Celui-ci ayant été rejeté par la commission départementale de l’aide sociale, l’association saisit la Commission centrale d’aide sociale, avant que le dossier ne soit transmis à la cour d’appel d’Amiens en application de l’article 12 de la loi no 2016-1547 du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du xxie siècle. Cette dernière ayant rejeté son appel, c’est à la Cour de cassation qu’il appartenait de se prononcer sur le litige. Se trouvaient plus particulièrement en cause les conditions auxquelles est subordonnée l’action en récupération en cas de retour à meilleure fortune.

Fondée sur la solidarité nationale, financée par l’impôt, l’aide sociale revêt, en principe, un caractère subsidiaire en tant qu’elle n’est attribuée que pour autant que celui qui en sollicite les prestations ne peut subvenir par lui-même à ses besoins. Pour autant, l’attribution de plusieurs des prestations considérées est subordonnée à la mise en œuvre, au préalable, de l’obligation alimentaire incombant aux proches du demandeur.

Elle est, enfin, assortie de la faculté pour la collectivité publique de récupérer le montant des prestations, soit contre le bénéficiaire revenu à meilleure fortune, soit contre la succession lorsque la valeur de celle-ci excède un seuil déterminé.

Au fil du temps, le mécanisme de la récupération est devenu exceptionnel. Ainsi est-il exclu pour différentes prestations de l’aide sociale : tel est le cas des prestations de l’aide sociale à l’enfance, des prestations pour les handicapés ou encore du revenu de solidarité active (RSA). S’agissant de quelques prestations, telle l’allocation de solidarité des personnes âgées (ASPA), seule est ouverte l’action en récupération contre la succession. En revanche, la prise en charge par l’aide sociale des frais d’hébergement – qui prennent la forme, le plus souvent, d’un prix de journée fixé par le président du conseil départemental – peut donner lieu à récupération tant contre la succession qu’à l’encontre du bénéficiaire revenu à meilleure fortune.

La présentation de l’arrêt appelle quelques précisions préalables relatives à l’évolution des règles de compétence juridictionnelle. La prise en charge des frais d’hébergement des personnes âgées au titre de l’aide sociale est au nombre des prestations dont le contentieux a été transféré aux juridictions de l’ordre judiciaire par la loi de modernisation de la justice du xxie siècle (loi no 2016-1547 du 18 novembre 2016). Qu’il s’applique à l’attribution des prestations ou à la récupération de leur montant, le contentieux ressortit désormais au contentieux de la sécurité sociale et de l’admission à l’aide sociale au sens des articles L. 142-1 et s. du code de la sécurité sociale. Il doit être porté, successivement, devant le tribunal judiciaire (pôle social) et la cour d’appel. Ainsi, la Cour de cassation était appelée à se prononcer pour la première fois sur une question jusqu’alors soumise aux juridictions de l’aide sociale et in fine du Conseil d’État statuant au contentieux.

Enoncée, sans la définir, par l’article L. 132-8, 1o, du code de l’action sociale et des familles, la notion de retour à meilleure fortune souffre d’imprécision. Appelé à se prononcer sur son contenu, le Conseil d’État a retenu que « la réalisation par le bénéficiaire de l’aide sociale d’un immeuble qui lui appartenait lorsque cette aide lui a été accordée ne saurait, par elle-même, constituer le retour à meilleure fortune […] dès lors qu’elle n’augmente pas la valeur du patrimoine de l’intéressé » (CE, 1/4 SSR, 15 mars 1999, no 195748, publié au Recueil Lebon), avant d’ajouter, plus récemment, que le recours peut s’exercer du vivant du bénéficiaire « Lorsqu’un événement nouveau vient améliorer sa situation de sorte qu’il dispose alors d’un patrimoine suffisant pour rembourser les prestations d’aide sociale récupérables perçues jusqu’alors » (CE, 26 septembre 2016, no 140319).

Tout en s’inscrivant dans la continuité de ces décisions, la Cour de cassation retient du retour à meilleure fortune une définition précise et exigeante, procédant de trois critères cumulatifs :

  • un critère d’ordre temporel : il implique l’intervention d’un événement, postérieurement à la date à laquelle les ressources du bénéficiaire ont été appréciées pour l’ouverture de ses droits aux prestations récupérables ;
  • un critère d’ordre matériel : il conduit à exclure du champ d’application du recours en récupération la simple augmentation des revenus du bénéficiaire, telle la perception d’une pension de réversion liquidée postérieurement à l’admission au bénéfice de l’aide sociale. Si une telle augmentation doit assurément être prise en considération à l’occasion de la révision périodique des droits du bénéficiaire, elle n’ouvre pas, en revanche, à la collectivité publique la faculté d’exercer un recours en récupération. À ce premier critère ainsi énoncé fait écho, dans le chapeau de l’arrêt, le rappel des dispositions des articles L. 132-1 et R. 132-1 du code de l’action sociale et des familles qui, pour l’appréciation des ressources pour l’attribution des prestations, retiennent les seuls revenus du bénéficiaire ;
  • un critère tenant aux conséquences de l’événement sur le patrimoine du bénéficiaire : l’événement considéré doit avoir eu pour effet d’augmenter substantiellement la valeur globale du patrimoine de l’intéressé dans des proportions telles qu’elles mettent ce dernier en mesure de rembourser le montant des prestations qu’il a jusqu’alors perçues. Ainsi, seule, l’augmentation significative de la valeur du patrimoine peut constituer un retour à meilleure fortune. Il n’en va pas de même de la simple modification de la consistance du patrimoine résultant, par exemple, de la substitution d’une somme en capital ou encore de titres à un bien immeuble.

En s’appuyant sur cette définition du retour à meilleure fortune, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation prononce la cassation de l’arrêt attaqué aux motifs qu’en retenant que la bénéficiaire de l’aide sociale était revenue à meilleure fortune à la suite de la vente d’un immeuble, alors qu’il ressortait de ses constatations que cette vente n’avait pas eu pour effet d’augmenter substantiellement la valeur du patrimoine de l’intéressée, la cour d’appel a violé les articles L. 132-1, L. 132-8, 1o, et R. 132-1 du code de l’action sociale et des familles qui, pour l’appréciation des ressources pour l’attribution des prestations, retiennent les seuls revenus du bénéficiaire ;

  • un critère tenant aux conséquences de l’événement sur le patrimoine du bénéficiaire : l’événement considéré doit avoir eu pour effet d’augmenter substantiellement la valeur globale du patrimoine de l’intéressé dans des proportions telles qu’elles mettent ce dernier en mesure de rembourser le montant des prestations qu’il a jusqu’alors perçues. Ainsi, seule, l’augmentation significative de la valeur du patrimoine peut constituer un retour à meilleure fortune. Il n’en va pas de même de la simple modification de la consistance du patrimoine résultant, par exemple, de la substitution d’une somme en capital ou encore de titres à un bien immeuble.

En s’appuyant sur cette définition du retour à meilleure fortune, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation prononce la cassation de l’arrêt attaqué aux motifs qu’en retenant que la bénéficiaire de l’aide sociale était revenue à meilleure fortune à la suite de la vente d’un immeuble, alors qu’il ressortait de ses constatations que cette vente n’avait pas eu pour effet d’augmenter substantiellement la valeur du patrimoine de l’intéressée, la cour d’appel a violé les articles L. 132-1, L. 132-8, 1o, et R. 132-1 du code de l’action sociale et des familles.

4. Responsabilité civile

Responsabilité du fait des produits défectueux – Produit – Mise en circulation – Moment – Détermination

1re Civ., 21 octobre 2020, pourvoi no 19-18.689, publié au Bulletin, rapport de M. Mornet et avis de M. Lavigne

Selon l’article 21 de la loi nº 98-389 du 19 mai 1998 portant transposition de la directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative à un régime harmonisé de responsabilité sans faute du producteur du fait d’un produit défectueux, les articles 1386-1 à 1386-18, devenus 1245 à 1245-17, du code civil s’appliquent aux produits dont la mise en circulation est postérieure à la date d’entrée en vigueur de la loi, intervenue le 22 mai 1998.

Et il résulte de l’article 1386-5, devenu 1245-4, du code civil que la date de mise en circulation du produit s’entend, dans le cas de produits fabriqués en série, de la date de commercialisation du lot dont il faisait partie.

Une cour d’appel ayant constaté que le produit litigieux, acquis en avril 2004, avait été livré en juillet 2002 à une coopérative agricole par la société assignée, a pu retenir, en l’absence de preuve d’un stockage de longue durée de ce produit, qu’il avait été mis en circulation par son producteur postérieurement au 22 mai 1998, de sorte que le régime de responsabilité du fait des produits défectueux était applicable.

Responsabilité du fait des produits défectueux – Producteur assimilé – Détermination

Même arrêt

Nonobstant certaines mentions, inscrites en petits caractères sur le conditionnement du produit, relatives au lieu de sa fabrication et à des sociétés étrangères, une cour d’appel, qui a constaté que la dénomination sociale de la société assignée, son adresse et son numéro d’inscription au registre du commerce et des sociétés figuraient de façon apparente sur l’étiquette après la désignation du nom et des caractéristiques dudit produit, a pu en déduire que cette société devait être assimilée à un producteur au sens de l’article 1386-6, alinéa 2, 1º, devenu 1245-5, alinéa 2, 1º, du code civil, se présentant comme tel.

Responsabilité du fait des produits défectueux – Produit – Défectuosité – Lien de causalité avec le dommage – Preuve par le demandeur – Caractérisation – Présomptions graves, précises et concordantes

Même arrêt

Aux termes de l’article 1386-9, devenu 1245-8, du code civil, le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage. Il en résulte que le demandeur doit préalablement établir que le dommage est imputable au produit. Cette preuve peut être apportée par tout moyen et notamment par des indices graves, précis et concordants.

Responsabilité du fait des produits défectueux – Produit – Défectuosité – Définition – Produit n’offrant pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre – Caractérisation – Applications diverses

Même arrêt

Une cour d’appel, ayant retenu que l’étiquetage du produit litigieux ne respectait pas la réglementation applicable et qu’aucune mise en garde sur la dangerosité particulière de certains travaux n’avait été faite, a pu en déduire que ce produit ne présentait pas la sécurité à laquelle on pouvait légitimement s’attendre et était dès lors défectueux au sens de l’article 1386-4, devenu 1245-3, du code civil (première et deuxième branches).

En application de l’article 1386-9, devenu 1245-8, du code civil, la preuve du lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage peut être rapportée par tout moyen, et notamment par des présomptions ou indices graves, précis et concordants. Ce lien de causalité ne peut être déduit de la seule implication du produit dans la réalisation du dommage (troisième à sixième branches).

Responsabilité du fait des produits défectueux – Producteur – Responsabilité – Exonération – Risque de développement – Exclusion – Cas

Même arrêt

Le producteur est responsable de plein droit du dommage causé par le défaut de son produit à moins qu’il ne prouve, selon le 4° de l’article 1386-11, devenu 1245-10, du code civil, que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut.

Une cour d’appel dont il résulte des énonciations que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment de la mise en circulation du produit, permettait de déceler l’existence du défaut, en a exactement déduit que le producteur n’était pas fondé à bénéficier d’une telle exonération de responsabilité (première et deuxième branches).

L’application de l’article 1386-13, devenu 1245-12, du code civil n’est pas fondée en l’absence d’un lien de causalité entre la faute alléguée de la victime et le dommage (troisième branche).

La directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux a institué un régime de responsabilité sans faute des producteurs européens pour les dommages causés par les défauts de leurs produits, qu’un contrat ait été ou non conclu. La loi no 98-389 du 19 mai 1998 relative à la responsabilité du fait des produits défectueux, entrée en vigueur le 22 mai, a transposé cette directive, sous le titre IV bis du livre III du code civil intitulé « De la responsabilité du fait des produits défectueux », aux articles 1386-1 à 1386-18, devenus 1245 à 1245-17 de ce code par l’effet de l’ordonnance no 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations.

La Cour de cassation a été saisie du cas d’un agriculteur qui invoquait avoir, en 2004, lors de l’ouverture d’une cuve de traitement d’un pulvérisateur, accidentellement inhalé les vapeurs d’un herbicide qu’il avait acquis auprès d’une coopérative agricole, commercialisé sous le nom de « Lasso » par la société Monsanto Agriculture France, jusqu’à son retrait du marché en 2007 et qui avait assigné cette société, aux droits de laquelle se trouve la société Monsanto, en réparation de son préjudice corporel.

Elle a, d’abord, eu à se prononcer sur l’application de ce régime de responsabilité au litige.

Un premier arrêt de cour d’appel a confirmé le jugement qui avait retenu la responsabilité de la société Monsanto sur le fondement de la responsabilité délictuelle.

Par un arrêt rendu en formation élargie (Ch. mixte, 7 juillet 2017, pourvoi no 15-25.651, Bull. 2017, Ch. mixte, no 2), la Cour de cassation a relevé d’office le moyen pris de la violation de la directive 85/374/CEE, des articles 1386-1 et suivants, devenus 1245 et suivants, du code civil, ensemble l’article 12 du code de procédure civile et des principes de primauté et d’effectivité du droit de l’Union européenne, dont la cour d’appel aurait dû examiner d’office l’applicabilité au litige.

La cour d’appel de renvoi ayant retenu la responsabilité civile de la société Monsanto sur le fondement des textes portant transposition de la directive précitée, la Cour de cassation, saisie du pourvoi de cette société, a été amenée à se prononcer sur les conditions de la responsabilité civile du fait des produits défectueux.

Par l’arrêt rendu le 21 octobre 2020 (1re Civ., 21 octobre 2020, pourvoi no 19-18.689, publié au Bulletin), elle a rejeté le pourvoi, après avoir répondu à différents moyens sur la mise en circulation du produit (1), sur la notion de personne assimilée au producteur (2), sur le lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage (3), et sur les causes d’exonération de responsabilité (4).

1 – La date de mise en circulation (premier moyen)

Aux termes de l’article 1245-4 du code civil : « Un produit est mis en circulation lorsque le producteur s’en est dessaisi volontairement. Un produit ne fait l’objet que d’une seule mise en circulation. »

La mise en circulation n’est définie ni par la directive ni par la loi. Selon la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), l’article 11 de la directive « doit être interprété en ce sens qu’un produit est mis en circulation lorsqu’il est sorti du processus de fabrication mis en œuvre par le producteur et qu’il est entré dans un processus de commercialisation dans lequel il se trouve en l’état offert au public aux fins d’être utilisé ou consommé » (CJCE, arrêt du 9 février 2006, O’Byrne, C-127/04).

L’arrêt du 21 octobre 2020 ici commenté rappelle que « la date de mise en circulation du produit qui a causé le dommage s’entend, dans le cas de produits fabriqués en série, de la date de commercialisation du lot dont il faisait partie » (1re Civ., 22 novembre 2017, pourvoi no 16-24.719), et que la mise en circulation du produit correspond à son entrée dans le processus de commercialisation. Il approuve ensuite la cour d’appel de s’être attachée aux effets de l’absence d’élément de preuve relatif à un stockage du produit par la société Monsanto, en énonçant que, dès lors que celui-ci, acquis par l’agriculteur en avril 2004, avait été livré en juillet 2002 à la coopérative agricole par la société Monsanto France, la société Monsanto devait établir qu’il avait été mis en circulation avant le 22 mai 1998, date d’entrée en vigueur de la loi de transposition, et qu’en l’absence de preuve d’un stockage de longue durée du produit, la cour d’appel avait pu retenir que le produit avait été mis en circulation par son producteur postérieurement à cette date.

2– La notion de « personne assimilée au producteur » (deuxième moyen)

Selon l’article 1386-6, alinéa 2, devenu 1245-5, alinéa 2, du code civil, transposant l’article 3 de la directive précitée : « Est assimilée à un producteur pour l’application du présent titre toute personne agissant à titre professionnel : 1o) Qui se présente comme producteur en apposant sur le produit son nom, sa marque ou un autre signe distinctif. »

La cour d’appel s’est livrée à une analyse très précise de l’étiquette figurant sur le conditionnement du produit. Après avoir constaté que, sur celui-ci, figuraient les mentions « Fabriqué en Belgique », « Monsanto Europe SA » et « Marque déposée de Monsanto Company USA », ce qui prêtait à une certaine confusion sur le producteur, elle a relevé que l’étiquette mettait en avant le fait que le produit « Lasso », terme écrit en gros caractères blancs sur noir, était un désherbant sélectif du maïs grain, semence et fourrage, du soja, avec la mention « un herbicide Monsanto », suivie de « siège social Monsanto Agriculture France SAS » avec l’adresse de la société à Lyon et le numéro d’inscription au registre du commerce et des sociétés de Lyon.

Ayant ainsi fait ressortir que la société Monsanto se présentait comme le producteur sur l’étiquette du produit, la cour d’appel avait pu en déduire que la société Monsanto Agriculture France devait être assimilée au producteur.

3– Le lien de causalité (troisième et quatrième moyens)

Il résulte de l’article 1245-8 du code civil qu’il appartient à la victime d’établir le lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage.

La question du lien de causalité est délicate et l’arrêt précise les différentes étapes du raisonnement :

3-1 L’imputabilité du dommage au produit (le troisième moyen)

Le demandeur devait d’abord établir que le dommage était imputable au moins pour partie au produit (1re Civ., 29 mai 2013, pourvoi no 12-20.903, Bull. 2013, I, no 116), par tout moyen, y compris par des présomptions ou indices graves, précis et concordants (1re Civ., 22 mai 2008, pourvoi no 06-10.967, Bull. 2008, I, no 149 ; 1re Civ., 20 septembre 2017, pourvoi no 16-19.643, Bull. 2017, I, no 193).

La cour d’appel s’est fondée sur différentes pièces versées aux débats relatives aux conditions d’intoxication de l’agriculteur, aux troubles présentés par celui-ci ayant conduit à son hospitalisation et aux recherches effectuées durant celle-ci sur la toxicité du « Lasso », pour admettre qu’un lien était établi entre l’inhalation du produit et le dommage survenu. Ayant ainsi estimé, dans l’exercice de son pouvoir souverain d’appréciation et sans présumer l’existence d’un lien causal, que ces éléments de preuve constituaient des indices graves, précis et concordants, elle avait pu en déduire qu’un tel lien était établi.

3-2 Le défaut du produit (les deux premières branches du quatrième moyen)

Selon l’article 1245-3 du code civil, « Un produit est défectueux au sens du présent titre lorsqu’il n’offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre.

Dans l’appréciation de la sécurité à laquelle on peut légitimement s’attendre, il doit être tenu compte de toutes les circonstances et notamment de la présentation du produit, de l’usage qui peut en être raisonnablement attendu et du moment de sa mise en circulation. »

L’arrêt du 21 octobre 2020 approuve la cour d’appel d’avoir retenu l’existence d’un défaut du produit, après avoir constaté qu’en raison d’un étiquetage ne respectant pas la réglementation applicable et de l’absence de mise en garde sur la dangerosité olfactive du produit et sur la nécessité de porter un appareil de protection respiratoire et de prendre certaines précautions d’usage lors de travaux sur ou dans des cuves et réservoirs contenant ou ayant contenu du chlorobenzène, le produit ne présentait pas la sécurité à laquelle on pouvait légitimement s’attendre.

3-3 Le lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage (les dernières branches du quatrième moyen)

La preuve du lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage peut être apportée par tout moyen et notamment par des présomptions ou indices graves, précis et concordants. Un lien causal ne peut cependant être déduit de la seule implication du produit dans la réalisation du dommage (1re Civ., 27 juin 2018, pourvoi no 17-17.469, Bull. 2018, I, no 119 ; 1re Civ., 29 mai 2013, pourvoi no 12-20.903, Bull. 2013, I, no 116).

La Cour de cassation a estimé, en procédant à un contrôle léger, que, faisant suite aux énonciations de l’arrêt attaqué sur l’origine des troubles présentés par l’agriculteur et sur le défaut du produit, les constatations de la cour d’appel sur l’inhalation accidentelle et sur les insuffisances de la notice d’information ne faisant apparaître ni la nécessité d’éviter l’inhalation de vapeurs et de réaliser en appareil clos toute opération industrielle, ni celle de porter, dans ce cas, un appareil de protection respiratoire et de procéder aux précautions d’usage évoquées, permettaient de déduire l’existence d’un lien causal entre le défaut et le dommage subi.

4– Les causes d’exonération (cinquième moyen)

4-1 La méconnaissance du défaut par le producteur (deux premières branches)

Selon l’article 1245-10 du code civil, « Le producteur est responsable de plein droit à moins qu’il ne prouve : […]

4o) Que l’état des connaissances scientifiques et techniques, au moment où il a mis le produit en circulation, n’a pas permis de déceler l’existence du défaut. »

La Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que « pour pouvoir se libérer de sa responsabilité […], le producteur d’un produit défectueux doit établir que l’état objectif des connaissances techniques et scientifiques, en ce compris son niveau le plus avancé, au moment de la mise en circulation du produit en cause, ne permettait pas de déceler le défaut de celui-ci » (CJCE, arrêt du 29 mai 1997, Commission / Royaume-Uni, C-300/95) et précisé que « les cas limitativement énumérés dans lesquels le producteur peut s’exonérer de sa responsabilité devaient faire l’objet d’une interprétation stricte » (CJCE, arrêt du 10 mai 2001, Henning Veedfald contre Århus Amtskommune, C-203/99).

L’arrêt du 21 octobre 2020 approuve la cour d’appel d’avoir jugé que la société ne pouvait bénéficier de cette exonération de responsabilité après avoir relevé que les réglementations sur le fondement desquelles l’existence d’un défaut avait été retenue ainsi qu’une fiche toxicologique dressée par l’Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS) en 1997 établissaient qu’en juillet 2002 la société Monsanto Agriculture France avait toute latitude pour connaître le défaut lié à l’étiquetage du produit et à l’absence de mise en garde sur la dangerosité particulière des travaux.

4-2 La faute de la victime (troisième branche)

L’article 1245-12 du code civil ajoute que « La responsabilité du producteur peut être réduite ou supprimée, compte tenu de toutes les circonstances, lorsque le dommage est causé conjointement par un défaut du produit et par la faute de la victime ou d’une personne dont la victime est responsable. »

Cette cause exonératoire a également été écartée par la cour d’appel. Celle-ci ayant retenu que si, comme l’invoquait la société Monsanto, l’agriculteur ne portait pas de protection destinée à éviter un contact du produit sur le visage, en tout état de cause, une telle protection aurait été inefficace en cas d’inhalation, en l’absence d’appareil de protection respiratoire, de sorte qu’elle avait pu en déduire que la faute alléguée de l’agriculteur était sans lien de causalité avec le dommage.

Responsabilité contractuelle – Obligation de sécurité – Caractère – Obligation de résultat – Applications diverses – Maintenance d’une porte automatique d’accès à un parking

3e Civ., 5 novembre 2020, pourvoi nº 19-10.857, publié au Bulletin, rapport de M. Bech et avis de M. Cardini

Celui qui est chargé de la maintenance d’une porte automatique d’accès à un parking est tenu d’une obligation de résultat en ce qui concerne la sécurité de l’appareil.

Dans le souci de préserver la sécurité des personnes et de garantir la réparation des dommages corporels, la Cour de cassation a introduit une obligation accessoire de sécurité inhérente à certains contrats.

Par un arrêt du 21 novembre 1911, Cie générale transatlantique, rendu en matière de transport maritime, la Cour de cassation a décidé que « l’exécution du contrat de transport comporte […] l’obligation de conduire le voyageur sain et sauf à destination ».

Cette obligation de sécurité a connu une expansion significative dans des domaines divers, par exemple, la vente (1re Civ., 17 janvier 1995, no 93-13.075, Bull. 1995, I, no 43), l’organisation d’activités sportives (1re Civ., 22 mai 2008, no 07-10.903 ; 1re Civ., 22 janvier 2009, no 07-21.843 ; 1re Civ., 25 janvier 2017, pourvoi no 16-11.953, Bull. 2017, I, no 26).

L’intensité de cette obligation varie.

Lorsqu’elle est dite de moyens, il appartient au créancier de l’obligation de rapporter la preuve de la faute du débiteur qui est seulement tenu d’apporter les soins et diligences normalement nécessaires pour atteindre un certain but.

Lorsqu’il est tenu à une obligation de résultat, le débiteur doit apporter la prestation promise. À défaut, il lui appartiendra, pour s’exonérer de sa responsabilité, de rapporter la preuve d’un cas de force majeure.

En l’espèce, un locataire, grièvement blessé au poignet en tentant de refermer manuellement la porte automatique d’accès à un parking qui n’avait pas fonctionné, a assigné en indemnisation le propriétaire de l’immeuble et son assureur.

Cet assureur, condamné à réparer les préjudices subis par la victime, a recherché la garantie de la société chargée de la maintenance de la porte automatique.

Retenant que l’obligation de sécurité pesant sur la société chargée de l’entretien de la porte était de moyens, « s’agissant des avaries survenant entre deux visites et sans lien avec l’une de ces visites », la cour d’appel a rejeté cette demande en l’absence de preuve de faute du prestataire.

L’assureur du propriétaire de l’immeuble a formé un pourvoi incident en soutenant que l’obligation de sécurité pesant sur celui qui est chargé de la maintenance d’une porte automatique de garage est de résultat.

En l’occurrence, nul doute qu’un mécanisme de porte automatique de garage est susceptible de porter atteinte à l’intégrité physique des personnes. D’ailleurs, la partie réglementaire du code de la construction et de l’habitation consacre une section à la sécurité des portes automatiques de garage et impose aux propriétaires d’un bâtiment ou groupe de bâtiments d’habitation équipés de telles portes de les faire entretenir et vérifier périodiquement aux termes de contrats écrits (article R. 125-5 du code de la construction et de l’habitation).

Par l’arrêt commenté, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a accueilli le pourvoi en énonçant le principe suivant : « celui qui est chargé de la maintenance d’une porte automatique d’accès à un parking est tenu d’une obligation de résultat en ce qui concerne la sécurité de l’appareil ».

Ce faisant, la Cour de cassation a étendu au professionnel chargé de la maintenance d’une porte automatique de garage la solution retenue pour le prestataire chargé de l’entretien des ascenseurs.

La première chambre civile a, en effet, jugé que celui qui est chargé de réparer un ascenseur est tenu d’une obligation de résultat, en ce qui concerne la sécurité de l’appareil (1re Civ., 15 juillet 1999, pourvoi no 96-22.796, Bull. 1999, I, no 238). La troisième chambre civile a conforté cette jurisprudence dans les mêmes termes (3e Civ., 1er avril 2009, pourvoi no 08-10.070, Bull. 2009, III, no 71 ; S. Hocquet-Berg, « Chute d'un locataire montant dans un ascenceur », Responsabilité civile et assurances no 5, mai 2009, comm. 142 ; B. Vial-Pedroletti, « Chute due à un ascenseur : obligation de résultat à la charge du bailleur et de la société chargée de l’entretien de l’ascenseur », Loyers et Copropriété no 6, juin 2009, comm. 139).

Cette obligation de sécurité de résultat pèse sur les prestataires chargés de la maintenance des portes automatiques de garage, même entre deux visites de contrôle.

F. Procédure civile et organisation des professions

1. Action en justice

Procédure civile – Notification – Signification – Acte d’huissier de justice – Acte ne satisfaisant pas aux exigences des articles 655 à 659 du code de procédure civile – Effet

2e Civ., 1er octobre 2020, pourvoi nº 18-23.210, publié au Bulletin, rapport de M. Cardini et avis de M. Aparisi

Il résulte de la combinaison des articles 14, 471 et 655 à 659 du code de procédure civile et de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales que lorsqu’une partie, citée à comparaître par acte d’huissier de justice, ne comparaît pas, le juge, tenu de vérifier que cette partie a été régulièrement appelée, doit vérifier que l’acte fait mention des diligences prévues, selon les cas, aux articles 655 à 659 susvisés. À défaut pour l’acte de satisfaire à ces exigences, le juge ordonne une nouvelle citation de la partie défaillante.

L’huissier de justice chargé de citer une partie en justice est tenu d’accomplir un certain nombre de diligences qui doivent être mentionnées dans le procès-verbal qu’il dresse, que ce soit notamment pour vérifier que le destinataire de l’acte demeure bien à l’adresse indiquée (article 656 du code de procédure civile : « Si personne ne peut ou ne veut recevoir la copie de l’acte et s’il résulte des vérifications faites par l’huissier de justice, dont il sera fait mention dans l’acte de signification, que le destinataire demeure bien à l’adresse indiquée, la signification est faite à domicile […] ») ou pour rechercher celui-ci (article 659, alinéa 1, du code de procédure civile : « Lorsque la personne à qui l’acte doit être signifié n’a ni domicile, ni résidence, ni lieu de travail connus, l’huissier de justice dresse un procès-verbal où il relate avec précision les diligences qu’il a accomplies pour rechercher le destinataire de l’acte »), l’emploi du pluriel (« des vérifications », « les diligences ») étant, à cet égard, significatif (La signification des actes de procédure par les huissiers de justice, BICC, 1er décembre 2007, no 672, p. 12 et p. 14).

Nulle partie ne pouvant, aux termes de l’article 14 du code de procédure civile, être jugée sans avoir été entendue ou appelée, le juge est tenu, pour sa part, de vérifier que la partie non comparante a été régulièrement appelée (3e Civ., 10 mai 1989, pourvoi no 87-16.761, Bull. 1989, III, no 107 ; Soc., 4 octobre 1989, pourvoi no 88-40.308, Bull. 1989, V, no 566 ; 2e Civ., 19 mai 1998, pourvoi no 96-11.348, Bull. 1998, II, no 155 ; 3e Civ., 18 juin 2008, pourvoi no 07-13.117, Bull. 2008, III, no 105).

Par ailleurs, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le « droit à un tribunal » comporte plusieurs aspects, dont le droit d’accès et l’égalité des armes, qui exige un juste équilibre entre les parties. Ces principes s’appliquant également dans le domaine particulier de la signification et de la notification des actes judiciaires aux parties (CEDH, arrêt du 31 mai 2007, Miholapa c. Lettonie, no 61655/00, § 23 ; CEDH, arrêt du 8 janvier 2013, S. C. Raisa M. Shipping S. R. L. c. Roumanie, no 37576/05, § 29). La Cour européenne en déduit que « les tribunaux doivent faire tout ce que l’on peut raisonnablement attendre d’eux pour citer les requérants et s’assurer que ces derniers sont au courant des procédures auxquelles ils sont parties » (CEDH, arrêt du 8 janvier 2013, S.C. Raisa M. Shipping S.R.L. c. Roumanie, nº 37576/05, § 30).

Cependant, le juge n’a pas le pouvoir de relever d’office l’exception de procédure tirée de l’insuffisance des investigations portées par l’huissier de justice dans son acte (2e Civ., 20 mars 2003, pourvoi nº 01-03.218, Bull. 2003, II, nº 71), s’agissant d’une nullité pour vice de forme subordonnée, en application de l’article 114, alinéa 2, du code de procédure civile, à la démonstration d’un grief (« La nullité ne peut être prononcée qu’à charge pour l’adversaire qui l’invoque de prouver le grief que lui cause l’irrégularité, même lorsqu’il s’agit d’une formalité substantielle ou d’ordre public »).

Sans revenir sur cette dernière jurisprudence, l’arrêt de la deuxième chambre civile du 1er octobre 2020 vient ici préciser l’office du juge en énonçant, au visa des articles 14, 471 et 655 à 659 du code de procédure civile, interprétés à la lumière de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, que celui-ci, tenu de s’assurer que la partie non comparante a été régulièrement appelée, doit vérifier que l’acte fait mention des diligences prévues, selon les cas, aux articles 655 à 659 du même code et, qu’à défaut pour l’acte de satisfaire à ces exigences, il ordonne une nouvelle citation de la partie défaillante.

2. Appel civil

Appel civil – Appelant – Conclusions – Dispositif – Appelant n’ayant conclu ni à l’infirmation ni à l’annulation du jugement – Portée

2e Civ., 17 septembre 2020, pourvoi nº 18-23.626, publié au Bulletin, rapport de Mme Lemoine et avis de M. Girard

Il résulte des articles 542 et 954 du code de procédure civile que lorsque l’appelant ne demande, dans le dispositif de ses conclusions, ni l’infirmation ni l’annulation du jugement, la cour d’appel ne peut que confirmer le jugement.

L’application immédiate de cette règle de procédure, qui résulte de l’interprétation nouvelle d’une disposition au regard de la réforme de la procédure d’appel avec représentation obligatoire issue du décret nº 2017-891 du 6 mai 2017 et qui n’a jamais été affirmée par la Cour de cassation dans un arrêt publié, dans les instances introduites par une déclaration d’appel antérieure à la date du présent arrêt, aboutirait à priver les appelants du droit à un procès équitable.

En conséquence, se trouve légalement justifié l’arrêt d’une cour d’appel qui infirme un jugement sans que cette infirmation n’ait été demandée dès lors que la déclaration d’appel est antérieure au présent arrêt.

Par un arrêt rendu le 17 septembre 2020 (2e Civ., 17 septembre 2020, pourvoi no 18-23.626, publié au Bulletin), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation s’est prononcée sur deux questions nouvelles portant, pour la première, sur le contenu des conclusions dans la procédure d’appel avec représentation obligatoire telle qu’issue du décret no 2017-891 du 6 mai 2017 relatif aux exceptions d’incompétence et à l’appel en matière civile et, pour la seconde, sur l’exécution des mesures conservatoires pratiquées dans le lieu d’habitation du débiteur.

S’agissant, d’abord, de la procédure d’appel avec représentation obligatoire, la deuxième chambre civile a jugé qu’il résulte des articles 542 et 954 du code de procédure civile que lorsque l’appelant ne demande dans le dispositif de ses conclusions ni l’infirmation ni l’annulation du jugement, la cour d’appel ne peut que confirmer le jugement.

Selon l’article 954 du code de procédure civile, la cour d’appel ne statue que sur les prétentions énoncées au dispositif des conclusions. Or, dès lors qu’en application de l’article 542 du code de procédure civile, l’appel tend, par la critique du jugement rendu par une juridiction du premier degré, à sa réformation ou à son annulation par la cour d’appel, constitue une prétention en appel, sur laquelle la cour d’appel doit statuer dans le dispositif de son arrêt, la demande par laquelle l’appelant sollicite l’infirmation, en vue de leur réformation, des chefs du jugement critiqués ou l’annulation du jugement.

La deuxième chambre civile de la Cour de cassation déduit de la combinaison de ces règles que la cour d’appel ne peut, selon le cas, réformer ou anéantir la décision déférée que si elle est saisie de conclusions d’appelant dont le dispositif précise s’il est sollicité l’infirmation des chefs de jugement expressément critiqués ou l’annulation de ce jugement. Or, la cour d’appel ne peut statuer sur les aspects du litige tranchés par le jugement qu’en raison de son infirmation ou son annulation préalable. À défaut, elle ne peut que le confirmer.

Cette règle de procédure, qui résulte de l’interprétation nouvelle d’une disposition au regard de la réforme de la procédure d’appel avec représentation obligatoire issue du décret no 2017-891 du 6 mai 2017 relatif aux exceptions d’incompétence et à l’appel en matière civile, tendant notamment à faire coïncider le dispositif des conclusions avec le dispositif de l’arrêt réclamé, n’a jamais été affirmée par la Cour de cassation dans un arrêt publié (2e Civ., 31 janvier 2019, pourvoi no 18-10.983). Une application immédiate de cette règle nouvelle à des litiges antérieurs à sa formulation était susceptible de porter atteinte au principe de sécurité juridique, et par là même aux exigences de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

C’est pourquoi, afin de ne pas priver les appelants du droit à un procès équitable, l’arrêt commenté décide que cette règle de procédure n’est pas applicable dans les instances introduites par une déclaration d’appel antérieure à la date de l’arrêt, soit le 17 septembre 2020, et n’a donc pas été appliquée par la deuxième chambre civile au litige qui lui était soumis.

S’agissant, ensuite, de l’exécution des mesures conservatoires, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a retenu que le droit, à valeur constitutionnelle, au respect de la vie privée et à l’inviolabilité du domicile, également consacré par l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, exclut que de telles mesures puissent être pratiquées dans un lieu affecté à l’habitation du débiteur par le créancier sans une autorisation donnée par un juge.

La deuxième chambre civile a décidé, en conséquence, qu’à défaut d’une autorisation donnée par le juge de l’exécution en application de l’article R. 121-24 du code des procédures civiles d’exécution, une mesure conservatoire pratiquée dans un lieu affecté à l’habitation du débiteur doit être annulée.

Cette analyse, qui permet une protection renforcée du domicile du débiteur, trouve son fondement tant dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel (Cons. const., 5 avril 2019, décision no 2019-772 QPC, M. Sing Kwon C. et autre [Visite des locaux à usage d’habitation par des agents municipaux]) que dans celle de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, arrêt du 16 mai 2019, Halabi c. France, no 66554/14).

Elle s’impose en dépit de la possibilité, pour le créancier, d’exécuter une mesure conservatoire sans autorisation préalable du juge dès lors qu’il se prévaut d’un titre exécutoire ou d’une décision de justice qui n’a pas encore force exécutoire, prévue par l’article L. 511-2 du code des procédures civiles d’exécution, et de l’absence de disposition régissant l’entrée dans le lieu d’habitation du débiteur pour exécuter une mesure conservatoire. L’article L. 142-3 du code des procédures civiles d’exécution, qui est la seule disposition organisant l’entrée dans un domicile et qui prévoit la délivrance préalable d’un commandement de payer ainsi que la justification par l’huissier de justice qu’il détient un titre exécutoire n’est, en effet, manifestement pas applicable aux mesures conservatoires pour lesquelles doit être ménagé un effet de surprise.

Cette solution permet également de concilier le droit au respect de la vie privée et à l’inviolabilité du domicile avec le droit à l’exécution des décisions de justice, de même valeur, qui peut lui-même être exercé dès lors que les conditions légales de la mesure conservatoire sont réunies et que le juge de l’exécution a donné sur simple requête une autorisation pour pénétrer dans le domicile du débiteur. S’agissant de la mise en œuvre de droits et libertés fondamentaux, la solution est immédiatement applicable.

Fonds de garantie – Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante – Victime de l’amiante – Action en justice contre le Fonds – Modalités – Saisine de la cour d’appel – Demande – Pièces justificatives – Recevabilité – Communication – Délai – Inobservation – Portée

2e Civ., 26 novembre 2020, pourvoi nº 18-22.069, publié au Bulletin, rapport de Mme Guého et avis de M. Grignon Dumoulin

Les dispositions des articles 27, 28 et 29 du décret nº 2001-963 du 23 octobre 2001, qui fixent au demandeur à une action contre le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA) un délai pour déposer ses pièces et documents justificatifs et au FIVA un délai pour transmettre le dossier, n’imposent pas à la cour d’appel d’écarter des débats les pièces produites à l’expiration de ces délais lorsqu’il est établi que la partie destinataire de la communication a été mise, en temps utile, en mesure de les examiner, de les discuter et d’y répondre.

En conséquence, viole ces textes la cour d’appel qui déclare irrecevables les pièces produites par le demandeur au seul motif qu’elles n’ont pas été remises dans le délai imparti d’un mois.

Poursuivant l’objectif d’accélérer et de simplifier l’indemnisation des victimes de l’amiante (v. rapport fait par M. C. Evin au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2001 [no 2606], tome II), l’article 53 de la loi no 2000-1257 du 23 décembre 2000 de financement de la sécurité sociale a institué une procédure dont les règles, largement dérogatoires au droit commun, ont été précisées par le décret no 2001-963 du 23 octobre 2001 relatif au Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante.;

La demande est présentée directement au Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA), lequel dispose d’un délai bref, de six mois, pour présenter une offre d’indemnisation lorsque sont établis la réalité de l’exposition à l’amiante et son lien avec la maladie. Le demandeur ne dispose du droit d’action en justice contre le FIVA que si aucune offre ne lui a été présentée dans ce délai, si sa demande d’indemnisation a été rejetée ou s’il n’a pas accepté l’offre qui lui a été faite (article 53, V, alinéa 1, de la loi no 2000-1257 du 23 décembre 2000 précitée). Cette action, qui est exercée devant la cour d’appel (article 24 du décret no 2001-963 du 23 octobre 2001 précité), n’est pas soumise aux dispositions du code de procédure civile relatives à la juridiction du second degré mais est engagée, instruite et jugée selon des règles spécifiques (article 26 du même décret).

En particulier, comme le rappelle à nouveau la Cour de cassation dans l’arrêt commenté, l’article 27 du décret précité prévoit que lorsque la déclaration écrite du demandeur exerçant, devant la cour d’appel, une action contre le FIVA ne contient pas l’exposé des motifs invoqués, le demandeur doit déposer cet exposé dans le mois qui suit le dépôt de la déclaration, à peine d’irrecevabilité de la demande. Selon l’article 28, les pièces et documents justificatifs produits par le demandeur doivent être mentionnés dans la déclaration ou l’exposé des motifs et être remis au greffe de la cour d’appel en même temps que la déclaration ou l’exposé des motifs considérés.

La deuxième chambre civile de la Cour de cassation a déduit de ces derniers textes qu’étaient irrecevables les pièces et documents justificatifs du demandeur qui n’avaient pas été déposés au greffe en même temps que la déclaration ou l’exposé des motifs ou qui avaient été déposés postérieurement au délai d’un mois prescrit (2e Civ., 13 septembre 2007, pourvoi no 06-20.337, Bull. 2007, II, no 217 ; 2e Civ., 10 avril 2008, pourvoi no 07-15.580).

Les termes mêmes des articles 27 et 28 du décret précité n’imposaient pas une telle interprétation, le premier de ces textes prévoyant l’irrecevabilité de la demande dans le seul cas de non-respect du délai d’un mois pour déposer l’exposé des motifs. Ainsi, la deuxième chambre civile, appliquant une méthode d’interprétation fondée sur l’intention du législateur, a, en combinant les deux dispositions, fait oeuvre créatrice afin de préserver l’objectif de célérité de la procédure.

Cette jurisprudence présentait cependant l’inconvénient de contraindre le demandeur à déposer toutes ses pièces justificatives dès l’introduction de son recours, sans connaître l’argumentation qui serait développée par le FIVA, et de lui interdire d’y répondre en produisant, le cas échéant, les documents pertinents.

Plusieurs cours d’appel, se fondant sur le respect du principe de la contradiction, ont déclaré recevables des pièces produites par le demandeur au-delà du délai imparti d’un mois. Leurs décisions ont été censurées par la Cour de cassation qui, consolidant sa jurisprudence, a jugé que les dispositions réglementaires en cause, fixant en droit interne les conditions de recevabilité du recours devant la cour d’appel et l’admissibilité des preuves, ne méconnaissaient pas les exigences de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales au regard du droit à un procès équitable (2e Civ., 8 janvier 2009, pourvoi no 08-14.127, Bull. 2009, II, no 2 ; voir aussi, 2e Civ., 15 mai 2008, pourvoi no 07-16.452 ; 2e Civ., 12 mai 2011, pourvoi no 10-19.020 ; 2e Civ., 8 mars 2018, pourvoi no 17-14.463).

Dans certaines situations, l’application de cette jurisprudence se conciliait difficilement avec le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime et celui, corrélatif, de l’imputation poste par poste du recours des tiers payeurs. Aussi la Cour de cassation y avait-elle apporté un tempérament dans l’hypothèse où les pièces concernées étaient relatives aux débours des tiers payeurs (2e Civ., 12 mai 2011, pourvoi no 10-19.022 ; 2e Civ., 30 juin 2011, pourvoi no 10-23.596). En revanche, elle avait, postérieurement, censuré un arrêt qui avait déclaré recevables des pièces relatives aux revenus et indemnités journalières perçus par le demandeur et que la cour d’appel estimait indispensables pour statuer sur les prétentions dont elle était saisie (2e Civ., 15 décembre 2011, pourvoi no 11-10.193).

La Cour de cassation n’avait cependant jamais eu à se prononcer expressément sur la compatibilité des articles 27 et 28 du décret du 23 octobre 2001 précité, tels qu’interprétés par elle dans les termes de la jurisprudence rappelée supra, avec le principe de l’égalité des armes, qui est l’une des composantes du droit à un procès équitable garanti par l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Saisie de cette question, elle a, par l’arrêt commenté, en relevant un moyen d’office, procédé à un revirement de jurisprudence dont les raisons sont rendues explicites par une motivation en forme développée.

L’article 29 du décret du 23 octobre 2001 précité prévoit en effet que dans le mois de la notification de la déclaration de recours par le greffe, le FIVA doit transmettre à celui-ci le dossier. Ce délai n’étant assorti d’aucune sanction, le FIVA peut produire des pièces à tout moment. Dès lors, juger qu’à l’inverse c’est à peine d’irrecevabilité que le demandeur est astreint à produire ses pièces dans le délai d’un mois suivant le dépôt de sa déclaration, aboutit, en méconnaissance des principes dégagés par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), à placer ce dernier dans une « situation de net désavantage par rapport à son adversaire » en matière d’administration de la preuve (voir, CEDH, arrêt du 19 septembre 2017, Régnier c. République tchèque, no 35289/11 ; CEDH, arrêt du 23 mai 2016, Avotinš c. Lettonie, no 17502/07 ; CEDH, arrêt du 27 octobre 1993, Dombo Beheer B. V. c. Pays-Bas, no 14448/88).

Ce revirement est, en outre, justifié par le respect du principe de la contradiction auquel celui de l’égalité des armes est étroitement lié. Il implique, en effet, que l’auteur du recours ait la faculté de répliquer de manière appropriée à l’argumentation et aux pièces du FIVA, en produisant lui-même de nouvelles pièces s’il y a lieu.

Ainsi, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation retient désormais qu’une cour d’appel n’est pas tenue d’écarter des débats les pièces produites par l’auteur du recours ou par le FIVA à l’expiration du délai d’un mois qui leur est imparti par les articles 27 et 29 du décret du 23 octobre 2001 précité. Pour autant, la cour d’appel saisie du recours devra s’assurer que chacune des parties a été mise en mesure, en temps utile, d’examiner les pièces adverses, de les discuter et d’y répondre. La condition, ainsi posée, décline dans la situation considérée celle fixée par l’arrêt du 5 décembre 2014 de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation pour la communication des pièces entre les parties prévue par l’article 906 du code de procédure civile (Ass. plén., 5 décembre 2014, pourvoi no 13-19.674, Bull. 2014, Ass. plén., no 3).

On soulignera, enfin, que l’objectif de célérité de la procédure d’indemnisation des victimes de l’amiante n’est pas méconnu puisqu’il demeure solidement assuré par l’application de l’article 30 du décret du 23 octobre 2001 selon lequel le premier président de la cour d’appel fixe les délais dans lesquels les parties à l’instance doivent se communiquer leurs observations écrites et en déposer copie au greffe de la cour et détermine la date des débats.

3. Compétence

Outre-mer – Nouvelle-Calédonie – Élections – Liste électorale – Liste électorale spéciale à la consultation sur l’accession de la Nouvelle-Calédonie à la pleine souveraineté – Régularité – Recours contentieux – Article L. 20 du code électoral – Saisine du tribunal judiciaire – Membre de la commission administrative spéciale – Recevabilité (non)

2e Civ., 1er octobre 2020, pourvoi no 20-60.249, publié au Bulletin, rapport de M. Talabardon et avis de Mme Nicolétis

Nul ne pouvant être juge et partie, les membres de la commission administrative spéciale instituée par le II de l’article 189 de la loi nº 99-209 organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, qui ont statué en matière de révision de la liste électorale spéciale à l’élection des membres du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie, prévue au I du même texte, ne peuvent saisir le tribunal de contestations élevées contre les décisions de cette commission.

Viole les articles L. 20 et R. 225 du code électoral le tribunal qui déclare recevable la demande de radiation d’un électeur de cette liste électorale spéciale, formée par des tiers électeurs dont il ressortait d’éléments de la procédure qu’ils étaient membres de la commission administrative spéciale ayant procédé à l’inscription contestée.

Par cet arrêt, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a jugé que, nul ne pouvant être juge et partie, les membres de la commission administrative spéciale instituée par le II de l’article 189 de la loi no 99-209 organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie, qui ont statué en matière de révision de la liste électorale spéciale à l’élection des membres du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie, prévue au I du même texte, ne peuvent exercer un recours contentieux contre les décisions de cette commission.

Ce faisant, la Cour de cassation a appliqué à la Nouvelle-Calédonie un principe qu’elle a récemment posé dans son arrêt du 12 juin 2020 (2e Civ., 12 juin 2020, pourvoi no 20-60.143, publié au Bulletin [rejet]), selon lequel les membres de la commission de contrôle prévue par l’article L. 19 du code électoral, dans sa rédaction issue de l’ordonnance no 2019-964 du 18 septembre 2019 prise en application de la loi no 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, ne peuvent saisir le tribunal judiciaire de contestations relatives à la liste électorale sur laquelle cette commission exerce ses attributions.

L’interdiction ainsi faite aux membres des commissions administratives ayant à connaître de l’établissement et de la révision des listes électorales, soit de leur propre chef – telle la commission administrative spéciale néo-calédonienne mentionnée supra –, soit sur les recours administratifs préalables contre les décisions d’inscription et de radiation prises par le maire – telle la commission de contrôle de droit commun – de saisir la juridiction judiciaire compétente de contestations contre les décisions de ces commissions, a, certes, été établie de longue date. Elle a conduit la Cour de cassation à censurer, à de nombreuses reprises, les décisions de tribunaux statuant sur de telles contestations, après avoir admis l’intervention à l’instance d’un membre de la commission administrative concernée, qu’il se soit agi du maire de la commune – lequel, en application de l’ancien article L. 17 du code électoral, en était membre de droit (2e Civ., 11 mars 1993, pourvoi no 93-60.060, Bull. 1993, II, no 100 ; 2e Civ., 23 mai 2001, pourvoi no 01-60.556, Bull. 2001, II, no 103 ; 2e Civ., 10 mars 2004, pourvoi no 04-60.124, Bull. 2004, II, no 111) – ou de quelque autre membre que ce fût de cette commission (2e Civ., 19 mars 2014, pourvoi no 14-60.226, Bull. 2014, II, no 70).

Pour autant, cette solution trouvait une limite : le recours contentieux formé par le membre d’une telle commission ne pouvait être déclaré irrecevable si l’intéressé déclarait agir en sa seule qualité de tiers électeur. En effet, selon la jurisprudence alors en vigueur, « les membres de la commission administrative qui ont statué en matière de révision des listes électorales ne peuvent, en tant que tels, saisir le tribunal d’instance de contestations élevées contre les décisions de cette commission » (2e Civ., 14 avril 2005, pourvoi no 05-60.087, Bull. 2005, II, no 94) ; en revanche, « aucun texte n’interdit à un électeur, fût-il membre de la commission administrative, de contester devant le tribunal d’instance, en sa qualité d’électeur inscrit, l’inscription ou la radiation d’un autre électeur » (2e Civ., 16 février 1995, pourvoi no 95-60.086, Bull. 1995, II, no 58), le requérant fût-il même, par ailleurs, maire de la commune (2e Civ., 16 mars 1988, pourvoi no 88-60.140, Bull. 1988, II, no 67).

Il en découlait que lorsqu’un jugement était censuré pour avoir déclaré recevable le recours formé par un membre de la commission administrative, ès qualités, la cassation donnait lieu à renvoi devant une autre juridiction puisqu’il était loisible à l’intéressé de régulariser son action en faisant alors état, devant la juridiction de renvoi, de sa seule qualité de tiers électeur (2e Civ., 14 avril 2005, pourvoi no 05-60.087, précité).

L’arrêt commenté du 1er octobre 2020, comme celui du 12 juin 2020 (pourvoi no 20-60.143) précité, marque une évolution très substantielle de cette jurisprudence. En effet, la Cour de cassation privilégie désormais une approche objective de l’impartialité en jugeant que, dès lors qu’il ressort « des éléments de la procédure » – en d’autres termes des pièces du dossier comme des débats à l’audience – que le demandeur est membre de la commission administrative ayant eu à connaître de la situation litigieuse, il appartient au tribunal, s’il n’est pas saisi d’une fin de non-recevoir en ce sens, de relever d’office l’irrecevabilité du recours.

L’arrêt commenté censure ainsi, sur un moyen de cassation relevé d’office, le jugement du tribunal de première instance de Nouméa qui, pour déclarer recevable le recours tendant à la radiation d’un électeur de la liste électorale spéciale à l’élection des membres du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie, énonçait que « les demandeurs, présents à l’audience, ont justifié de leur qualité de tiers électeur », alors qu’il ressortait du dossier de la procédure que les intéressés avaient déclaré, dans leur requête introductive d’instance, agir en la qualité tant de « tiers électeurs de la ville de Nouméa » que de « membres des commissions administratives spéciales ».

Enfin, la cassation ainsi prononcée l’est sans renvoi. En l’absence de possibilité, pour les requérants, de régulariser leur qualité à agir, la Cour de cassation statue au fond et déclare elle-même irrecevable le recours formé par les intéressés devant le tribunal.

4. Fonds de garantie

Référé – Provision – Attribution – Conditions – Obligation non sérieusement contestable – Fonds de garantie – Actes de terrorisme et autres infractions – Caractérisation – Nécessité

2e Civ., 20 mai 2020, pourvoi nº 19-12.780, rapport de Mme Bouvier et avis de M. Gaillardot

Il résulte des articles L. 126-1 et L. 422-1 du code des assurances que la réparation intégrale des dommages résultant d’une atteinte à la personne subis par les victimes d’infractions constitutives d’actes de terrorisme, visées par l’article 421-1 du code pénal, est assurée par l’intermédiaire du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI).

Dès lors, prive sa décision de base légale une cour d’appel, statuant en matière de référé, qui déduit de ses constatations, pour condamner le FGTI à payer une provision à valoir sur l’indemnisation de préjudices d’une personne, que celle-ci a été, avec l’évidence requise en référé, victime de l’attentat, sans qu’il soit besoin que la juridiction précise la nature et les éléments matériels de l’infraction qu’elle retient comme ayant été commise au préjudice de cette victime alors qu’il lui appartenait de caractériser une infraction constitutive d’un acte de terrorisme prévue par l’article 421-1 du code pénal, ouvrant droit de manière non sérieusement contestable, au sens de l’article 809, alinéa 2, devenu 835, alinéa 2, du code de procédure civile, à l’indemnisation sollicitée du FGTI.

La question posée était celle de l’exigence de caractérisation par le juge civil de l’infraction ouvrant droit à l’indemnisation par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI) d’une victime d’un acte de terrorisme.

En effet, l’existence de l’obligation d’indemnisation du FGTI peut être appréciée par le juge civil, y compris en matière de référé, sans attendre l’issue pénale.

Au regard de l’autonomie de cette procédure d’indemnisation, à laquelle le fonds de garantie est partie, le juge civil, si les faits générateurs du dommage ont donné lieu à des poursuites pénales, n’est en effet pas tenu de surseoir à statuer jusqu’à décision définitive de la juridiction répressive et les victimes des dommages disposent, dans le délai prévu à l’article 2226 du code civil, du droit d’action en justice contre le fonds de garantie (article L. 422-3 du code des assurances).

Dans l’instance ayant donné lieu à l’arrêt commenté, le FGTI s’est pourvu contre l’arrêt d’une cour d’appel qui, statuant en référé, sur renvoi après cassation, l’avait condamné à payer à Mme B. une indemnité provisionnelle complémentaire à valoir sur l’indemnisation de son préjudice moral. Le 9 janvier 2015, un attentat à caractère antisémite a été perpétré dans le magasin Hyper Cacher, situé avenue de la Porte-de- Vincennes à Paris, lors duquel un terroriste a pris des clients en otage et tué quatre personnes avant d’être abattu par les forces de l’ordre. Mme B., qui se trouvait aux abords du magasin, a pu se réfugier deux heures durant dans sa voiture, stationnée à quelques mètres, elle a été exfiltrée sous protection policière avant l’assaut de la brigade de répression du banditisme pour libérer les otages. Inscrite sur la liste unique des victimes d’actes de terrorisme établie par le parquet près le tribunal de Paris, Mme B., qui avait reçu deux versements, à titre de provisions, de la part du FGTI, a saisi la juridiction des référés d’une demande de provision complémentaire, à valoir sur la réparation de son préjudice psychologique. Par un premier arrêt publié du 8 février 2018 (2e Civ., 8 février 2018, pourvoi no 17-10.456, Bull. 2018, II, no 26), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a censuré la décision de la cour d’appel en rappelant que la qualité de victime d’une personne inscrite sur cette liste pouvait être contestée par le FGTI, nonobstant le versement de provisions par ce fonds.

L’arrêt de la cour d’appel de renvoi est également cassé par l’arrêt publié du 20 mai 2020 pour avoir retenu qu’il ressortait de ses constatations, avec l’évidence requise en référé, que Mme B. avait été victime de l’attentat, sans qu’il soit besoin que la juridiction précise la nature et les éléments matériels de l’infraction qu’elle retient comme ayant été commise au préjudice de cette personne.

En affirmant qu’il lui appartenait, au contraire, de caractériser une infraction constitutive d’un acte de terrorisme prévue par l’article 421-1 du code pénal, la Cour de cassation s’inscrit dans la droite ligne de l’obligation à laquelle est tenu le juge civil de préciser la nature et les éléments matériels de l’infraction susceptible d’ouvrir droit à indemnisation par le FGTI, en application de l’article 706-3 du code de procédure pénale (2e Civ., 3 juillet 2014, pourvoi no 13-21.991), et de rechercher si le dommage invoqué résulte de faits présentant le caractère matériel d’une telle infraction (2e Civ., 18 mai 2017, pourvoi no 16-13.799).

En matière d’actes de terrorisme, au sens de l’article 421-1 du code pénal, il en est de même, comme le précise l’arrêt du 20 mai 2020 (2e Civ., 20 mai 2020, pourvoi no 19-12.780).

L’arrêt commenté rappelle qu’il résulte des articles L. 126-1 et L 422-1 du code des assurances que la réparation intégrale des dommages résultant d’une atteinte à la personne subis par les victimes d’infractions constitutives d’actes de terrorisme, visées par l’article 421-1 du code pénal, est assurée par le FGTI.

L’article 421-1, 1o, du code pénal précise que constituent des actes de terrorisme, lorsqu’elles sont intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur, les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne, l’enlèvement et la séquestration.

Si, en l’espèce, est établi le caractère terroriste de l’attentat commis le 9 janvier 2015 au magasin Hyper Cacher, à Paris, la juridiction des référés était tenue de rechercher si Mme B. avait été victime d’une infraction constitutive d’un acte de terrorisme, prévue par l’article 421-1 susmentionné, ouvrant droit de manière, non sérieusement contestable, au sens de l’article 809, alinéa 2, devenu 835, alinéa 2, du code de procédure civile, à une indemnisation provisionnelle par le FGTI. Sa décision est censurée, faute d’avoir procédé à cette recherche.

5. Mesures d’instruction

Mesures d’instruction – Juge chargé du contrôle – Pouvoirs – Pouvoirs des articles 166, 167 et 168 du code de procédure civile – Principe de la contradiction – Respect – Nécessité

2e Civ., 10 décembre 2020, pourvoi no 18-18.504, publié au Bulletin, rapport de Mme Jollec et avis de M. Girard

Lorsque le juge chargé du contrôle d’une mesure d’instruction exerce les pouvoirs prévus aux articles 166, 167 et 168 du code de procédure civile, il doit respecter le principe de la contradiction et statuer, les parties entendues ou appelées.

Par cet arrêt, la Cour de cassation affirme que la procédure devant le juge chargé du contrôle des mesures d’instruction, saisi de demandes fondées sur les articles 166, 167 ou 168 du code de procédure civile, est soumise au respect du principe de la contradiction, les parties devant être entendues ou appelées.

Dans l’affaire dont était saisie la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, un président d’un tribunal de grande instance avait rendu une ordonnance sur requête sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, autorisant des mesures d’instruction et désigné un huissier de justice pour y procéder. S’étant réservé le contentieux du contrôle de la mesure d’instruction, ce magistrat avait ensuite autorisé, par une ordonnance rendue sur requête, l’huissier de justice à conserver le disque dur.

À l’appui du pourvoi contre l’arrêt de la cour d’appel qui avait confirmé l’ordonnance de référé ayant rejeté les demandes de rétractation, l’auteur de ce recours faisait valoir que le juge saisi d’une difficulté d’exécution sur le fondement de l’article 168 du code de procédure civile, ne pouvait statuer par ordonnance sur requête, par nature non contradictoire. L’alinéa 2 de l’article 168 du code de procédure civile dispose, en effet, que le juge chargé du contrôle d’une mesure d’instruction statue après avoir convoqué les parties et s’il y a lieu, le technicien.

La Cour de cassation a cassé l’arrêt attaqué sur ce moyen, fondé sur les articles 16 et 168 du code de procédure civile, en lui donnant, toutefois, une plus large portée. Elle censure, en effet, l’arrêt au visa de ces textes, mais également de l’article 14 du code de procédure civile, qui énonce que toute partie doit être entendue ou appelée, et de l’article 166 du code de procédure civile, selon lequel le juge chargé de procéder à une mesure d’instruction ou d’en contrôler l’exécution peut ordonner telle autre mesure d’instruction que rendrait opportune l’exécution de celle qui a déjà été prescrite.

Le principe ainsi affirmé s’applique lors de la phase de l’exécution de la mesure d’instruction, qui est contradictoire, quand bien même cette mesure aurait été ordonnée par ordonnance sur requête.

Il en résulte que, saisi d’une demande fondée sur les articles 166, 167 ou 168 du code de procédure civile, le juge chargé du contrôle ne peut pas statuer par ordonnance sur requête, par nature non contradictoire, le fait que le contradictoire puisse être rétabli par un recours en rétractation étant, à cet égard, indifférent. L’ordonnance qu’il rend en application de l’alinéa 2 de l’article 170 du code de procédure civile, ne pourra être prise qu’à l’issue d’une procédure contradictoire.

C’est la première fois que la Cour de cassation énonce ce principe. En effet, si dans plusieurs arrêts, elle avait déjà marqué une réticence à admettre, dans cette hypothèse, le recours à l’ordonnance sur requête, par nature non contradictoire, elle ne l’avait pas condamné, pour autant, jugeant qu’en cette occurrence, seul le recours en rétractation était possible, conformément au droit commun de l’ordonnance sur requête (2e Civ., 24 avril 1989, pourvoi no 88-10.941, Bull. 1989, II, no 98 ; 2e Civ., 4 juillet 2007, pourvoi no 05-20.075).

Par un arrêt du 27 juin 2019 (2e Civ., 27 juin 2019, pourvoi no 18-12.194, publié au Bulletin), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation avait franchi un pas supplémentaire en jugeant que « La décision d’extension de la mission de l’expert désigné par un juge des référés, rendue à la demande d’une partie sollicitant le respect du principe de la contradiction par le juge du contrôle des expertises ne constitue pas, du seul fait que les parties n’ont été ni entendues ni appelées à l’instance, une ordonnance sur requête rendant l’appel immédiat de la décision irrecevable. »

L’arrêt du 10 décembre 2020 ici commenté parachève cette évolution en fermant définitivement la voie de l’ordonnance sur requête au juge du contrôle de la mesure d’instruction, saisi dans la phase d’exécution de la décision ordonnant une telle mesure.

6. Procédure civile d’exécution

Procédure civile d’exécution – Mesures conservatoires – Autorisation du juge – Nécessité – Cas – Saisie de meubles dans un local d’habitation du débiteur

2e Civ., 17 septembre 2020, pourvoi no 18-23.626, publié au Bulletin, rapport de Mme Lemoine et avis de M. Girard

Le droit, à valeur constitutionnelle, au respect de la vie privée et à l’inviolabilité du domicile, également consacré par l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, exclut qu’une mesure conservatoire puisse être pratiquée dans un lieu affecté à l’habitation du débiteur par le créancier sans une autorisation donnée par un juge.

En conséquence, une mesure conservatoire ne peut être pratiquée dans un lieu affecté à l’habitation du débiteur par le créancier sans que le juge de l’exécution l’ y ait autorisé en application de l’article R. 121-24 du code des procédures civiles d’exécution, et ce même dans l’hypothèse prévue à l’article L. 511-2 du même code dans laquelle le créancier se prévaut d’un titre exécutoire ou d’une décision de justice qui n’a pas encore force exécutoire. À défaut, une telle mesure doit être annulée.

(Voir le commentaire sous la partie Appel civil p. ….)

G. Droit pénal et procédure pénale

1. Droit pénal général

Aucun arrêt publié au Rapport en 2020.

2. Droit pénal spécial

Responsabilité pénale – Personne morale – Conditions – Fusion-absorption – Effet

Crim., 25 novembre 2020, pourvoi no 18-86.955, publié au Bulletin, rapport de Mme Fouquet et avis de M. Salomon

Il se déduit de l’article 121-1 du code pénal, interprété à la lumière de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 relative à la fusion des sociétés anonymes, codifiée en dernier lieu par la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 et de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, qu’en cas de fusion absorption d’une société par une autre société entrant dans le champ de la directive précitée, la société absorbante peut être condamnée pénalement à une peine d’amende ou de confiscation pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération.

La personne morale absorbée étant continuée par la société absorbante, cette dernière, qui bénéficie des mêmes droits que la société absorbée, peut se prévaloir de tout moyen de défense que celle-ci aurait pu invoquer.

En conséquence, le juge qui constate qu’il a été procédé à une opération de fusion absorption entrant dans le champ de la directive précitée ayant entraîné la dissolution de la société mise en cause, peut, après avoir constaté que les faits objets des poursuites sont caractérisés, déclarer la société absorbante coupable de ces faits et la condamner à une peine d’amende ou de confiscation.

Cette interprétation nouvelle, qui constitue un revirement de jurisprudence, ne s’appliquera qu’aux opérations de fusion conclues postérieurement au 25 novembre 2020, date de prononcé de l’arrêt, afin de ne pas porter atteinte au principe de prévisibilité juridique découlant de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Responsabilité pénale – Personne morale – Conditions – Fusion-absorption – Cas – Fraude à la loi – Effet

Même arrêt

En tout état de cause, quelle que soit la date de la fusion ou la nature de la société concernée, la responsabilité pénale de la société absorbante peut être engagée si l’opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale et qu’elle constitue ainsi une fraude à la loi.

La chambre criminelle de la Cour de cassation, réunie en formation solennelle, a rendu le 25 novembre 2020 un arrêt qui marque une évolution substantielle de sa jurisprudence concernant la question du transfert de la responsabilité pénale d’une personne morale en cas de fusion-absorption d’une société par une autre.

Cet arrêt est particulièrement important en ce qu’il écarte dorénavant l’analyse de l’opération de fusion-absorption consistant à assimiler la dissolution de la société absorbée au décès d’une personne physique.

Abandonnant cette conception anthropomorphique et prenant en considération la spécificité des personnes morales, il s’attache à tirer les conséquences de la réalité économique de la fusion et autorise, à certaines conditions, le transfert de la responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante.

Cette interprétation renouvelée des textes internes, permise par le droit issu de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et induite par le droit de l’Union européenne, permet d’éviter que la fusion-absorption ne fasse obstacle à la responsabilité pénale des sociétés.

1. Présentation de l’affaire et de la problématique posée

Une société mise en cause pour des faits de destruction involontaire par incendie avait été absorbée par une autre société à l’occasion d’une opération de fusion, avant d’être convoquée devant la juridiction correctionnelle pour y être jugée.

La demanderesse au pourvoi – la société absorbante intervenant à la cause – reprochait à l’arrêt de la cour d’appel attaqué d’avoir ordonné un supplément d’information afin de rechercher si l’opération de fusion-absorption n’avait pas été entachée de fraude, au motif que dans un tel cas la responsabilité pénale de la société absorbante pourrait être engagée. La requérante faisait valoir que le principe de personnalité des délits et des peines énoncé à l’article 121-1 du code pénal s’oppose à toute poursuite contre la société absorbante.

Les moyens soulevés en demande et les arguments développés en défense par les parties civiles ont amené la chambre criminelle de la Cour de cassation à distinguer trois questions (cf. §§ 13 et 14) auxquelles elle répond de façon successive :

En premier lieu, en cas de fusion entraînant l’absorption d’une société par une autre, la société absorbante peut-elle être condamnée pour des faits commis par la société absorbée avant la fusion ?

En deuxième lieu, en cas de transfert de la responsabilité pénale à la société absorbante constitutif d’un revirement de jurisprudence, convient-il d’appliquer ce nouveau principe immédiatement ou d’en différer dans le temps son application au regard du principe de prévisibilité juridique ?

En dernier lieu, et sous réserve des réponses apportées aux deux premières questions, qu’en est-il dans le cas d’une éventuelle fraude lors de l’opération de fusion-absorption ?

2. Le nouveau principe du transfert de la responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante en cas de fusion-absorption entre sociétés anonymes ou assimilées

Avant de poser ce nouveau principe (§ 35), la chambre criminelle de la Cour de cassation explique de façon particulièrement motivée et détaillée les raisons du revirement de jurisprudence (§§ 15 à 34).

2.1 La jurisprudence traditionnelle de la Cour de cassation

La chambre criminelle de la Cour de cassation jugeait jusqu’ici de manière constante que l’article 121-1 du code pénal, aux termes duquel nul n’est responsable que de son propre fait, s’opposait à ce que la société absorbante soit poursuivie pour des faits commis par la société absorbée avant l’opération de fusion (Crim., 20 juin 2000, pourvoi no 99-86.742, Bull. crim. 2000, no 237 ; Crim., 14 octobre 2003, pourvoi no 02-86.376, Bull. crim. 2003, no 189 ; Crim., 18 février 2014, pourvoi no 12-85.807).

Cette interprétation de l’article 121-1 du code pénal se fondait sur une assimilation de la situation de la personne morale absorbée à celle d’une personne physique décédée : la fusion, qui entraîne la dissolution de la société absorbée, lui faisant perdre sa personnalité juridique, doit entraîner l’extinction de l’action publique en application de l’article 6 du code de procédure pénale (extinction de l’action publique par « décès »). La société absorbante, personne morale distincte, ne saurait en conséquence être poursuivie pour les faits commis par la société absorbée.

Par ailleurs, cette interprétation de l’article 121-1 du code pénal apparaissait comme la seule permettant de respecter l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme.

Cette dernière ne s’était jusqu’ici prononcée que sur le transfert de responsabilité pénale entre personnes physiques.

Ainsi, dans un arrêt du 29 août 1997 (CEDH, arrêt du 29 août 1997, E. L., R. L. et J. O.-L. c. Suisse, no 20919/92), se fondant sur le deuxième paragraphe de l’article 6 de la Convention, elle a affirmé que le principe selon lequel la responsabilité pénale ne survit pas à l’auteur de l’acte délictueux est une règle fondamentale du droit pénal.

Elle a en conséquence jugé que la condamnation des héritiers à une amende fiscale – équivalente selon elle à une sanction pénale – pour une fraude fiscale imputée au défunt, constituait une violation de ce texte.

2.2 Une évolution en cohérence avec le double contexte jurisprudentiel européen

Dans un premier temps, une jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui n’a pas permis à elle seule une évolution du droit national (§ 17 à 18)

La Cour de justice de l’Union européenne, dans un arrêt du 5 mars 2015, a dit pour droit que :

« L’article 19, paragraphe 1, de la troisième directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978, fondée sur l’article 54, paragraphe 3, sous g), du traité et concernant les fusions des sociétés anonymes, telle que modifiée par la directive 2009/109/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 septembre 2009, doit être interprété en ce sens qu’une fusion par absorption, au sens de l’article 3, paragraphe 1, de ladite directive, entraîne la transmission, à la société absorbante, de l’obligation de payer une amende infligée par décision définitive après cette fusion pour des infractions au droit du travail commises par la société absorbée avant ladite fusion » (CJUE, arrêt du 5 mars 2015, Modelo Continente Hipermercados, C-343/13).

La Cour de justice a considéré que la responsabilité contraventionnelle résultant de faits commis antérieurement à la fusion est transmise à la société absorbante en tant qu’élément du patrimoine passif de la société absorbée. Cette solution s’impose puisqu’à défaut cette responsabilité se trouverait éteinte et les droits de l’État, qui figure parmi les tiers dont la directive précitée vise la protection des intérêts, s’en trouveraient méconnus.

Cette décision n’a cependant pas, à elle seule, amené la Cour de cassation à modifier sa jurisprudence.

En effet, si les juridictions nationales ont l’obligation d’interpréter le droit interne dans un sens conforme au droit de l’Union, c’est à la condition que cette interprétation ne les conduise pas à faire produire aux dispositions d’une directive un effet direct à l’encontre d’un particulier (CJCE, arrêt du 26 septembre 1993, Arcaro, C-168/95 ; CJCE, arrêt du 3 mai 2005, Berlusconi e. a., C-387/02, C-391/02 et C-403/02). Cette limite n’est respectée que lorsque le texte national peut être interprété dans le sens de la directive, de sorte qu’il n’est pas nécessaire de l’écarter pour donner son plein effet à cette dernière.

En application de ces principes, la Cour de cassation, dans un arrêt du 25 octobre 2016 (Crim., 25 octobre 2016, pourvoi no 16-80.366, Bull. crim. 2016, no 275), a considéré que :

  • d’une part, l’article 121-1 du code pénal ne pouvait s’interpréter, au regard notamment de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, que comme interdisant que des poursuites pénales soient engagées à l’encontre de la société absorbante pour des faits commis par la société absorbée avant que cette dernière ne perde son existence juridique par l’effet d’une fusion-absorption ;
  • d’autre part, ledit article ne pouvait être écarté comme contraire à la directive 78/855/ CEE du 9 octobre 1978 précitée puisqu’une directive ne peut pas produire un effet direct à l’encontre d’un particulier.

Dans un second temps, une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui permet, au côté de celle de la Cour de justice, une évolution du droit national (§§ 19 à 34)

Cependant, une décision récente de la Cour européenne des droits de l’homme conduit aujourd’hui la Cour de cassation à faire évoluer substantiellement sa jurisprudence.

Par une décision du 24 octobre 2019, la Cour européenne des droits de l’homme, se fondant sur la continuité économique existant entre la société absorbée et la société absorbante, en déduit que « la société absorbée n’est pas véritablement “autrui” à l’égard de la société absorbante ». Elle juge en conséquence que l’application d’une amende civile, à laquelle est applicable le volet pénal de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, à une société absorbante pour des actes restrictifs de concurrence commis avant la fusion par la société absorbée ne porte pas atteinte au principe de personnalité des peines (CEDH, décision du 24 octobre 2019, Carrefour France c. France, no 37858/14).

Cette solution autorise à abandonner l’approche anthropomorphique de l’opération de fusion-absorption, critiquable en ce que :

  • d’une part elle ne tient pas compte de la spécificité de la personne morale, qui peut changer de forme sans pour autant être liquidée ;
  • d’autre part, elle est sans rapport avec la réalité économique.

Elle ouvre la voie à une nouvelle interprétation de l’article 121-1 du code pénal, respectueuse de l’article 6, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, permettant que la société absorbante soit condamnée pénalement pour des faits constitutifs d’une infraction commise par la société absorbée avant l’opération de fusion-absorption.

L’article 6 du code de procédure pénale, qui ne prévoit pas expressément l’extinction de l’action publique lors de l’absorption d’une société, ne s’oppose pas non plus à cette interprétation.

Cette interprétation, dès lors qu’elle est possible, s’impose à la Cour de cassation puisqu’elle est la seule à permettre de tirer les conséquences de l’arrêt de la Cour de justice du 5 mars 2015, précité.

Dans son arrêt, la chambre criminelle de la Cour de cassation expose l’intégralité du raisonnement suivi par la Cour de justice, s’appropriant ainsi les éléments relevés par la juridiction européenne pour motiver sa décision (§§ 29 à 33) :

  • l’opération de fusion par absorption entraîne de façon automatique la cessation de l’existence de la société absorbée de sorte que sans la transmission à la société absorbante de la responsabilité contraventionnelle, cette responsabilité serait éteinte ; une telle extinction serait en contradiction avec la nature même de la fusion par absorption au sens de la directive, dans la mesure où, une telle fusion consiste en un transfert de l’ensemble du patrimoine de la société absorbée à la société absorbante par suite d’une dissolution sans liquidation ;
  • la transmission de la responsabilité contraventionnelle répond également à l’objectif posé par la directive de protection des tiers, parmi lesquels figure notamment l’État membre, qui ne peut pas encore être qualifié de créancier, mais qui pourrait le devenir après l’opération, ses autorités étant susceptibles d’infliger une sanction pour une infraction commise avant la fusion ;
  • si la transmission d’une telle responsabilité était exclue, une fusion constituerait un moyen pour une société d’échapper aux conséquences des infractions qu’elle aurait commises, au détriment de l’État membre concerné ou d’autres intéressés éventuels ;
  • l’argument selon lequel la transmission de la responsabilité contraventionnelle d’une société absorbée moyennant une fusion serait contraire aux intérêts des créanciers et des actionnaires de la société absorbante, dans la mesure où ces derniers ne seraient pas à même d’évaluer les conséquences économiques et patrimoniales de cette fusion, doit être écarté car :
  • d’une part, lesdits créanciers doivent, en vertu de l’article 13, § 2, de la directive 78/855/ CEE du Conseil du 9 octobre 1978, avoir le droit d’obtenir des garanties adéquates lorsque la situation financière des sociétés qui fusionnent rend cette protection nécessaire, le cas échéant en saisissant l’autorité administrative ou judiciaire compétente pour obtenir de telles garanties ;
  • d’autre part les actionnaires de la société absorbante peuvent être protégés, notamment, par l’insertion d’une clause de déclarations et de garanties dans l’accord de fusion ;
  • en outre, rien n’empêche la société absorbante de faire effectuer avant la fusion un audit détaillé de la situation économique et juridique de la société à absorber pour obtenir, en plus des documents et des informations disponibles en vertu des dispositions législatives, une vue plus complète des obligations de cette société.
2.3 Une évolution qui s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel interne convergent

Il convient de remarquer que la décision de la chambre criminelle s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel interne favorable à une telle évolution.

Ainsi, la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation admet l’application à la société absorbante d’amendes civiles prononcées pour des manquements à la réglementation en matière de concurrence commis, avant la fusion, par la société absorbée (Com., 28 février 2006, pourvoi no 05-12.138, Bull. 2006, IV, no 49 ; Com., 21 janvier 2014, pourvoi no 12-29.166, Bull. 2014, IV, no 11).

Le Conseil constitutionnel a validé la jurisprudence de la chambre commerciale, financière et économique. Il a considéré qu’elle ne portait pas atteinte au principe selon lequel nul n’est punissable que de son propre fait, celui-ci pouvant faire l’objet d’adaptations dès lors que celles-ci sont justifiées par la nature de la sanction et par l’objet qu’elle poursuit et qu’elles sont proportionnées à cet objet (Cons. const., 18 mai 2016, décision no 2016-542 QPC, Société ITM Alimentaire International SAS [Prononcé d’une amende civile à l’encontre d’une personne morale à laquelle une entreprise a été transmise]). Il a en particulier retenu « la mutabilité des formes juridiques sous lesquelles s’exercent les activités économiques concernées ».

À l’appui de sa conclusion, le Conseil constitutionnel a notamment relevé que l’amende civile encourue par la société absorbante est une sanction pécuniaire et qu’elle ne peut être prononcée que contre une personne bénéficiaire de la transmission du patrimoine de la société absorbée, dissoute sans liquidation.

Bien que le Conseil constitutionnel ait paru exclure, dans une incise, la possibilité d’une telle adaptation du principe de personnalité des délits et des peines en droit pénal, en cohérence avec la jurisprudence de la chambre criminelle d’alors (voir le commentaire de cette décision publiée aux Cahiers), il convient de souligner qu’il n’a jamais été amené à se prononcer directement sur cette question.

Le Conseil d’État, en matière de régulation des marchés financiers et en matière fiscale, a également admis que des sanctions pécuniaires soient prononcées à l’encontre de la société absorbante pour des faits commis avant la fusion (CE, 22 novembre 2000, no 207697, publié au Recueil Lebon ; CE, 30 mai 2007, no 293423, publié au Recueil Lebon ; CE, avis, 3e et 8e ss-sect., 4 décembre 2009, no 329173, publié au Recueil Lebon, JORF no 0034 du 10 février 2010 ; voir dans le même sens, CE, 17 juillet 2013, no 352989, publié au Recueil Lebon ; CE, 17 juillet 2013, no 356523, publié au Recueil Lebon ; CE, 17 juillet 2013, no 360706, publié au Recueil Lebon ; CE, 9 avril 2014, no 359913, publié au Recueil Lebon ; CE, 23 juin 2014, no 352990, publié au Recueil Lebon ; CE, 23 juillet 2014, no 359902, publié au Recueil Lebon).

Dans tous les cas, il s’agit d’éviter que les autorités compétentes se voient empêchées de sanctionner un comportement illégal par le simple jeu d’un mécanisme du droit des sociétés.

Les enjeux sont importants en particulier dans des domaines comme le droit pénal de l’environnement, dans lesquels il apparaît particulièrement nécessaire de préserver le caractère effectif et dissuasif des peines susceptibles d’être prononcées.

3. Les conditions et limites du transfert de responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante

La Cour de cassation précise les conditions et les limites du transfert de responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante.

3.1 Une portée limitée aux fusions relevant de la directive relative à la fusion des sociétés anonymes

En premier lieu, ce transfert, issu de la directive 78/855/CEE du Conseil du 9 octobre 1978 relative à la fusion des sociétés anonymes, codifiée en dernier lieu par la directive (UE) 2017/1132 du Parlement européen et du Conseil du 14 juin 2017 relative à certains aspects du droit des sociétés, ne s’applique que dans le champ d’application de celle-ci, à savoir, pour la France, en cas de fusion de sociétés anonymes (§§ 35 et 37).

À ce titre, il convient cependant de préciser que la directive relative aux fusions des sociétés anonymes est également applicable aux sociétés par actions simplifiées (SAS). En effet, les SAS ne sont qu’une catégorie particulière de société par actions et sont soumises, dans la mesure où elles sont compatibles avec les dispositions particulières les concernant, aux règles concernant les sociétés anonymes (article L. 227-1 du code de commerce, alinéa 3 : « dans la mesure où elles sont compatibles avec les dispositions particulières prévues par le présent chapitre, les règles concernant les sociétés anonymes, à l’exception de l’article L. 224-2, du second alinéa de l’article L. 225-14, des articles L. 225-17 à L. 225-102-2, L. 225-103 à L. 225-126, L. 225-243, du I de l’article L. 233-8 et du troisième alinéa de l’article L. 236-6, sont applicables à la société par actions simplifiée ».

3.2 Un transfert de responsabilité pénale à des fins éventuelles d’amende ou de confiscation

En deuxième lieu, seules les peines d’amende et de confiscation sont susceptibles d’être prononcées à l’encontre de la société absorbante (§ 37).

Cette limitation s’impose de par le fondement du transfert de responsabilité pénale, qui découle de la transmission universelle du patrimoine de la société absorbée à la société absorbante.

3.3 Des droits de la défense également transférés

En troisième lieu, il est précisé que la personne morale absorbée étant continuée par la société absorbante, cette dernière, qui bénéficie des mêmes droits que la société absorbée, peut se prévaloir de tout moyen de défense que celle-ci aurait pu invoquer (§ 36).

Il pourrait en être ainsi, par exemple, de toute exception de nullité, y compris celles pour lesquelles seule la société absorbée avait qualité pour agir.

4. L’application dans le temps du principe de transfert de la responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante

Il résulte de l’article 7 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme que tout justiciable doit pouvoir savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente, au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux et le cas échéant après avoir recouru à des conseils éclairés, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale et quelle peine il encourt de ce chef.

La Cour de cassation considère que l’interprétation nouvelle posée dans l’arrêt rendu le 25 novembre 2020 constitue un revirement substantiel de jurisprudence et que le principe de prévisibilité s’oppose à son application aux fusions antérieures à sa décision (§ 38).

Elle ne pourra s’appliquer qu’aux opérations de fusion conclues postérieurement au 25 novembre 2020 (§ 39).

L’absence de transfert de responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante lorsque la fusion est antérieure au 25 novembre 2020, ou lorsque l’opération n’entre pas dans le champ de la directive précitée amène la chambre criminelle de la Cour de cassation à s’interroger sur l’incidence que peut avoir l’existence d’une fraude à la loi dans ces hypothèses.

5. L’incidence d’une fraude à la loi

La Cour de cassation juge également que l’existence d’une fraude à la loi permet au juge de prononcer toute sanction pénale encourue à l’encontre de la société absorbante lorsque l’opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale.

5.1 Le nouveau principe de responsabilité pénale en cas de fraude dans la fusion-absorption

Les réponses apportées par la chambre criminelle de la Cour de cassation sur les questions du transfert de la responsabilité pénale en cas de fusion-absorption et de son application dans le temps l’amènent à se demander si la solution doit être différente en cas de fraude.

La chambre criminelle n’avait jusqu’ici pas eu l’occasion de se prononcer sur l’incidence d’une fraude à la loi commise à l’occasion d’une opération de fusion. Pour autant, cette notion n’est pas étrangère à sa jurisprudence et elle en a déjà fait application en droit pénal des sociétés.

Ainsi, dans un arrêt du 23 avril 1970 (Crim., 23 avril 1970, pourvoi no 68-91.333, Bull. crim. 1970, no 144), elle a jugé qu’il incombe aux juges correctionnels, saisis à cet égard de conclusions régulières d’une partie civile, de rechercher si la substitution d’une société commerciale à une autre n’a pas dissimulé la continuation d’une même entreprise et si le changement de forme juridique apporté à cette entreprise n’a pas été utilisé, en fraude de la loi, pour faire échec à la libre désignation des délégués du personnel et des membres du comité d’entreprise.

La chambre criminelle de la Cour de cassation affirme, pour la première fois, que l’existence d’une fraude à la loi permet au juge de prononcer une sanction pénale à l’encontre de la société absorbante lorsque l’opération de fusion-absorption a eu pour but de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale (§ 41).

5.2 Conditions de mise en oeuvre de cette jurisprudence

Application dans le temps

doctrine, expressément énoncée dans l’arrêt rendu, ne constitue pas un revirement de jurisprudence et n’était pas imprévisible. Dès lors, elle s’applique immédiatement, y compris aux fusions conclues antérieurement (§ 42).

Il s’en déduit que si le juge répressif constate qu’il a été procédé, en fraude à la loi, à une opération de fusion-absorption pour faire échec aux poursuites diligentées contre la société absorbée, il peut, après avoir constaté que les faits objets des poursuites sont caractérisés, déclarer la société absorbante coupable de ces faits.

Cette solution s’applique que la fusion ait été conclue avant ou après le 25 novembre 2020 et qu’elle entre ou non dans le champ de la directive précitée.

Responsabilité pénale pleine et entière

Dans cette hypothèse, l’effet illicite recherché devant être considéré comme non avenu, toute peine encourue par la société absorbée peut être prononcée à l’encontre de la société absorbante.

La société absorbante conserve la possibilité d’invoquer tout moyen de défense que la société absorbée aurait pu invoquer.

Par conséquent, dans l’affaire qui lui était soumise, la Cour de cassation a conclu qu’en ordonnant un supplément d’information dans le but, notamment, de déterminer si l’opération avait été entachée de fraude, la cour d’appel n’a pas méconnu le droit applicable au moment où elle a statué (§ 43).

L’on relèvera que toutefois l’arrêt attaqué est censuré mais pour un motif autre. En effet la cour d’appel, qui n’a pas désigné l’un de ses membres pour procéder au supplément d’information qu’elle a ordonné, a méconnu les articles 463 et 512 du code de procédure pénale (§§ 47 à 49).

3. Procédure pénale

Action publique – Mise en mouvement – Ministère public – Procureur de la République financier – Compétence matérielle – Détermination – Affaire de grande complexité – Applications diverses

Crim., 1er avril 2020, pourvoi no 19-80.875, publié au Bulletin, rapport de Mme Planchon et avis de Mme Moracchini

Le procureur de la République financier est compétent, en application du 6º de l’article 705 du code de procédure pénale, pour la poursuite du délit de blanchiment des infractions figurant, notamment, aux 1º à 5º du même article, parmi lesquelles figure celle de détournement de biens publics prévue par l’article 432-15 du code pénal, lorsque les faits revêtent un caractère de complexité qui peut être caractérisé, notamment, par la dimension internationale des faits, la présence de multiples sociétés écrans dans plusieurs pays considérés comme des paradis fiscaux et des circuits de blanchiment complexes.

Une interprétation stricte de l’article 705 susvisé, tendant à interdire au procureur de la République financier, de connaître du délit de blanchiment de sommes, produit d’infractions commises à l’étranger pouvant correspondre à l’un des délits susvisés va à l’encontre de la volonté du législateur qui, en votant la loi nº 2013-1115 du 6 décembre 2013, a souhaité doter l’organisation judiciaire d’un parquet hautement spécialisé dont l’objet, à la faveur d’une centralisation des moyens et des compétences, est de lutter contre les formes les plus complexes de la délinquance économique et financière à dimension, notamment, internationale.

Elle est également en contradiction avec la volonté des instances européennes et internationales qui tendent à favoriser la dimension internationale des poursuites en matière de blanchiment.

Justifie en conséquence sa décision la chambre de l’instruction qui confirme la saisie d’un bien immobilier ordonnée dans le cadre d’une enquête préliminaire ouverte par le procureur de la République financier du chef de blanchiment aggravé de sommes constituant le produit d’un délit commis à l’étranger consistant dans le détournement de fonds au préjudice de personnes publiques à l’aide de sociétés écrans localisées dans d’autres pays étrangers, dès lors que la Cour de cassation est en mesure de s’assurer que ces faits peuvent recevoir, en France, la qualification de détournements de biens publics, faits prévus et réprimés par l’article 432-15 du code pénal, déjà en vigueur à la date de commission des faits par les mis en cause.

Le procureur de la République financier ou parquet national financier (PNF) a été créé par la loi no 2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière et la Cour de cassation a eu peu d’occasions de se prononcer sur ses pouvoirs et ses compétences.

L’arrêt du 1er avril 2020 (Crim., 1er avril 2020, pourvoi no 19-80.875, publié au Bulletin) lui permet de préciser la compétence de ce magistrat en matière de blanchiment de sommes provenant de délits commis à l’étranger.

En l’espèce, un ancien ministre des finances de la région de Moscou et son épouse faisaient l’objet de poursuites devant les juridictions judiciaires russes pour des faits de détournements de droits de créances et de fonds publics qui lui avaient été confiés en raison de sa qualité et de blanchiment des biens détournés. La seconde était également impliquée, au moins indirectement, dans l’acquisition d’hôtels de luxe sur le territoire français grâce aux fonds détournés, l’opération étant susceptible de constituer le délit de blanchiment, dont s’est saisi le PNF.

La chambre de l’instruction dont l’arrêt a fait l’objet du pourvoi était saisie de l’appel, par chacune des sociétés propriétaires des hôtels, des mesures de saisies de ces biens immobiliers, ordonnées par le juge des libertés et de la détention, sur requête du procureur de la République financier.

Le premier moyen concerne la compétence de ce magistrat et soutient que, n’ayant été institué que pour veiller à la moralisation de la vie publique française, il ne pouvait être saisi de faits de blanchiment, intervenus sur le sol français, ayant pour infraction d’origine des détournements commis à l’étranger.

L’article 705, 6o, du code de procédure pénale consacre la compétence du PNF pour connaître du délit de blanchiment de l’une des infractions visées du 1o au 5o du même article, parmi lesquelles figure le délit de détournement de biens publics réprimé par l’article 432-15 du code pénal, dès lors qu’il s’agit d’affaires d’une grande complexité telle que définie au 1o de ces dispositions.

La Cour de cassation rappelle tout d’abord sa jurisprudence en matière de blanchiment, infraction générale, distincte et autonome, dont il résulte qu’il n’est pas nécessaire ni que l’infraction ayant permis d’obtenir les sommes blanchies ait été commise sur le territoire national, ni que les juridictions françaises soient compétentes pour la poursuivre.

Elle fait ensuite état de la volonté qui a présidé au vote de la loi no 2013-1115 du 6 décembre 2013 susvisée, de confier au procureur de la République financier le rôle d’interlocuteur privilégié à la fois des autorités judiciaires étrangères dans le cadre de l’entraide pénale internationale et du procureur européen, les parlementaires insistant sur la visibilité donnée à l’action de la France en matière de lutte contre le crime organisé.

La Cour de cassation relève ensuite que l’interprétation stricte de l’article 705 du code de procédure pénale défendue par la demanderesse est également « en contradiction avec la volonté des instances européennes et internationales qui tendent à favoriser la dimension internationale des poursuites en matière de blanchiment », dimension encore renforcée depuis par la directive (UE) 2018/843 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2018 modifiant la directive (UE) 2015/849 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme ainsi que les directives 2009/138/CE et 2013/36/UE.

Pour établir que les fonds blanchis en France avaient pour origine une infraction susceptible de correspondre au délit de détournement de biens publics visé au 1o de l’article 705 du code de procédure pénale, la Cour de cassation recherche si les faits commis en Russie peuvent recevoir une qualification pénale en France.

Cet exercice, fondé sur le principe d’autonomie du délit de blanchiment, est similaire à celui de la règle de la double incrimination, rappelée par l’article 113-6, alinéa 2, du code pénal qui définit la compétence des juridictions françaises pour des délits commis par un Français hors du territoire de la République qui doivent être punis par la législation du pays concerné, et qui constitue aussi l’un des éléments conditionnant la remise d’une personne se trouvant sous le coup d’un mandat d’arrêt européen ou d’une procédure d’extradition.

Cette règle a donné lieu à une abondante jurisprudence du Conseil d’État comme de la Cour de cassation en matière d’extradition, de laquelle il ressort qu’il n’est pas exigé que la qualification française donnée par la chambre de l’instruction aux faits fondant la demande d’extradition corresponde en tous points à la qualification étrangère.

Ainsi, le Conseil d’État a admis que l’infraction de trafic d’influence relevant du droit français pouvait correspondre à celle de concussion visée par le droit étranger (CE, 2/1 SSR, 8 décembre 2000, no 215357, publié au recueil Lebon) tandis que la chambre criminelle de la Cour de cassation a confirmé la remise aux autorités belges ou algériennes de ressortissants de ces pays poursuivis, notamment, pour des faits de détournement de fonds publics en relevant leur adéquation avec notre délit de détournement de biens publics visé à l’article 432-15 du code pénal (Crim., 23 août 2006, pourvoi no 06-85.847, pour la Belgique et Crim., 11 mai 2005, pourvoi no 05-81.111, Bull. crim. 2005, no 147 pour l’Algérie).

La chambre criminelle de la Cour de cassation, après avoir relevé que les biens acquis sur le territoire français pouvaient l’avoir été à l’aide des fonds provenant des infractions commises en Russie et s’appuyant sur les pièces de la procédure dont elle a le contrôle, souligne donc les correspondances entre les faits commis en Russie évoqués ci-dessus avec le délit défini par l’article 432-15 du code pénal ainsi que leur caractère de grande complexité au sens de l’article 705, 1o, du code de procédure pénale caractérisé par le recours à des sociétés écrans disséminées dans plusieurs États étrangers.

Elle conclut qu’elle est en mesure de s’assurer que les faits constituant l’infraction d’origine du délit de blanchiment commis en Russie peuvent recevoir en France la qualification de détournements de biens publics, faits prévus et réprimés par l’article 432-15 du code pénal, déjà en vigueur à la date de commission des faits par les mis en cause, et que c’est donc à bon droit que le procureur de la République financier a diligenté, en France, une enquête préliminaire sur le blanchiment de fonds qui en constituent le produit.

Cet arrêt est également l’occasion pour la chambre criminelle de préciser sa jurisprudence en matière d’accès aux pièces s’agissant du contentieux des saisies.

La demanderesse reprochait en effet à la chambre de l’instruction de ne pas avoir mis à sa disposition les pièces visées par l’arrêt, à savoir un procès-verbal d’audition du commissaire aux comptes d’une des sociétés impliquées dans les faits de blanchiment, et les informations issues d’une demande d’entraide pénale des autorités russes.

L’article 25 de la loi no 2013-1117 du 6 décembre 2013 précitée a prévu, notamment, dans les deux dernières phrases du second alinéa des articles 706-148, 706-150 et 706- 153 et les deux dernières phrases du deuxième alinéa de l’article 706-158 du code de procédure pénale relatifs aux saisies spéciales, que l’appelant ne peut prétendre qu’à la mise à disposition des seules pièces de la procédure se rapportant à la saisie qu’il conteste.

La chambre criminelle de la Cour de cassation, après avoir jugé que cette restriction à la mise à disposition des pièces du dossier ne méconnaît pas l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (Crim., 25 février 2015, pourvoi no 14-86.447, Bull. crim. 2015, no 36), s’est employée depuis à définir ce que l’on entend par la notion de pièces se rapportant à la saisie.

Elle a ainsi jugé qu’entrent dans cette catégorie la requête du ministère public, l’ordonnance attaquée et, le cas échéant, la décision de saisie (avant l’entrée en vigueur de la loi no 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, à l’exception de la saisie de patrimoine qui devait être ordonnée par le juge des libertés et de la détention, les autres saisies spéciales n’étaient qu’autorisées par ce magistrat, le ministère public étant tenu de rendre une décision pour les mettre à exécution) précisant les éléments sur lesquels se fonde la mesure de saisie immobilière (Crim., 13 juin 2018, pourvoi no 17-83.238 ; Crim., 13 juin 2018, pourvoi no 17-83.242).

Depuis, elle a ajouté, s’agissant de la saisie d’un compte bancaire fondée sur l’article 706-154 du code de procédure pénale, le procès-verbal constatant les opérations de saisie initiale, la requête du ministère public sollicitant le maintien de celle-ci (Crim., 24 juin 2020, pourvoi no 19-84.631, publié au Bulletin).

Par ailleurs, elle a consacré le droit pour l’appelant de se voir communiquer les pièces sur lesquelles la chambre de l’instruction s’est appuyée pour confirmer la décision de saisie (Crim., 13 juin 2018, pourvoi no 17-83.893, Bull. crim. 2018, no 110), étant précisé que sont seules concernées celles qui sont visées dans les motifs décisoires de l’arrêt (Crim., 30 janvier 2019, pourvoi no 18-82.644, Bull. crim. 2019, no 31 ; Crim., 23 octobre 2019, pourvoi no 18-87.097, publié au Bulletin).

En l’espèce, la Cour de cassation relève qu’il a été communiqué à la société requérante les pièces sur la base desquelles la chambre de l’instruction s’est prononcée, et, notamment, la requête du procureur de la République financier faisant état tant du témoignage du commissaire aux comptes de la société S. que du contenu de la demande d’entraide pénale internationale et rejette donc le pourvoi.

Ainsi donc, même si les pièces susvisées n’ont pas été, en tant que telles, communiquées à l’appelante, contrairement à la requête du procureur de la République financier sur le contenu de laquelle la chambre de l’instruction s’est fondée, le fait que cet acte en reprenne les principaux éléments, est suffisant pour la Cour pour s’assurer que le principe du contradictoire a été respecté.

Par la décision commentée, la Cour de cassation a donc consacré la vocation internationale du procureur de la République financier et confirmé sa compétence pour connaître du délit de blanchiment de faits constitutifs d’atteinte à la probité commis à l’étranger.

Détention provisoire – Ordonnance de mise en accusation – Comparution du prévenu détenu devant la cour d’assises – Délai de comparution – Prolongation du délai de comparution – Chambre de l’instruction – Maintien de la détention provisoire – Contrôle – Nécessité

Crim., 26 mai 2020, pourvoi nº 20-81.910, publié au Bulletin, rapport de Mme Labrousse et avis de M. Desportes

1. L’article 16 de l’ordonnance nº 2020-303 du 25 mars 2020 s’interprète comme prolongeant, sans intervention judiciaire, pour les durées qu’il prévoit, tout titre de détention venant à expiration, mais à une seule reprise au cours de chaque procédure.

2. L’article 16 précité n’excède pas les limites de la loi d’habilitation nº 2020-290 du 23 mars 2020.

3. Il résulte de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme que lorsque la loi prévoit, au-delà de la durée initiale qu’elle détermine pour chaque titre concerné, la prolongation d’une mesure de détention provisoire, l’intervention du juge judiciaire est nécessaire comme garantie contre l’arbitraire.

Dès lors, l’article 16 précité de l’ordonnance n’est compatible avec l’article 5 de cette Convention et la prolongation qu’il prévoit régulière que si la juridiction qui aurait été compétente pour prolonger la détention rend une décision par laquelle elle se prononce sur le bien-fondé du maintien en détention, dans le cadre d’un débat contradictoire tenu, le cas échéant, selon les modalités prévues par l’article 19 de l’ordonnance.

Cette décision doit intervenir dans un délai qui court à compter de la date d’expiration du titre ayant été prolongé de plein droit et qui ne peut être supérieur, d’une part, à un mois en matière délictuelle, d’autre part, à trois mois en matière criminelle ainsi qu’en cas d’appel de la condamnation prononcée en première instance.

Une telle décision ne s’impose pas lorsqu’en première instance ou en appel, la juridiction compétente, saisie de la question de la prolongation de plein droit de la détention provisoire, a statué sur la nécessité de cette mesure dans le délai précité.

Elle ne s’impose pas non plus si la juridiction compétente a statué sur la nécessité de la détention, d’office ou lors de l’examen d’une demande de mise en liberté, toujours dans le délai précité.

Dans les autres cas, si l’intéressé n’a pas, entre-temps, fait l’objet d’un nouveau titre de détention, il incombe au juge d’effectuer ce contrôle dans les délais précités, à moins que, dans ce délai, il n’ait déjà exercé son contrôle en application de l’article 16-1, alinéa 5, de l’ordonnance du 25 mars 2020, introduit par la loi du 11 mai 2020.

À défaut d’un tel contrôle et sauf s’il est détenu pour autre cause, l’intéressé doit être immédiatement remis en liberté.

Encourt dès lors la cassation l’arrêt qui, après avoir relevé que le délai de comparution devant la cour d’assises avait été prolongé de six mois de plein droit, énonce que la saisine de la chambre de l’instruction est devenue sans objet, alors qu’il appartenait à cette juridiction de statuer sur la nécessité du maintien en détention de l’accusé, qui sollicitait d’ailleurs sa mise en liberté dans son mémoire.

Détention provisoire – Chambre de l’instruction – Appel d’une décision de prolongation – Maintien en détention provisoire – Contrôle – Nécessité

Crim., 26 mai 2020, pourvoi nº 20-81.971, publié au Bulletin, rapport de Mme Labrousse et avis de M. Desportes

1. L’article 16 de l’ordonnance no 2020-303 du 25 mars 2020 s’interprète comme prolongeant, sans intervention judiciaire, pour les durées qu’il prévoit, tout titre de détention venant à expiration, mais à une seule reprise au cours de chaque procédure.

2. L’article 16 précité n’excède pas les limites de la loi d’habilitation nº 2020-290 du 23 mars 2020.

3. Il résulte de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme que lorsque la loi prévoit, au-delà de la durée initiale qu’elle détermine pour chaque titre concerné, la prolongation d’une mesure de détention provisoire, l’intervention du juge judiciaire est nécessaire comme garantie contre l’arbitraire.

Dès lors, l’article 16 précité de l’ordonnance n’est compatible avec l’article 5 de cette Convention et la prolongation qu’il prévoit régulière que si la juridiction qui aurait été compétente pour prolonger la détention rend une décision par laquelle elle se prononce sur le bien-fondé du maintien en détention, dans le cadre d’un débat contradictoire tenu, le cas échéant, selon les modalités prévues par l’article 19 de l’ordonnance.

Cette décision doit intervenir dans un délai qui court à compter de la date d’expiration du titre ayant été prolongé de plein droit et qui ne peut être supérieur d’une part, à un mois en matière délictuelle, d’autre part, à trois mois en matière criminelle ainsi qu’en cas d’appel de la condamnation prononcée en première instance. Une telle décision ne s’impose pas lorsqu’en première instance ou en appel, la juridiction compétente, saisie de la question de la prolongation de plein droit de la détention provisoire, a statué sur la nécessité de cette mesure dans le délai précité.

Elle ne s’impose pas non plus si la juridiction compétente a statué sur la nécessité de la détention, d’office ou lors de l’examen d’une demande de mise en liberté, toujours dans le délai précité.

Dans les autres cas, si l’intéressé n’a pas, entre-temps, fait l’objet d’un nouveau titre de détention, il incombe au juge d’effectuer ce contrôle dans les délais précités, à moins que, dans ce délai, il n’ait déjà exercé son contrôle en application de l’article 16-1, alinéa 5, de l’ordonnance du 25 mars 2020, introduit par la loi du 11 mai 2020. À défaut d’un tel contrôle et sauf s’il est détenu pour autre cause, l’intéressé doit être immédiatement remis en liberté.

Encourt dès lors la cassation l’arrêt, qui, pour confirmer l’ordonnance du juge des libertés et de la détention ayant constaté la prolongation de plein droit de la détention provisoire de la personne mise en examen, énonce que ce juge n’a pu que constater cette prolongation, alors qu’il appartenait à la chambre de l’instruction de statuer sur la nécessité du maintien en détention de la personne mise en examen, qui sollicitait d’ailleurs sa mise en liberté dans son mémoire.

Par ces arrêts, la chambre criminelle de la Cour de cassation a tranché plusieurs questions de principe concernant l’article 16 de l’ordonnance no 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale sur le fondement de la loi no 2020- 290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 dont l’objet était de prolonger de plein droit la détention provisoire durant l’état d’urgence sanitaire.

Il convient de rappeler que, pour faire face au risque sanitaire majeur provoqué par l’épidémie de Covid-19, le législateur a adopté, le 23 mars 2020, une loi déclarant l’état d’urgence sanitaire pour deux mois et autorisant, dans son article 1er, le gouvernement à modifier par ordonnances, dans les conditions prévues à l’article 38 de la Constitution, les règles relatives au « déroulement et à la durée des détentions provisoires […] aux seules fins de limiter la propagation de l’épidémie de Covid-19 parmi les personnes participant à ces procédures ».

C’est sur le fondement de cette habilitation législative que le gouvernement a adopté l’ordonnance no 2020-303 précitée qui, en son article 16, prévoyait une prolongation de plein droit « des délais maximums de détention provisoire », pour des durées variables selon la peine encourue.

En application de l’article 15 de l’ordonnance précitée, cette disposition devait s’appliquer aux détentions provisoires en cours ou débutant entre le 26 mars 2020 et la fin de l’état d’urgence sanitaire. Toutefois, la loi no 2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions a inséré, au sein de l’ordonnance no 2020-303 du 25 mars 2020 précitée, un article 16-1 qui a mis fin à l’application des dispositions contestées pour les détentions provisoires venant à expiration à compter du 11 mai 2020. Ainsi, les dispositions contestées se sont appliquées aux seules détentions provisoires dont les titres devaient expirer entre le 26 mars et le 11 mai 2020.

Pour autant, les arrêts précités, par la réponse de principe qu’ils ont apportée à la question inédite de la conformité de la prolongation automatique d’un titre de détention venant à expiration aux exigences conventionnelles en matière de liberté individuelle, revêtent une importance capitale.

Avant d’expliciter cette réponse et d’analyser la portée des arrêts commentés, il convient de préciser l’interprétation faite par la chambre criminelle de l’article 16 précité.

1. L’interprétation de l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020

L’article 16 de l’ordonnance no 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale sur le fondement de la loi no 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19 disposait que « les délais maximums de détention provisoire » [qu’il s’agisse des détentions au cours de l’instruction ou des détentions pour l’audiencement] « sont prolongés de plein droit » pour une durée de deux ou trois mois en matière correctionnelle, de six mois en matière criminelle ainsi qu’en matière correctionnelle pour l’audiencement des affaires devant la cour d’appel.

Cette disposition a soulevé une difficulté majeure d’interprétation, source d’une insécurité juridique importante.

La question se posait en effet de savoir si l’expression « délais maximums de détention provisoire » désignait la durée totale de la détention susceptible d’être subie après l’ultime prolongation permise par le code de procédure pénale ou la durée au terme de laquelle le titre de détention cesse de produire effet en l’absence de décision de prolongation.

La chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé que l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020 précitée s’interprétait comme prolongeant, sans intervention judiciaire, pour les durées qu’il prévoyait, tout titre de détention venant à expiration, mais à une seule reprise au cours de chaque procédure.

Dans une motivation enrichie, la chambre criminelle a développé le raisonnement suivant :

  • l’expression « délais maximums de détention provisoire » ne permet pas, à elle seule, de déterminer la portée de l’article 16 ;
  • les autres articles de l’ordonnance ne permettent pas davantage d’interpréter de façon évidente, dans un sens ou dans un autre, les termes de « délais maximums » ;
  • en revanche, l’expression « prolongation de plein droit » des délais maximums de détention provisoire ne peut être interprétée que comme signifiant l’allongement de ces délais, pour la durée mentionnée à l’article 16, sans que ne soit prévue l’intervention d’un juge ;
  • or, il serait paradoxal que l’article 16 ait prévu que l’allongement de la durée totale de la détention s’effectue sans intervention judiciaire tandis que l’allongement d’un titre de détention intermédiaire serait subordonné à une décision judiciaire prise en application de l’article 19 de l’ordonnance.
2. L’examen de la conventionnalité de l’article 16

L’article 16 ainsi interprété, la chambre criminelle de la Cour de cassation a examiné sa conformité à l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme, comme l’y invitaient les moyens des demandeurs.

Comme elle l’a réaffirmé dans son arrêt du 15 avril 2011 rendu par sa formation la plus solennelle (Ass. plén., 15 avril 2011, pourvoi no 10-17.049, Bull. crim. 2011, Ass. plén., no 1), la Cour de cassation juge en effet de façon constante que le juge national est le juge de droit commun de la conventionnalité.

L’article 5 de la Convention précitée garantit que nul ne doit être privé de sa liberté individuelle de manière arbitraire.

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en déduit qu’un individu placé en détention provisoire ne doit pas courir le risque de rester en détention après le moment où sa privation de liberté a perdu toute justification. En conséquence, la circonstance qu’un individu ait été légalement placé en détention provisoire ne dispense pas d’un contrôle juridictionnel périodique, à des intervalles réguliers, de la légalité et du bienfondé de celle-ci (CEDH, arrêt du 25 octobre 1989, Bezicheri c. Italie, no 11400/85, Série A, p. 164 ; CEDH, arrêt du 9 janvier 2003, Chichkov c. Bulgarie, no 38822/97).

La France n’ayant pas exercé le droit de dérogation prévu à l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme, il incombait à la chambre criminelle de la Cour de cassation de confronter l’article 16 de l’ordonnance précitée aux exigences de l’article 5 de la Convention, sans tenir compte du contexte d’urgence sanitaire dans lequel il avait été adopté.

Pour remplir son office, la chambre criminelle a relevé les deux principales conséquences attachées à une prolongation d’un titre de détention provisoire, sans intervention du juge, à savoir :

  • d’une part, l’article 16 conduisait à maintenir en détention, de par le seul effet de la loi et sans décision judiciaire, des personnes détenues, au-delà de la durée du terme du titre de détention et retirait ainsi à la juridiction compétente le pouvoir d’apprécier, dans tous les cas, s’il y avait lieu d’ordonner la mise en liberté de la personne détenue, au regard des critères prévus par le code de procédure pénale ;
  • d’autre part, ce même texte conduisait à différer, à l’égard de tous les détenus, l’examen systématique, par la juridiction compétente, de la nécessité du maintien en détention et du caractère raisonnable de la durée de celle-ci.

En l’espèce, l’application de l’article 16 de l’ordonnance no 2020-303 du 25 mars 2020 précitée conduisait à différer d’un an l’examen de la nécessité de la détention des demandeurs, alors qu’un tel examen aurait dû intervenir normalement au bout de six mois.

Par ailleurs, la chambre criminelle de la Cour de cassation a constaté que l’exigence conventionnelle d’un contrôle effectif de la détention provisoire ne pouvait être abandonnée à la seule initiative de la personne détenue, ni à la possibilité pour la juridiction compétente d’ordonner, à tout moment, d’office ou sur demande du ministère public, la mainlevée de la mesure de détention.

Par une technique juridique assimilable à une réserve d’interprétation, elle en a déduit que l’article 16 de l’ordonnance précitée n’était compatible avec l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme et la prolongation qu’il prévoyait n’était régulière que si la juridiction qui aurait été compétente pour prolonger la détention rendait, dans un délai rapproché courant à compter de la date d’expiration du titre ayant été prolongé de plein droit, une décision par laquelle elle se prononçait sur le bien-fondé du maintien en détention.

Ainsi, la chambre criminelle de la Cour de cassation n’a pas jugé que l’article 16 de l’ordonnance no 2020-303 du 25 mars 2020 précitée était radicalement inconventionnel mais elle a considéré que sa compatibilité avec l’article 5 de la Convention supposait que la juridiction qui aurait été compétente pour prolonger la détention rende, dans un délai rapproché courant à compter de la date d’expiration du titre, une décision par laquelle elle se prononçait sur le bien-fondé du maintien en détention.

La notion de « délai rapproché » pouvant, par son imprécision, générer une insécurité juridique, dans un contexte déjà incertain, la chambre criminelle a d’emblée, dans son office de juge de la conventionnalité, précisé que ce délai ne pouvait dépasser trois mois en matière criminelle et en appel et un mois en matière délictuelle, et ce même en tenant compte des circonstances de fait exceptionnelles résultant du contexte épidémique, qui ont pu affecter le fonctionnement normal des juridictions et retarder le traitement normal des procédures. Le délai de trois mois retenu en cas d’appel prend en compte la circonstance que les faits reprochés à la personne détenue ont déjà fait l’objet d’un examen au fond par une juridiction de jugement.

S’agissant de l’office de l’autorité judiciaire, la chambre criminelle a retenu qu’il appartenait au juge qui aurait été compétent pour se prononcer sur la prolongation de la détention provisoire si celle-ci n’avait pas eu lieu de plein droit, non pas d’ordonner cette prolongation, mais d’examiner la question du maintien en détention de la personne détenue, en exerçant le même contrôle que celui qui aurait été le sien s’il avait dû prononcer sur cette prolongation.

S’agissant enfin des modalités procédurales d’intervention du juge, la chambre criminelle a précisé que la décision de maintien en détention devait être prise, comme l’aurait été une décision de prolongation, dans le cadre d’un débat contradictoire, tenu, le cas échéant, selon les modalités allégées prévues par l’article 19 de l’ordonnance précitée tant que cet article demeurait applicable (soit jusqu’à un mois après la cessation de l’état d’urgence).

La chambre criminelle de la Cour de cassation a réservé néanmoins trois hypothèses dans lesquelles une telle intervention du juge n’était pas nécessaire, un contrôle par celui-ci ayant été déjà réalisé :

  • la première concerne le cas où, en première instance ou en appel, la juridiction compétente, saisie de la question de la prolongation de plein droit de la détention provisoire, a, dans le respect de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme et dans le plein exercice de son office de gardien de la liberté individuelle, statué sur la nécessité du maintien de cette mesure dans le délai précité ;
  • la deuxième est relative à la situation où, dans le délai précité, la juridiction compétente a statué sur la nécessité du maintien en détention, d’office ou lors de l’examen d’une demande de mise en liberté ;
  • la troisième a trait à l’application de l’article 16-1 précité de l’ordonnance du 25 mars 2020, créé par la loi du 11 mai 2020. Cet article prévoit que lorsque la détention provisoire a été prolongée de plein droit, au cours de l’instruction, pour une durée de six mois, cette prolongation ne peut maintenir ses effets jusqu’à son terme que par une décision prise par le juge des libertés et de la détention, qui doit intervenir au moins trois mois avant le terme de la prolongation. Dès lors, s’agissant des détentions provisoires en matière criminelle en cours durant l’information judiciaire, la garantie posée par l’arrêt de la chambre criminelle rejoignait celle de l’article 16-1 précité.

Enfin, tirant les conséquences de l’exigence d’un contrôle du juge, la chambre criminelle a précisé qu’à défaut d’un tel contrôle exercé selon les modalités et dans le délai précisés ci-dessus, l’intéressé devait être immédiatement remis en liberté, sauf s’il était détenu pour autre cause.

Dans les deux pourvois commentés, la chambre criminelle de la Cour de cassation a censuré les arrêts attaqués pour ne pas avoir prononcé sur le maintien en détention de la personne détenue, qui sollicitait d’ailleurs sa mise en liberté dans son mémoire :

  • dans le premier, saisie en appel d’une ordonnance du juge des libertés et de la détention ayant constaté la prolongation de la détention provisoire, la chambre de l’instruction avait énoncé, sans autre analyse, que le juge n’avait pu que constater que la détention provisoire avait été prolongée de plein droit pour une durée de six mois ;
  • dans le second, saisie sur requête du procureur général aux fins de prolongation de la détention d’un accusé, la chambre de l’instruction, après avoir relevé qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le bien-fondé de la prolongation de la détention, s’était bornée à énoncer que sa saisine était devenue sans objet, le délai de comparution devant la cour d’assises ayant été prolongé de six mois de plein droit.
3. Portée des arrêts : le contentieux postérieur sur l’article 16

Saisie d’un contentieux important sur l’article 16 de l’ordonnance, la chambre criminelle de la Cour de cassation a, à plusieurs reprises, fait application des principes ainsi dégagés, ce qui l’a conduite à casser des arrêts de chambres de l’instruction qui s’étaient bornés soit à confirmer l’ordonnance du juge des libertés et de la détention ayant constaté la prolongation de plein droit de la détention provisoire, soit à énoncer que la saisine de la chambre de l’instruction était devenue sans objet du fait de la prolongation de plein droit de la détention provisoire de la personne mise en examen.

Dans ces hypothèses, après avoir constaté que la cassation devait intervenir sans renvoi, elle a jugé que celle-ci ne devait toutefois pas entraîner la mise en liberté immédiate de la personne détenue s’il résultait des pièces de la procédure que soit le juge des libertés et de la détention soit la chambre de l’instruction s’était prononcée sur le bienfondé du maintien en détention, peu important à cet égard que l’ordonnance du juge des libertés et de la détention soit frappée d’appel (Crim., 1er septembre 2020, pourvoi no 20-82.938, publié au Bulletin).

Parallèlement à l’application des principes dégagés, dans son office de gardien de la liberté individuelle, la chambre criminelle a affirmé le caractère subsidiaire, au regard des règles de droit commun de la détention provisoire, des dispositions de l’article 16 de l’ordonnance.

Ainsi, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par un procureur général à l’encontre d’un arrêt d’une chambre de l’instruction qui avait confirmé la décision du juge des libertés et de la détention ayant statué sur le bien-fondé de la prolongation de la détention provisoire après débat contradictoire. Le moyen soutenait que la décision du juge des libertés et de la détention était nulle dès lors que la détention provisoire était prolongée de plein droit par l’effet de la loi. La chambre criminelle a écarté cette argumentation : dès lors que le juge saisi estimait être en mesure, malgré les circonstances sanitaires, d’assurer normalement son office de gardien de la liberté individuelle, il pouvait écarter l’application du droit d’exception et ordonner la prolongation de la détention provisoire dans les conditions habituelles prévues par la loi (Crim., 1er septembre 2020, pourvoi no 20-82.146, publié au Bulletin).

Dans le même sens, la chambre criminelle a censuré, au visa de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 145-2 du code de procédure pénale relatif à la prolongation de la détention provisoire en matière criminelle, une chambre de l’instruction, qui avait cru devoir annuler une ordonnance de prolongation de la détention provisoire rendue par le juge des libertés et de la détention en application des textes de droit commun du code de procédure pénale puis constater la prolongation de plein droit de la détention provisoire. À l’appui de sa décision, la chambre criminelle a relevé que l’article 16 de l’ordonnance no 2020-303 du 25 mars 2020 précitée « ne saurait s’interpréter comme faisant obstacle à l’exercice de ses compétences par le juge des libertés et de la détention dans des conditions conformes aux seuls textes du code de procédure pénale ». Constatant que le juge des libertés et de la détention s’était prononcé sur le bien-fondé du maintien en détention provisoire, la chambre a jugé que l’intéressé ne saurait être considéré comme détenu sans titre. Soucieuse néanmoins de préserver le droit à un appel effectif de la personne détenue, elle a cassé avec renvoi cette décision afin de permettre à la chambre de l’instruction d’examiner à nouveau le recours de l’intéressé (Crim., 29 septembre 2020, pourvoi no 20-82.564, publié au Bulletin).

Pour terminer, on relèvera que, saisi par la chambre criminelle de la Cour de cassation d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur l’article 16 de l’ordonnance no 2020-303 du 25 mars 2020 précitée (Crim., 3 novembre 2020, QPC no 20-83.457 ; Crim., 3 novembre 2020, QPC no 20-83.189), le Conseil constitutionnel a déclaré celui-ci contraire à l’article 66 de la Constitution qui érige l’autorité judiciaire en gardienne de la liberté individuelle.

À l’appui de sa décision, le Conseil constitutionnel a relevé que les dispositions contestées maintenaient de plein droit des personnes en détention provisoire sans que l’appréciation de la nécessité de ce maintien soit obligatoirement soumise, à bref délai, au contrôle du juge judiciaire ; que l’objectif poursuivi par les dispositions contestées n’était pas de nature à justifier que l’appréciation de la nécessité du maintien en détention soit, durant de tels délais, soustraite au contrôle systématique du juge judiciaire et qu’au demeurant l’intervention du juge judiciaire pouvait, le cas échéant, faire l’objet d’aménagements procéduraux (Cons. const., 29 janvier 2021, décision no 2020-878/879 QPC, M. Ion Andronie R. et autre [Prolongation de plein droit des détentions provisoires dans un contexte d’urgence sanitaire]).

H. Application du droit de l’Union européenne, de la Convention européenne des droits de l’homme et du droit international

1. Droit de l’Union européenne

Élections – Liste électorale – Liste électorale complémentaire des citoyens de l’Union européenne – Inscription – Conditions – Citoyenneté européenne – Défaut – Cas – Ressortissants britanniques – Demande postérieure à l’entrée en vigueur de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique

2e Civ., 1er octobre 2020, pourvoi no 20-16.901, publié au Bulletin, rapport de M. Talabardon et avis de Mme Nicolétis

Il résulte des stipulations combinées des articles 20 et 22 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (le TFUE) instituant, au profit des ressortissants d’un État membre, une citoyenneté de l’Union emportant un droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales dans l’État membre où ces ressortissants résident, également consacré par l’article 40 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (la Charte), de l’article 50 du Traité sur l’Union européenne (le TUE), relatives au retrait de l’Union d’un État membre, et de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique (l’accord sur le retrait du Royaume-Uni), publié au Journal officiel de l’Union européenne du 31 janvier 2020, notamment celles de son article 2 définissant le « citoyen de l’Union » comme « toute personne ayant la nationalité d’un État membre » par opposition au « ressortissant britannique », qu’à compter du 1er février 2020, date d’entrée en vigueur de cet accord, le Royaume-Uni a cessé d’être un État membre de l’Union européenne et que, par suite, ses ressortissants ne jouissent plus de la citoyenneté européenne, à laquelle est subordonné, aux termes des articles 88-3 de la Constitution du 4 octobre 1958 et LO 227-1 du code électoral, le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales en France.

Élections – Liste électorale – Liste électorale complémentaire des citoyens de l’Union européenne – Inscription – Ressortissants britanniques – Demande postérieure à l’entrée en vigueur de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande- Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique – Période de transition – Application – Exclusion – Discrimination (non)

Même arrêt

L’article 127, paragraphe 1, sous b), de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni stipule expressément que, par dérogation au principe selon lequel le droit de l’Union demeure applicable au Royaume-Uni et sur son territoire pendant la période de transition dont le terme est fixé, par l’article 126, au 31 décembre 2020, ne sont pas applicables à cet État et sur son territoire, pendant la même période, les articles 20, paragraphe 2, point b), et 22 du TFUE, ainsi que les articles 39 et 40 de la Charte, relatifs au droit de vote et d’éligibilité aux élections au Parlement européen ainsi qu’aux élections municipales dans l’État membre de résidence.

Cette exclusion du droit de vote et d’éligibilité des dispositions du droit de l’Union rendues applicables au Royaume-Uni pendant la période de transition, d’une part, vise nécessairement les ressortissants britanniques qui ont exercé leur droit de résider dans un État membre de l’Union avant la fin de cette période, d’autre part, ne relève pas de cette interdiction, posée par l’article 12 de l’accord, de toute discrimination exercée en raison de la nationalité au sens de l’article 18, alinéa 1, du TFUE, à l’égard de ces ressortissants dans l’État membre d’accueil ou dans l’État membre de travail. En effet, cette interdiction n’est édictée, aux termes mêmes de l’article 12 et conformément au point 6 du préambule de l’accord, que dans le champ d’application de la deuxième partie de ce texte, qui a pour objet de garantir une protection réciproque en matière de droits liés au séjour, de droits des travailleurs salariés et non salariés, de qualifications professionnelles et de coordination des systèmes de sécurité sociale, tant aux citoyens de l’Union qu’aux ressortissants du Royaume-Uni, ayant exercé leurs droits respectifs de libre circulation avant la fin de la période de transition.

Par cet arrêt, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation s’est prononcée sur le droit, invoqué par un ressortissant britannique, établi sur le territoire français depuis plusieurs années, de participer aux élections municipales de l’année 2020 dans sa commune de résidence.

L’intéressé avait été radié des listes électorales par l’Institut national de la statistique et des études économiques (l’INSEE) à la suite de l’entrée en vigueur, le 1er février 2020, de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord de l’Union européenne et de la Communauté européenne de l’énergie atomique, publié au Journal officiel de l’Union européenne du 31 janvier 2020 (l’accord sur le retrait du Royaume-Uni), et il n’avait pu participer au premier tour du scrutin.

Le 30 avril 2020, il a sollicité sa réinscription sur la liste électorale complémentaire en vue de participer au second tour du scrutin, reporté au 28 juin 2020, mais, par une décision du 7 mai suivant, le maire a rejeté sa demande et, le 4 juin suivant, la commission de contrôle, qu’il avait saisie d’un recours administratif préalable, a confirmé le refus de le réinscrire sur ladite liste.

L’intéressé a alors saisi un tribunal judiciaire aux fins, d’une part, de saisine de la Cour de justice de l’Union européenne (la CJUE) de quatre questions préjudicielles en interprétation et en appréciation de validité de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni, d’autre part, d’annulation du rejet de sa demande de réinscription sur les listes électorales de sa commune de résidence, puis il s’est pourvu en cassation contre le jugement l’ayant débouté de l’ensemble de ses demandes.

Par un moyen unique, le demandeur soutenait principalement que l’entrée en vigueur de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni n’avait pas fait perdre la citoyenneté européenne aux ressortissants britanniques ayant exercé leur droit de libre circulation et d’installation avant la fin de la période de transition prévue par ce texte et qu’en conséquence, ces ressortissants conservaient leur droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales dans l’État membre de résidence.

Il ajoutait qu’à supposer que l’entrée en vigueur de l’accord eût fait perdre à ces ressortissants la citoyenneté européenne, le principe de non-discrimination, consacré à leur égard, par ce texte, devait conduire à maintenir leur droit de participer aux élections municipales dans cet État.

La Cour de cassation a jugé que les postulats sur lesquels reposait le moyen considéré manquaient en droit.

Ainsi, en premier lieu, l’arrêt qu’elle a rendu énonce qu’il résulte des stipulations combinées des articles 20 et 22 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (le TFUE) instituant, au profit des ressortissants d’un État membre, une citoyenneté de l’Union, emportant un droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales dans l’État membre où ces ressortissants résident, également consacré par l’article 40 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (la Charte), de l’article 50 du Traité sur l’Union européenne (le TUE), relatives au retrait de l’Union d’un État membre, et de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni, notamment celles de son article 2 définissant le « citoyen de l’Union » comme « toute personne ayant la nationalité d’un État membre », par opposition au « ressortissant britannique », qu’à compter du 1er février 2020, date d’entrée en vigueur de l’accord sur son retrait, le Royaume- Uni a cessé d’être un État membre de l’Union et que, par suite, ses ressortissants ne jouissent plus de la citoyenneté européenne, à laquelle est subordonné, aux termes des articles 88-3 de la Constitution du 4 octobre 1958 et LO 227-1 du code électoral, le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales en France.

En second lieu, l’arrêt rappelle que l’article 127, § 1, sous b), de l’accord de retrait précité stipule expressément que, par dérogation au principe selon lequel le droit de l’Union demeure applicable au Royaume-Uni et sur son territoire pendant la période de transition, à savoir jusqu’au 31 décembre 2020, ne sont plus applicables à cet État et sur son territoire, pendant la même période, les articles 20, § 2, point b), et 22 du TFUE, ainsi que les articles 39 et 40 de la Charte, c’est-à-dire les textes relatifs au droit de vote et d’éligibilité aux élections au Parlement européen et élections municipales dans l’État membre de résidence.

Puis, écartant l’argumentation du requérant, qui soutenait que la dérogation ainsi instituée n’avait vocation à s’appliquer que sur le territoire du Royaume-Uni, sans pouvoir affecter les ressortissants britanniques résidant dans un État membre de l’Union, et qu’en juger autrement serait contraire à l’interdiction, posée par l’article 12 de l’accord, de toute discrimination exercée en raison de la nationalité, au sens de l’article 18, alinéa 1, du TFUE, à l’égard de ces ressortissants dans l’État membre d’accueil ou dans l’État membre de travail, la Cour de cassation a jugé que l’exclusion du droit de vote et d’éligibilité des dispositions du droit de l’Union rendues applicables au Royaume-Uni pendant la période de transition, d’une part, ne pouvait que viser les ressortissants britanniques ayant exercé leur droit de résider dans un État membre de l’Union avant la fin de cette période, d’autre part, ne relevait pas de la prohibition des discriminations à raison de la nationalité posée par ledit article 12, dès lors qu’aux termes mêmes de ce texte et conformément au point 6 du préambule de l’accord, cette prohibition n’était édictée que dans le champ d’application de la deuxième partie dudit accord, laquelle avait pour seul objet de garantir une protection réciproque en matière de droits liés au séjour, de droits des travailleurs salariés et non salariés, de qualifications professionnelles et de coordination des systèmes de sécurité sociale, tant aux citoyens de l’Union qu’aux ressortissants du Royaume-Uni, ayant exercé leurs droits respectifs de libre circulation avant la fin de la période de transition.

Autrement dit, l’argumentation du requérant reposait, pour une partie, sur un postulat erroné en droit et, pour l’autre, sur une stipulation de l’accord de retrait inapplicable à la matière électorale.

Enfin, la Cour de cassation a considéré que les questions soulevées par le pourvoi du demandeur n’étant pas pertinentes et l’application correcte du droit de l’Union s’imposant en l’espèce avec une telle évidence qu’elle ne laissait place à aucun doute raisonnable, il n’y avait pas lieu de saisir la CJUE à titre préjudiciel, en interprétation ou en appréciation de validité de l’accord sur le retrait du Royaume-Uni, comme le lui demandait l’intéressé à titre subsidiaire (voir, en ce sens, les arrêts de la CJUE du 6 octobre 1982 : CJUE, arrêt du 6 octobre 1982, Cilfit e. a./ministère de la santé, C-283/81, EU : C : 1982 : 335, point 21 ; du 9 septembre 2015 : CJUE, arrêt du 9 septembre 2015, Ferreira da Silva e Brito e. a., C-160/14, EU : C : 2015 : 565, points 38 et 39 ; et du 28 juillet 2016 : CJUE, arrêt du 28 juillet 2016, Association France Nature Environnement, C-379/15, EU : C : 2016 : 603, point 50).

Transport aérien – Transport de personnes – Responsabilité des transporteurs de personnes – Obligations – Indemnisation et assistance des passagers prévues par le règlement communautaire du 11 février 2004 – Conditions – Présentation des passagers à l’enregistrement – Preuve – Charge – Détermination – Portée

1re Civ., 21 octobre 2020, pourvoi no 19-13.016, publié au Bulletin, rapport de M. Chevalier et avis de Mme Legoherel

Le passager d’un vol retardé de trois heures ou plus à son arrivée, qui possède une réservation confirmée pour ce vol, ne peut pas se voir refuser l’indemnisation prévue par le règlement (CE) no 261/2004 du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004 au seul motif que, à l’occasion de sa demande d’indemnisation, il n’a pas prouvé sa présence à l’enregistrement pour ledit vol, notamment au moyen de la carte d’embarquement, à moins qu’il soit démontré que ce passager n’a pas été transporté sur le vol retardé en cause, ce qu’il appartient à la juridiction nationale de vérifier.

En application du règlement (CE) no 261/2004 du Parlement européen et du Conseil du 11 février 2004 établissant des règles communes en matière d’indemnisation et d’assistance des passagers en cas de refus d’embarquement et d’annulation ou de retard important d’un vol, et abrogeant le règlement (CEE) no 295/91, le passager d’un vol arrivé à destination avec un retard de trois heures ou plus a droit à une indemnité versée par le transporteur aérien.

La Cour de cassation estimait que, pour bénéficier de cette indemnité, le passager devait justifier à la fois avoir une réservation confirmée pour le vol concerné et s’être présenté à l’enregistrement (1re Civ., 14 février 2018, pourvoi no 16-23.205, Bull. 2018, I, no 34 ; 1re Civ., 10 octobre 2019, pourvoi no 18-20.491, publié au Bulletin).

Dans l’arrêt du 21 octobre 2020, la Cour de cassation opère un revirement de cette jurisprudence au vu de l’ordonnance rendue par la CJUE le 24 octobre 2019 dans l’affaire C-756/18 (CJUE, ordonnance du 24 octobre 2019, EasyJet Airline, C-756/18) qui a retenu qu’une indemnisation ne pouvait être refusée au seul motif que les passagers n’avaient pas prouvé leur présence à l’enregistrement, notamment au moyen de la carte d’embarquement, à moins qu’il soit démontré qu’ils n’avaient pas été transportés sur le vol retardé en cause.

Désormais, le passager d’un vol retardé de trois heures ou plus qui dispose d’une réservation confirmée pour le vol concerné doit donc bénéficier de l’indemnité à moins que le transporteur aérien ne prouve que le passager en question n’était pas à bord.

Union européenne – Règlement (CE) nº 1346/2000 du 29 mai 2000 – Procédures d’insolvabilité – Article 18, § 1, et § 3 – Pouvoirs du syndic de la procédure principale – Action en partage de l’indivision

Com., 16 juillet 2020, pourvoi nº 17-16.200, publié au Bulletin, rapport de Mme Bélaval et avis de Mme Henry

L’article 16 du règlement (CE) nº 1346/2000 du Conseil du 29 mai 2000 relatif aux procédures d’insolvabilité pose le principe de la reconnaissance dans tous les autres États membres de toute décision ouvrant une procédure d’insolvabilité prise par une juridiction d’un État membre compétente en vertu de l’article 3.

Il résulte de l’article 18, § 1, que, en dehors d’hypothèses étrangères à l’espèce, le syndic désigné par une juridiction compétente en vertu de l’article 3, § 1, peut exercer sur le territoire d’un autre État membre tous les pouvoirs qui lui sont conférés par la loi de l’État d’ouverture. L’article 18, § 3, dispose que, dans l’exercice de ses pouvoirs, le syndic doit respecter la loi de l’État membre sur le territoire duquel il entend agir, en particulier quant aux modalités de réalisation des biens et que ses pouvoirs ne peuvent inclure l’emploi de moyens contraignants.

En conséquence, doit être approuvée la cour d’appel qui, après avoir constaté que l’ordonnance ouvrant, au Royaume-Uni, la faillite personnelle d’un débiteur était une décision d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité principale, en déduit que cette procédure produisait, sans aucune autre formalité dans tout État membre, les effets que lui attribuait la loi de l’État d’ouverture, et en particulier le transfert au syndic de la propriété des biens du débiteur, incluant sa quote-part indivise sur un immeuble situé en France, lui permettant d’exercer sur le territoire de cet État tous les pouvoirs qui lui sont conférés par ce transfert de propriété et, en conséquence, celui d’agir en partage de l’indivision existant sur cet immeuble.

Doit encore être approuvée la cour d’appel qui, après avoir reconnu les effets de cette procédure d’insolvabilité attribués par la loi anglaise sur la propriété des biens du débiteur, a fait application de la loi française, loi du lieu de situation de l’immeuble, pour déterminer le fondement et le régime de l’action engagée par le syndic devant les juridictions françaises, et retenu que le syndic, devenu propriétaire des biens du débiteur, était coïndivisaire de l’immeuble avec un tiers et qu’il agissait en conséquence sur le fondement de l’article 815 du code civil, et non sur celui de l’article 815-17 du même code.

Union européenne – Règlement (CE) nº 1346/2000 du 29 mai 2000 – Procédures d’insolvabilité – Article 26 – Absence de contrariété à l’ordre public international – Caractérisation – Applications diverses – Transfert au syndic de la propriété des biens du débiteur

Même arrêt

L’article 26 du règlement (CE) no 1346/2000 du Conseil du 29 mai 2000 relatif aux procédures d’insolvabilité permet à tout État membre de refuser de reconnaître une procédure d’insolvabilité ouverte dans un autre État membre ou d’exécuter une décision prise dans le cadre d’une telle procédure lorsque cette reconnaissance ou cette exécution produirait des effets manifestement contraires à son ordre public, en particulier à ses principes fondamentaux ou aux droits et aux libertés individuelles garantis par sa constitution. La Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que ce recours à la clause d’ordre public ne devait jouer que dans des cas exceptionnels (CJUE, arrêt du 21 janvier 2010, Mg Probud Gdynia, C-444/07, point 34).

La règle du transfert au syndic de la propriété des biens du débiteur, personne physique, mis en liquidation judiciaire, résultant de la loi anglaise, ne produit pas des effets manifestement contraires à la conception française de l’ordre public international.

Quels sont les pouvoirs que le syndic désigné dans le cadre d’une procédure d’insolvabilité ouverte en Angleterre peut exercer sur la quote-part d’un bien immobilier indivis situé sur le territoire français, sous l’empire du règlement (CE) no 1346/2000 du Conseil du 29 mai 2000 relatif aux procédures d’insolvabilité ?

La question posée présentait en l’espèce une particularité liée aux effets de la procédure d’insolvabilité en cause. Il s’agissait d’une procédure de faillite personnelle ouverte en Angleterre à l’égard d’un débiteur, personne physique, impliquant le transfert automatique au syndic de la propriété des avoirs du débiteur. Or, le débiteur étant propriétaire de parts indivises d’un immeuble situé sur le territoire français, le syndic avait agi en France en partage de l’indivision. Le coïndivisaire avait demandé à bénéficier des dispositions de l’article 815-17, alinéa 3, du code civil permettant d’éviter le partage en désintéressant le créancier personnel du coïndivisaire poursuivant.

L’arrêt fournit une illustration de l’articulation à opérer entre l’article 18, § 1, du règlement (CE) no 1346/2000 du 29 mai 2000 relatif aux procédures d’insolvabilité qui permet au syndic d’exercer sur le territoire d’un autre État membre que l’État d’ouverture tous les pouvoirs qui lui sont conférés par la loi de cet État et l’article 18, § 3, du même règlement qui lui impose, dans l’exercice de ses pouvoirs, de respecter la loi de l’État membre sur le territoire duquel il entend agir, en particulier quant aux modalités de réalisation des biens, et qui lui interdit d’employer des moyens contraignants.

Le principe de reconnaissance sans formalité dans tous les États membres de la décision d’ouverture de la faillite personnelle prise par le juge anglais a pour conséquence que cette décision produit en France les effets que lui attribue la loi anglaise, dont le transfert au syndic de la propriété de la quote-part du débiteur sur l’immeuble indivis situé en France et que le syndic peut donc exercer sur le territoire français, en application de l’article 18, § 1, du règlement précité, tous les pouvoirs qui lui sont conférés par ce transfert de propriété et agir en partage de l’indivision.

En revanche, en application de l’article 18, § 3, du même règlement, le syndic doit respecter la loi française, loi du lieu de situation de l’immeuble, quant aux modalités de réalisation du bien, et exclure l’utilisation de tout moyen contraignant. Sur quel fondement de la loi française devait-il agir et quelles étaient les conséquences juridiques pour le coïndivisaire du régime légal à appliquer ?

Dès lors que le juge français est tenu de reconnaître le transfert de propriété au syndic de la quote-part du débiteur, il lui revient de considérer ce syndic comme un coïndivisaire agissant en partage sur le fondement de l’article 815 du code civil et non comme un créancier personnel d’un coïndivisaire agissant sur le fondement de l’article 815-17 du même code, ce qui entraîne pour le coïndivisaire l’impossibilité d’obtenir l’application de l’alinéa 3 de ce texte.

Devant la Cour de cassation, le débiteur et le coïndivisaire ont en conséquence soutenu sans succès que le transfert au syndic de la propriété des biens appartenant au débiteur figurait au nombre des procédés contraignants prévus par la loi de l’État d’ouverture pour la réalisation de l’actif du débiteur qu’il n’était pas au pouvoir du syndic d’accomplir sur le territoire d’un autre État membre, et que les effets de la loi anglaise sur le transfert de propriété ne permettaient pas au syndic d’agir comme s’il était indivisaire.

Ils invoquaient aussi l’ordre public d’éviction pour dénoncer le transfert de propriété au syndic des biens du débiteur en application de la loi anglaise et pour critiquer la privation faite au coïndivisaire de la faculté d’arrêter le cours de l’action en partage. Compte tenu de l’approche restrictive de l’ordre public d’éviction en droit de l’Union européenne et de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, le moyen a été rejeté.

L’étendue du dessaisissement d’une personne physique mise en faillite personnelle en Angleterre est plus vaste que celle du dessaisissement du débiteur mis en liquidation judiciaire en France. Toutefois, les effets de ce dessaisissement restent similaires en matière de réalisation d’un bien indivis. La seule différence quant aux effets du dessaisissement sur la réalisation de tels biens, c’est que dans le cadre d’une procédure de liquidation judiciaire française, le liquidateur, qui, agissant dans l’exercice de ses pouvoirs, représente à la fois le débiteur et la collectivité des créanciers du débiteur, peut agir en partage du bien indivis sur le fondement de l’article 815 du code civil ou sur le fondement de l’action oblique de l’article 815-17 du même code, quand, dans notre espèce, le syndic ne peut pas agir sur le fondement de l’action oblique. Ce qui entraîne, certes, l’impossibilité pour le coïndivisaire de se prévaloir de l’article 815-17, alinéa 3, du code civil, pour arrêter le cours du partage mais cette impossibilité est une conséquence de l’application de la seule loi française, loi du lieu de situation de l’immeuble, habile à définir les modalités de réalisation du bien situé sur le territoire français.

2. Droit de la Convention européenne des droits de l’homme

Preuve – Règles générales – Moyen de preuve – Moyen illicite – Exclusion – Cas – Production en justice d’éléments extraits du compte privé Facebook d’un salarié portant atteinte à sa vie privée – Conditions – Production indispensable à l’exercice du droit à la preuve et atteinte proportionnée au but poursuivi – Détermination – Portée

Soc., 30 septembre 2020, pourvoi nº 19-12.058, publié au Bulletin, rapport de Mme Depelley et avis de Mme Berriat

Il résulte des articles 6 et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 9 du code civil et 9 du code de procédure civile que le droit à la preuve peut justifier la production en justice d’éléments extraits du compte privé Facebook d’un salarié portant atteinte à sa vie privée, à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi.

Par cet arrêt, la chambre sociale de la Cour de cassation se prononce sur le point de savoir si un employeur peut licencier disciplinairement un salarié en raison d’éléments que ce dernier a publiés sur son compte privé Facebook et surtout si l’employeur peut rapporter de manière licite la preuve de la publication litigieuse.

La chambre sociale rappelle d’abord sa jurisprudence selon laquelle l’employeur ne peut avoir recours à un stratagème pour recueillir une preuve (Soc., 18 mars 2008, pourvoi no 06-40.852, Bull. 2008, V, no 65 ; Soc., 16 janvier 1991, pourvoi no 89-41.052, Bull. 1991, V, no 15). Mais elle constate qu’en l’espèce la publication litigieuse avait été spontanément communiquée à l’employeur par une autre salariée qui était autorisée à accéder au compte Facebook de la salariée licenciée. La chambre sociale décide donc que le procédé d’obtention de la preuve n’avait pas été déloyal. Cette situation se distinguait de celle ayant donné lieu à un arrêt diffusé dans lequel la chambre sociale avait admis le rejet d’un procès-verbal de constat d’huissier établi à la demande d’un employeur et rapportant des informations extraites d’un compte Facebook d’une salariée obtenues à partir du téléphone portable d’un de ses collègues (Soc., 20 décembre 2017, pourvoi no 16-19.609).

La chambre sociale de la Cour de cassation examine alors la question de production en justice de la preuve ainsi recueillie. En effet, si le procédé d’obtention de la preuve n’est pas déloyal, la production de la preuve en justice n’est-elle pas néanmoins attentatoire à la vie privée de la salariée ?

Sans se référer au nombre de personnes autorisées par le titulaire du compte Facebook à y accéder, la chambre sociale juge que la production en justice par l’employeur d’une photographie extraite du compte privé Facebook de la salariée, auquel il n’était pas autorisé à accéder, ainsi que d’éléments d’identification des personnes enregistrées comme « amis » destinataires de cette publication, constituait une atteinte à la vie privée de la salariée.

Pour autant, la chambre sociale rappelle que les juges du fond doivent mettre en balance, ainsi que le fait la Cour européenne des droits de l’homme, la protection de la vie privée et le droit à la preuve, et opérer ainsi un contrôle de proportionnalité en recherchant si la production litigieuse est indispensable à l’exercice du droit à la preuve et si l’atteinte à la vie privée qui en résulte est proportionnée au but poursuivi (1re Civ., 25 février 2016, pourvoi no 15-12.403, Bull. 2016, I, no 48 ; 1re Civ., 22 septembre 2016, pourvoi no 15-24.015, Bull. 2016, I, no 178 ; au regard du secret bancaire : Com., 15 mai 2019, pourvoi no 18-10.491, publié au Bulletin).

La chambre sociale de la Cour de cassation confirme ici la jurisprudence qu’elle avait établie dans une hypothèse dans laquelle un syndicat avait produit devant le juge des référés des décomptes de durée de travail de salariés afin de faire constater une méconnaissance d’une interdiction d’emploi de salariés le dimanche (Soc., 9 novembre 2016, pourvoi no 15-10.203, Bull. 2016, V, no 209).

En l’espèce, la cour d’appel avait constaté que l’employeur, qui reprochait à la salariée d’avoir publié sur son compte Facebook une photographie de la nouvelle collection présentée exclusivement à certains membres de l’entreprise, s’était borné à produire la photographie publiée par la salariée sur son compte Facebook et le profil professionnel de ses seuls « amis » travaillant dans le même secteur d’activité et qu’il n’avait fait procéder à un constat d’huissier que pour répondre à la contestation de la salariée quant à l’identité du titulaire du compte. La chambre sociale juge que la cour d’appel a ainsi fait ressortir, d’une part, que la production de ces éléments était indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et, d’autre part, que l’atteinte à la vie privée de la salariée avait été proportionnée à l’intérêt légitime de l’employeur tenant en l’espèce à la confidentialité de ses affaires.

Enfin, rappelant qu’un motif tiré de la vie personnelle du salarié peut justifier un licenciement disciplinaire s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail (Soc., 21 octobre 2003, pourvoi no 00-45.291, Bull. 2003, V, no 259 ; Soc., 27 mars 2012, pourvoi no 10-19.915, Bull. 2012, V, no 106), la chambre sociale de la Cour de cassation juge que la cour d’appel a pu retenir que la publication par la salariée sur son compte Facebook, regroupant plus de 200 amis travaillant dans le même secteur d’activité, de cette photographie de la nouvelle collection qui n’était pas encore publique constituait une violation de son obligation contractuelle de confidentialité.

Détention provisoire – Atteinte à la dignité – Recours préventif – Office du juge – Vérification de la situation personnelle de la personne incarcérée – Contrôle – Portée

Crim., 8 juillet 2020, pourvoi nº 20-81.739, publié au Bulletin, rapport de M. Guéry et avis de Mme Zientara-Logeay

Il appartient au juge national, chargé d’appliquer la Convention, de tenir compte, sans attendre une éventuelle modification des textes législatifs ou réglementaires, de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme condamnant la France pour le défaut de recours préventif permettant de mettre fin à des conditions de détention indignes.

Le juge judiciaire a l’obligation de garantir à la personne placée dans des conditions indignes de détention un recours préventif et effectif permettant de mettre un terme à la violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

tant que gardien de la liberté individuelle, il incombe à ce juge de veiller à ce que la détention provisoire soit, en toutes circonstances, mise en oeuvre dans des conditions respectant la dignité des personnes et de s’assurer que cette privation de liberté est exempte de tout traitement inhumain et dégradant.

La description faite par le demandeur de ses conditions personnelles de détention doit être suffisamment crédible, précise et actuelle, pour constituer un commencement de preuve de leur caractère indigne.

Il appartient alors à la chambre de l’instruction, dans le cas où le ministère public n’aurait pas préalablement fait vérifier ces allégations, et en dehors du pouvoir qu’elle détient d’ordonner la mise en liberté de l’intéressé, de faire procéder à des vérifications complémentaires afin d’en apprécier la réalité.

La chambre criminelle de la Cour de cassation rend ce jour un arrêt qui, marquant une évolution substantielle de sa jurisprudence relative aux conséquences des conditions indignes de détention sur la situation des personnes incarcérées, tranche une question de principe concernant les moyens de mettre un terme, lorsqu’elles sont constatées, aux atteintes à la dignité des personnes placées en détention provisoire.

Par un arrêt distinct, elle transmet également au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité relative aux articles 137-3, 144 et 144-1 du code de procédure pénale.

1. La condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme, le 30 janvier 2020

Aux termes de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme : « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. » Ce droit est absolu de sorte qu’il ne peut supporter d’exception.

Selon l’article 13 de la Convention, « Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la […] Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

Saisie par de nombreux requérants incarcérés dans divers établissements pénitentiaires en France, en métropole ou dans les DOM-COM, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a rendu, le 30 janvier 2020, une décision condamnant la France pour violation des articles 3 et 13 de la Convention (CEDH, arrêt du 30 janvier 2020, J. M. B. et autres c. France, no 9671/15).

Elle a notamment jugé que les détenus ne disposaient pas d’un espace personnel au moins égal à 3 m², cet élément étant considéré comme à ce point grave qu’il donne lieu à une forte présomption de violation de l’article 3 de la Convention précitée que le gouvernement français n’a pu combattre.

Elle a également prononcé une condamnation sur la base de l’article 13 de la Convention et relevé qu’il n’avait pas été démontré que les voies de recours préventives indiquées par le gouvernement étaient effectives en pratique, c’est-à-dire susceptibles d’empêcher la continuation de la violation alléguée et d’assurer aux requérants une amélioration de leurs conditions matérielles de détention.

Elle a constaté ainsi qu’en l’état de la législation française, il n’existait aucun recours préventif en matière judiciaire.

S’agissant de la saisine du juge administratif, en l’occurrence du juge du référé liberté, elle a relevé que cette procédure avait permis la mise en oeuvre de mesures visant à remédier aux atteintes les plus graves auxquelles sont exposées les personnes détenues dans certains établissements pénitentiaires. Elle a toutefois jugé que le pouvoir d’injonction conféré à ce juge ne l’autorisait pas à prendre des mesures de réorganisation du service public de la justice et qu’il s’en tenait à des mesures pouvant être mises en oeuvre rapidement. De surcroît, il faisait dépendre son office, d’une part, du niveau des moyens de l’administration et, d’autre part, des actes qu’elle avait déjà engagés, la mise en oeuvre des injonctions connaissant par ailleurs des délais non conformes à l’exigence d’un redressement diligent.

Sur le fondement de l’article 46 de la Convention, elle a émis diverses recommandations : l’État français doit adopter des mesures générales aux fins de garantir aux détenus des conditions de détention conformes à l’article 3 de la Convention précitée et établir un recours préventif et effectif, combiné avec le recours indemnitaire, permettant aux détenus de redresser la situation dont ils sont victimes, et d’empêcher la continuation d’une violation alléguée.

2. La jurisprudence traditionnelle de la Cour de cassation

Avant que n’intervienne l’arrêt de la Cour de Strasbourg mentionné ci-dessus, la chambre criminelle de la Cour de cassation faisait une application stricte des articles 137-3, 144 et 144-1 du code de procédure pénale selon lesquels le juge, pour apprécier la nécessité ou non de placer ou maintenir une personne en détention provisoire, doit se déterminer en tenant compte des impératifs de la procédure judiciaire, des exigences de préservation de l’ordre public et du caractère raisonnable de la durée de cette détention. Elle en déduisait qu’une éventuelle atteinte à la dignité de la personne en raison des conditions de détention, si elle est susceptible d’engager la responsabilité de la puissance publique en raison du mauvais fonctionnement du service public, ne saurait constituer un obstacle légal au placement et au maintien en détention provisoire (Crim., 18 septembre 2019, pourvoi no 19-83.950, publié au Bulletin).

Elle faisait ainsi prévaloir ces dispositions spéciales sur celle, plus générale, de l’article préliminaire III, alinéa 4, du code de procédure pénale, qui pose en principe que « les mesures de contraintes dont la personne suspectée ou poursuivie peut faire l’objet sont prises sur décision ou sous le contrôle effectif de l’autorité judiciaire. Elles doivent être strictement limitées aux nécessités de la procédure, proportionnées à la gravité de l’infraction reprochée et ne pas porter atteinte à la dignité de la personne ».

Toutefois, la chambre criminelle de la Cour de cassation avait jugé, dans une affaire relative à la santé du détenu, que « les énonciations de l’arrêt attaqué mettent la Cour de cassation en mesure de s’assurer que la chambre de l’instruction, qui, faute d’allégation d’éléments propres à la personne concernée, suffisamment graves pour mettre en danger sa santé physique ou mentale, s’est en conséquence déterminée par des considérations de droit et de fait répondant aux seules exigences des articles 137-3, 143-1 et suivants du code de procédure pénale, a justifié sa décision » (Crim., 29 février 2012, pourvoi no 11-88.441, Bull. crim. 2012, no 58).

Il s’en déduisait qu’une demande de mise en liberté fondée sur le caractère inhumain et dégradant des conditions d’incarcération était susceptible d’aboutir à une libération en cas d’éléments personnels à la personne détenue présentant un degré de gravité suffisant pour mettre en danger sa santé physique ou mentale.

Consacrant cette jurisprudence, le législateur est intervenu par la loi no 2014-896 du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales, créant un nouvel article 147-1 du code de procédure pénale, qui dispose qu’en toute matière et à tous les stades de la procédure, sauf s’il existe un risque grave de renouvellement de l’infraction, la mise en liberté d’une personne placée en détention provisoire peut être ordonnée, d’office ou à la demande de l’intéressé, lorsqu’une expertise médicale établit que cette personne est atteinte d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que son état de santé physique ou mentale est incompatible avec le maintien en détention.

3. La transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel

Tenant compte de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme du 30 janvier 2020, la chambre criminelle de la Cour de cassation a transmis au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité qui alléguait notamment des atteintes au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine et au droit au recours effectif par les articles 137-3, 144 et 144-1 du code de procédure pénale, en ce qu’ils ne prévoient pas « que le juge d’instruction ou le juge des libertés et de la détention puisse, de manière effective, redresser la situation dont sont victimes les détenus dont les conditions d’incarcération constituent un traitement inhumain et dégradant afin d’empêcher la continuation de la violation alléguée devant lui ».

Il appartient désormais au Conseil constitutionnel de se prononcer sur la conformité à la Constitution des dispositions législatives en cause.

L’on précisera que le requérant étant privé de liberté, la chambre criminelle n’avait pas à surseoir à statuer jusqu’à la décision du Conseil constitutionnel et devait apprécier la valeur de l’exception d’inconventionnalité soulevée.

4. Les nouveaux principes affirmés

Le demandeur au pourvoi avait demandé à la chambre de l’instruction saisie de tirer les enseignements de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme précité. En se référant à la jurisprudence traditionnelle de la chambre criminelle, la chambre de l’instruction a rejeté la demande. Elle a ajouté que cette demande avait un caractère général et n’apportait pas de précision sur les conditions personnelles de détention du requérant.

Pour répondre à la question posée, dans une motivation dite enrichie, la chambre criminelle de la Cour de cassation développe le raisonnement suivant :

  • si l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme met en premier lieu à la charge de l’État français une obligation de s’y conformer, il entre dans l’office du juge judiciaire d’appliquer la Convention, en tenant compte de cette décision, sans attendre une éventuelle modification des textes législatifs ou réglementaires ;
  • Le juge a l’obligation de garantir à la personne placée dans des conditions indignes de détention un recours préventif et effectif permettant d’empêcher la continuation de la violation de l’article 3 de la Convention ;
  • il lui incombe, en tant que gardien de la liberté individuelle, de veiller à ce que la détention provisoire soit, en toutes circonstances, mise en oeuvre dans des conditions respectant la dignité des personnes et de s’assurer que cette privation de liberté est exempte de tout traitement inhumain et dégradant.

Ainsi, par la décision du 8 juillet 2020 ici commentée, la chambre criminelle procède à un infléchissement sérieux de sa jurisprudence antérieure puisque, dorénavant, des conditions indignes de détention sont susceptibles de constituer un obstacle à la poursuite de cette détention.

5. Des précisions sur la procédure en cas de violation alléguée de l’article 3 de la Convention

L’arrêt commenté précise les étapes du raisonnement en cas d’allégations portant sur des conditions de détention qui seraient contraires à l’article 3 de la Convention.

Tout d’abord, la Cour pose une exigence de qualité des observations soumises à la juridiction. Le requérant doit fournir dans sa demande les précisions nécessaires à l’appréciation d’une éventuelle violation de l’article 3 de la Convention.

Ces éléments, qui doivent être « crédibles, précis et actuels », doivent se rapporter à la situation personnelle de l’intéressé et ne peuvent se contenter de décrire l’état général de la détention dans l’établissement dans lequel il est détenu. Il peut s’agir notamment de données relatives à la superficie de la cellule et au nombre de ses occupants, à son aménagement intérieur, aux heures journalières d’occupation.

Si elle répond à ces conditions, la demande constitue un commencement de preuve du caractère indigne de la détention.

Il appartient alors à la chambre de l’instruction, dans le cas où le ministère public n’aurait pas préalablement fait vérifier ces allégations, et en dehors du pouvoir qu’elle détient d’ordonner la mise en liberté de l’intéressé, de faire procéder à des vérifications complémentaires afin d’en apprécier la réalité.

La chambre criminelle de la Cour de cassation rappelle ainsi le pouvoir dont dispose la chambre de l’instruction, conformément à son office, de libérer le détenu. Elle rappelle également le rôle important que peut jouer le ministère public en la matière. Dès lors qu’il est informé de la demande, ce magistrat peut se rapprocher de l’administration pénitentiaire aux fins de vérifier, en amont de l’audience, la réalité des assertions du détenu. L’administration pénitentiaire se trouve ainsi mise en mesure de faire cesser le trouble éventuel avant même que la chambre de l’instruction ne se prononce.

Ces vérifications sont celles « concernant sa demande » qui sont prévues par l’article 194, alinéa 4, lorsque la chambre de l’instruction est saisie d’un appel, par l’article 148, alinéa 5, lorsqu’elle est saisie directement parce que le juge des libertés et de la détention n’a pas répondu à une demande de mise en liberté dans le délai imparti par le troisième alinéa du même article, et enfin par l’article 148-4 lorsqu’elle est saisie par le détenu qui n’a pas été interrogé par le magistrat instructeur depuis quatre mois.

Il convient de rappeler que lorsque la chambre de l’instruction est saisie, sur le fondement des articles 148-1 et 148-2 du code de procédure pénale, d’une demande de mise en liberté, postérieurement à la décision de règlement rendue par la juridiction d’instruction, elle peut, selon la jurisprudence de la chambre criminelle, ordonner des vérifications dès lors qu’elle ordonne, dans le délai qui lui est imparti, le maintien en détention (Crim., 7 mars 1991, pourvoi no 90-87.728, Bull. crim. 1991, no 116).

Dans une éventuelle audience ultérieure et dans le cas où il n’a pas été mis fin dans l’intervalle à la situation dénoncée, si la chambre de l’instruction, après que les vérifications ont été effectuées, constate une violation du principe de dignité, elle doit en tirer les conséquences en ordonnant la mise en liberté de la personne.

La chambre criminelle de la Cour de cassation précise, de la sorte, qu’il n’y a pas lieu de libérer la personne détenue sur le fondement de l’article 3 de la Convention dans le cas où il a été mis fin dans l’intervalle à la situation dénoncée. En effet, selon la Cour européenne des droits de l’homme, « le recours préventif doit être de nature à empêcher la continuation de la violation alléguée de l’article 3 ou de permettre une amélioration des conditions matérielles de détention ».

Cette libération peut être accompagnée d’un contrôle judiciaire ou d’une assignation à résidence avec surveillance électronique.

6. L’application des principes au cas d’espèce

La chambre de l’instruction avait affirmé qu’une éventuelle atteinte à la dignité de la personne en raison des conditions de détention ne saurait constituer un obstacle légal au placement et au maintien en détention provisoire.

Cette affirmation, qui était conforme à la jurisprudence qui était alors celle de la chambre criminelle, ne l’est plus au regard des principes que cette dernière tire désormais de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme.

Toutefois, la chambre de l’instruction avait également fondé le rejet de la demande de mise en liberté sur le fait que le requérant s’était borné à faire état de la situation générale des conditions de détention dans les établissements concernés, sans apporter de précisions sur sa situation personnelle.

Ce motif suffisant à justifier la décision de la chambre de l’instruction, le pourvoi est rejeté.

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.