Rapport annuel 2020 de la Cour de cassation (Discours de la première présidente)

Rapport annuel

Ouvrage de référence dans les milieux judiciaire et universitaire, le Rapport de la Cour de cassation est aussi un précieux instrument de travail pour les praticiens du droit. Le Rapport 2020 comporte des suggestions de modifications législatives ou réglementaires, ainsi que l’analyse des principaux arrêts et avis ayant été rendus, tout au long de l’année, dans les différentes branches du droit privé. Le Rapport présente également, de manière détaillée, l’activité juridictionnelle et extra-juridictionnelle de la Cour de cassation, ainsi que celle des juridictions et commissions instituées auprès d’elle.

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Rapport annuel 2020 de la Cour de cassation (Discours de la première présidente)

DISCOURS PRONONCÉ lors de l’audience solennelle de début d’année judiciaire, le 11 janvier 2021, par

Madame Chantal Arens, première présidente de la Cour de cassation

Monsieur le Premier ministre,

La Cour de cassation vous remercie de votre présence à cette audience solennelle, qui marque le début de l’année judiciaire. Ces audiences sont parfois l’occasion de faire le bilan des années passées. Celle-ci sera porteuse de projets d’avenir pour notre institution. À sa mesure, sachez que la Cour de cassation est résolument engagée dans cette voie.

Monsieur le garde des sceaux,

Soyez également remercié pour votre présence qui témoigne de l’intérêt que vous portez aux conditions dans lesquelles magistrats et fonctionnaires de justice accomplissent leur mission, très souvent avec dévouement et abnégation.

Mesdames et Messieurs les parlementaires,

Mesdames et Messieurs les présidents et procureurs généraux des Cours suprêmes,

Monsieur le président de la Cour européenne des droits de l’homme,

Monsieur le président du Conseil constitutionnel,

Monsieur le vice-président du Conseil d’État,

Madame la Défenseure des droits,

Monsieur le premier président de la Cour des comptes,

Madame la procureure générale près ladite Cour,

Mesdames et Messieurs les membres du Conseil supérieur de la magistrature,

Mesdames et Messieurs les hautes personnalités représentant les autorités civiles

et militaires,

Monsieur le président de l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation,

Mesdames et Messieurs les représentants des professions judiciaires,

Mesdames et Messieurs, ici présents,

Mais aussi vous tous qui suivez cette audience solennelle à distance, retransmise en direct sur le site internet de la Cour de cassation, faute de pouvoir partager ce moment fort de l’année judiciaire avec nous, en raison de l’épidémie de Covid 19 qui sévit encore aujourd’hui en France et dans le monde.

En effet, et alors que la Cour de cassation a traditionnellement le plaisir d’accueillir à son audience solennelle de rentrée près de 600 invités, et parce qu’avec Monsieur le procureur général nous avons pris la décision de maintenir cette audience malgré le contexte sanitaire actuel, le nombre d’invités a dû être très sensiblement réduit et nous adressons, aux personnalités qui suivent cet événement à distance, nos sincères remerciements pour leur compréhension et leur fidélité.

Cette rentrée solennelle s’inscrit donc dans un contexte tout particulier.

Un contexte de crises protéiformes : crise terroriste, alors que plusieurs attentats ont encore frappé notre pays et que les défis et enjeux sécuritaires sont de plus en plus prégnants ; crise sanitaire, qui a confronté la France et le monde à une situation inédite par son ampleur et sa gravité, insécurisante en l’absence de toute certitude sur les perspectives à moyen et long terme ; crise économique et sociale, dont on ne mesure encore pas totalement l’ampleur, mais dont on voit hélas déjà les conséquences dramatiques pour les plus fragiles.

Vous le savez, cette crise a bouleversé le fonctionnement de l’institution judiciaire.

Au printemps dernier, la justice confinée a fonctionné au ralenti, réduite au traitement des contentieux les plus essentiels.

Cet épisode a révélé l’impérative nécessité de faire évoluer, rapidement et profondément nos méthodes de travail, nos organisations et nos systèmes informatiques, afin que les juridictions puissent poursuivre leur activité juridictionnelle en toutes circonstances.

Lors de la deuxième vague de l’épidémie, la justice bien que non épargnée était mieux préparée pour maintenir son activité. Malgré ce contexte difficile, je me félicite que la Cour de cassation ait pu poursuivre ses différentes missions grâce à l’investissement essentiel et déterminant de tous, et en particulier, celui du personnel de greffe, représenté ici par Madame la directrice du greffe de la Cour de cassation, que je remercie solennellement.

Au-delà de la seule Cour de cassation, je salue le fort investissement de l’ensemble des magistrats et fonctionnaires des juridictions et leur mobilisation sans faille, alors que leurs conditions de travail étaient encore plus difficiles que les années précédentes.

Je vous annonçais, l’an dernier, la mise en place de nombreux groupes de travail, appelés à réfléchir à l’évolution et l’amélioration de l’action de la Cour. Je pense notamment aux réflexions menées sur le contrôle de conventionnalité ou le traitement des questions prioritaires de constitutionnalité, qui occupent une place croissante dans l’office du juge de cassation, comme l’actualité jurisprudentielle l’a encore récemment illustré.

Je pense encore aux actions menées en faveur du renforcement du dialogue et des relations avec les juridictions du fond comme avec les avocats aux Conseils, ou bien aux avancées réalisées en matière d’éthique et de déontologie du juge de cassation.

Je pense enfin au travail essentiel tendant à l’harmonisation des méthodes de travail à la Cour de cassation, pour une meilleure lisibilité et une efficacité accrue du traitement des pourvois. L’ensemble de ces travaux a été conduit avec succès, et je souhaite remercier solennellement tous ceux qui ont contribué à cette avancée majeure pour la Cour : les présidents de chambre, dont la contribution a été essentielle, les magistrats du siège et du parquet général, personnels de greffe, avocats aux Conseils.

J’en profite pour saluer la très grande qualité des relations entretenues avec Monsieur le procureur général, la richesse des contributions des membres du parquet général tout au long de ces travaux, et leur complète adhésion aux projets menés pour la Cour.

Je remercie chaleureusement le président Louis Boré pour son entière coopération aux réflexions engagées tout au long de l’année qui vient de s’achever et qui ont vocation à se poursuivre au cours de cette nouvelle année. À n’en pas douter, le président Molinié qui lui succède aura à coeur de consolider la qualité de nos échanges avec l’ordre, dans l’intérêt de la Cour comme des justiciables.

Des propositions concrètes ont été faites et des réformes mises en place, dont vous retrouverez le détail dans un document annexe, mis à votre disposition.

Je rappellerai simplement que l’objectif de ces réflexions et réformes a été de renforcer la cohérence de l’action de la Cour de cassation et de consolider son rôle normatif.

Ainsi, trois circuits différenciés ont été mis en place afin d’adapter les méthodes de travail de la Cour à la complexité de certains dossiers et de se concentrer sur les seules affaires nécessitant un examen approfondi, les affaires plus simples étant orientées vers des circuits de traitement plus rapides. Le renforcement du dialogue avec les juges du fond, que j’évoquais il y a un instant, est à l’origine de nouveaux outils pédagogiques de présentation et de diffusion des arrêts de la Cour. Enfin, au niveau national comme international, le dialogue des juges s’est très sensiblement enrichi, grâce à des rencontres régulières autour de sujets communs, et parfois, selon de nouveaux formats en raison du contexte actuel.

À cet égard, je remercie de leur présence à cette audience Monsieur le président du Conseil constitutionnel et Monsieur le vice-président du Conseil d’État, qui témoigne de l’excellence des relations entretenues avec la Cour de cassation sur des thèmes d’intérêt commun.

Je salue également la présence de nos partenaires européens et internationaux : Monsieur Spano, président de la Cour européenne des droits de l’homme, Madame Solovieff, procureure générale près la Cour supérieure de justice de Luxembourg et Monsieur Ondo Mve, président de la Cour commune de justice et d’arbitrage de l’OHADA. La crise sanitaire n’a hélas pas permis à plusieurs de nos homologues étrangers d’être présents, tels Monsieur Wiwinius, président de la Cour supérieure de justice de Luxembourg et président du Réseau des présidents des Cours supérieures judiciaires de l’Union européenne, que je tiens à remercier pour son action déterminante au service de la coopération judiciaire.

La crise à laquelle nous sommes confrontés a illustré la nécessité de renforcer le dialogue des juges. À cet égard, je tiens plus particulièrement à saluer le premier président de la Cour de cassation du Liban, Monsieur Souheil Abboud, invité d’honneur de cette audience de rentrée à laquelle, fort malheureusement, il n’a pas pu se rendre. Le président Abboud mène une action déterminante dans le renforcement du dialogue des juges, tant sur le plan bilatéral qu’au sein de l’Association des hautes juridictions de cassation des pays ayant en partage l’usage du français (AHJUCAF) qu’il préside, et dans la défense de la démocratie, des droits fondamentaux et de l’État de droit, valeurs qui sont au coeur des actions de coopération de la Cour de cassation. Il nous a fait parvenir un message du Liban, que nous aurons le plaisir de vous faire partager à la fin de cette audience solennelle.

Les réflexions de la Cour de cassation se poursuivent aujourd’hui avec la mise en place de comités de suivi ou de nouvelles commissions, par exemple en matière de médiation à la Cour de cassation ou encore, sur la dématérialisation des procédures nécessaires au traitement des pourvois en matière pénale ou chaque fois que la représentation par avocat n’est pas obligatoire.

Dans cette même approche dynamique, et pour donner sens et cohérence à son action, j’ai souhaité que la Cour de cassation se projette dans une perspective à plus long terme et qu’elle réfléchisse à ce qu’elle pourrait devenir à moyenne échéance. Nous avons, avec Monsieur le procureur général, mis en place une Commission de réflexion, intitulée « Cour de cassation 2030 », chargée d’identifier les grandes tendances qui se dessinent dans l’environnement juridique, institutionnel et international de la Cour de cassation et d’envisager leurs conséquences sur sa place et son office. Le président Potocki a accepté de conduire cette mission qui se traduira par la remise d’un rapport en septembre 2021. Je le remercie vivement, ainsi que l’ensemble des membres de la Commission, pour leur implication dans ce projet ambitieux.

Depuis peu, une réflexion sur la mise en place de formations ad hoc à la Cour de cassation a été engagée, afin de permettre le traitement rapide et efficace des affaires d’une particulière complexité, nécessitant l’expertise croisée de plusieurs magistrats reconnus pour leur compétence dans les domaines concernés, et pouvant appartenir à différentes chambres de la Cour.

Le traitement des pourvois formés contre les arrêts rendus par la chambre commerciale internationale de la cour d’appel de Paris, qui couvrent des questions de droit commercial international, d’arbitrage et de procédure, est un parfait exemple de ces affaires à forts enjeux qui méritent une appréhension globale, par des magistrats spécialisés réunis en une formation ad hoc.

Vous le voyez, la Cour de cassation souhaite, plus que jamais, ancrer son action au cœur même de notre société et relever les défis du XXIe siècle dans toute leur complexité. La période actuelle révèle ce que ces défis peuvent avoir d’imprévisible, dessinant de nouvelles priorités pour la justice de demain.

Dans des temps aussi incertains, marqués par la peur et l’isolement, il est crucial que la justice occupe toute sa place : celle d’une institution essentielle à la cohésion de la Nation.

Pour cela, je voudrais revenir quelques instants sur la figure du juge ; celui qui, étymologiquement, dit le droit, mais qui ne saurait être réduit à cela.

Le juge est avant tout ce tiers indépendant et impartial dont chaque société constituée a besoin pour faire valoir et veiller au respect des droits de chacun ; pour faire cesser les troubles, mettre fin aux litiges, réparer les dommages, apaiser les conflits, protéger les plus vulnérables, rappeler la dignité et le respect des droits de chacun et de la liberté individuelle, en bref, assurer la paix sociale.

Je voudrais vous parler de ce juge auquel, depuis la nuit des temps, chacune et chacun a recours lorsque le conflit s’installe et que le dialogue n’a plus sa place ; lorsque l’injustice ou la loi du plus fort cherche à opprimer, à bafouer les droits d’autrui ; lorsqu’il est porté atteinte à la sécurité et à l’ordre public.

Je voudrais vous parler de ce juge qui protège, qui répare, qui pacifie, qui régule, précisément parce qu’aujourd’hui, alors que la société a plus que jamais besoin de lui, son image se brouille.

Pour évoquer ce juge, j’ai choisi une fable de tradition bédouine : la fable du « douzième chameau », si bien contée par François Ost. Ce bref récit nous dit beaucoup de la place du juge dans la société et plus largement du rôle que le droit y tient. Permettez moi de la partager avec vous :

« Trois fils se disputent l’exécution du testament de leur père, récemment décédé. Non pas en raison de l’inégalité des parts, coutumière en ces temps reculés, mais plutôt en raison de l’héritage à partager : un cheptel réduit à onze chameaux. L’aîné devant recevoir la moitié du cheptel, le puîné le quart, et le cadet le sixième, le partage semblait impossible. Sur le point d’en venir aux mains, les frères font alors appel à la sagesse du khadi qui, après avoir réfléchi, leur dit : “Prenez un de mes chameaux, faites votre partage, puis vous me le rendrez.” Interloqués, les frères ne tardèrent pas à réaliser l’ingéniosité du khadi : avec douze chameaux, le partage devenait fort aisé – chacun reçut sa part et le douzième chameau ne manqua pas d’être restitué. »

Cette parabole illustre, sans doute, le véritable office du juge, dans ce moment au cours duquel les êtres humains décident de confier le règlement de leur litige à un tiers reconnu lequel, par sa seule intervention et son aptitude à résoudre le différend qui lui est soumis, en appelle à la règle de droit et donne ainsi naissance à une situation juridique nouvelle. À égale distance des parties, ce tiers rend l’échange possible, mettant au même niveau les protagonistes et restaurant le lien social.

Cette mission originelle semble pourtant bouleversée face à une complexification de l’environnement juridique, à une demande croissante de justice, et à des impératifs quantitatifs toujours plus prégnants. Le juge, fragilisé dans l’exercice de sa mission, se retrouve aussi, parfois, interrogé dans son office.

Ainsi, il doit faire face à une complexification croissante du droit : la norme applicable devient multiple quant à son origine, sa portée ou sa valeur normative, sans compter la multiplication des lois de circonstances, qui changent ou évoluent constamment.

La densification du paysage normatif entraîne alors, inexorablement, la complexification de la tâche du juge mais aussi, paradoxalement, le dévoiement de son office.

Trop souvent appelé en bout de chaîne, tardivement, pour sanctionner la violation de règles de toutes natures, mobilisé par cet office sanctionnateur, le juge se voit contraint de délaisser ses autres missions, régulatrice et interprétative, pourtant essentielles.

Ce même juge est, par ailleurs, destinataire d’injonctions contradictoires, tiraillé entre des exigences de quantité et de qualité, enfermé dans une logique de gestion qui le conduit à emprunter les codes d’une administration de production en termes de flux, de stocks ou de délais, l’éloignant du cœur de sa mission. Les citoyens attendent de lui qu’il soit à la fois répressif, protecteur, psychologue, administrateur.

Sur un plan plus institutionnel, la justice est affectée de plusieurs maux qu’il convient d’identifier clairement et de prendre en compte.

Je veux souligner ici la solitude que connaît particulièrement le juge civil et qui contribue à la désaffection de ses fonctions. La réduction de la collégialité, parfois justifiée, en a fait un juge solitaire, isolé dans son exercice. La fonction a beaucoup perdu de son attractivité. Le travail à distance des tribunaux se généralise à bas bruit, ce que la crise sanitaire accentue. Le juge, seul, dans un colloque singulier avec ses dossiers, est souvent amené à renoncer à s’investir plus avant dans la vie de sa juridiction.

Je veux également évoquer la crise de légitimité que connaît l’institution judiciaire, révélatrice du déficit de confiance qu’on lui accorde.

Beaucoup ont encore du mal à se départir d’une conception réductrice du juge« bouche de la loi ». Le spectre d’un « gouvernement des juges » dénués de légitimité démocratique est prompt à ressurgir chaque fois qu’une décision de justice dérange ou n’est pas suffisamment comprise, de sorte que l’acceptation même de l’office du juge juridictionnel est parfois difficile.

Or, plutôt que de présenter le juge dans une logique d’opposition avec les autres pouvoirs, ne faut-il pas l’accepter à sa juste place de défenseur de l’État de droit et de la démocratie, dans le cadre d’une interaction renforcée avec les auxiliaires de justice et plus particulièrement les avocats ?

L’un des fondements de la confiance des citoyens en la justice est certainement la légitimité de ceux qui prennent des décisions « au nom du peuple français ». En France, le juge ne tient pas sa légitimité de l’élection, mais bien plutôt de son indépendance et de son impartialité, de la responsabilité qui découle de ses fonctions, de sa déontologie, de sa formation et de ses méthodes de travail.

C’est une légitimité tout à la fois constitutionnelle et éthique, fruit, je le répète, d’une formation extrêmement rigoureuse, à la hauteur des responsabilités qui sont les siennes.

Pourtant, cette légitimité vacille aujourd’hui : elle est régulièrement interrogée, certains cherchant même à faire naître le doute.

Pour que la confiance des justiciables soit restaurée et que la justice puisse retrouver la place qui est la sienne dans un fonctionnement harmonieux des institutions qui concourent à l’État de droit, il faut penser d’autres voies pour demain.

Je vous le dis : l’allocation impérieuse de moyens supplémentaires et l’augmentation des effectifs, toujours d’actualité, ne suffiront pas.

De nouveaux défis se présentent à nous, que la crise sanitaire a exacerbés : la question de l’accès au juge, celle des méthodes de travail des magistrats mais aussi des greffiers, qui se posent avec une nouvelle acuité. Une nouvelle transformation numérique devient à la fois une urgence absolue et un défi technologique, face à la vétusté de l’équipement informatique des cours et tribunaux.

Au-delà de ces aspects, il est urgent d’intervenir et de reconfigurer l’institution judiciaire, dans une approche systémique. Le juge doit être acteur de cette refondation dans le cadre d’une mobilisation collective de l’ensemble des partenaires et interlocuteurs concernés.

Le juge de demain est un juge ouvert sur le monde. Il lui faudra les moyens de consulter des sachants, de connaître et de s’inspirer des pratiques de ses homologues étrangers, comme du fonctionnement des autres institutions ou administrations.

Cela implique de réfléchir à son périmètre d’action, et surtout, de promouvoir et de donner vie à l’équipe autour de lui, à l’instar de ce qui existe dans d’autres institutions comparables, pour lui permettre de se recentrer sur son activité juridictionnelle, pour rompre avec l’isolement et pour favoriser la réflexion collective, non pas uniquement avec ses pairs mais avec ses interlocuteurs du quotidien : greffiers, avocats, universitaires.

Le juge de demain, au cœur d’une équipe structurée, doit être formé à la gestion des ressources humaines. L’École nationale de la magistrature, qui a beaucoup enrichi son offre de formation ces dernières années en ce domaine, pourrait encore plus lui donner les outils indispensables à la direction d’une équipe, d’un service ou d’une juridiction. Permettez-moi de saluer cette prestigieuse École et plus particulièrement sa nouvelle directrice, animée de grandes ambitions pour maintenir au plus haut la qualité de l’enseignement qui y est dispensé.

Le juge de demain, mieux entouré, doit aussi être mieux préparé, pour faire face à des contentieux qui se complexifient. Il faut favoriser la spécialisation dans certains domaines de contentieux, par la formation de juges experts ou la création de chambres spécialisées. Le droit économique, bancaire et financier, le droit de l’environnement, le droit commercial international sont quelques exemples de domaines du droit dans lesquels une spécialisation des juges constituerait un réel atout, en ce qu’il pourrait favoriser la confiance des acteurs économiques et l’attractivité de notre système juridique. En l’état de la gestion des ressources humaines des magistrats, cette approche mériterait d’être exploitée par la création de viviers de compétence.

À ces égards, je tiens ici à saluer l’action déterminante du Conseil supérieur de la magistrature, qui a un regard ouvert sur le monde, qui veille à l’indépendance de la justice et qui, par son rôle dans le recrutement, la mobilité et la carrière des magistrats, participe à l’émergence du juge de demain.

Le juge de demain doit statuer dans un cadre territorial rénové. Il doit pouvoir remplir son office au sein d’une juridiction dont la taille, plus adaptée, lui permettra de se recentrer sur ses fonctions essentielles et de rendre une justice de qualité dans l’intérêt du justiciable.

Le juge de demain doit être dans la bonne temporalité : c’est-à-dire être dans le juste temps et dans son temps.

Dans le juste temps car, s’il est essentiel que la justice soit rendue dans des délais conformes aux standards européens, il importe aussi de veiller et de rappeler que toute affaire doit pouvoir donner lieu à un traitement adapté à sa complexité. La temporalité de la justice n’est pas nécessairement celle de la société et des médias.

Le juge de demain est aussi celui qui est dans son temps, dans son époque, ouvert aux nouvelles technologies et à la hauteur des enjeux numériques.

L’ouverture progressive, mais massive et gratuite, des bases de jurisprudence à tous – l’open data – corrélée au développement des algorithmes, pourra renforcer la sécurité juridique en améliorant la prévisibilité des décisions de justice et la convergence des jurisprudences. Cette ouverture pourra aussi favoriser les modes amiables de résolution des différends. La Cour de cassation, responsable de la diffusion en open data des décisions judiciaires, met tout en œuvre pour remplir sa mission. Il est bon de rappeler que ces outils n’ont bien évidemment pas vocation à se substituer au juge qui, toujours, doit garder à l’esprit qu’une bonne justice est avant tout une justice humaine, rendue publiquement, contradictoirement et, chaque fois que nécessaire, collégialement.

À cet égard, la visioconférence et la présence à distance, éprouvées avec la crise sanitaire, doivent-elles être pensées comme une solution d’avenir ?

Si la justice de demain devait prendre ce nouveau visage, c’est sous la seule mais impérieuse réserve que ce ne soit pas au détriment des principes fondamentaux de la procédure, au premier rang desquels le respect du principe de la contradiction et des droits de la défense.

Pour que la justice de demain ne soit pas désincarnée, l’exigence de motivation est un garde-fou essentiel, à la préservation de laquelle la Cour de cassation s’est engagée. Ainsi, par le recours à la motivation enrichie ou au contrôle de proportionnalité, inspirés des méthodes du juge européen, le juge de cassation veille à l’individualisation et à la compréhension de ses arrêts.

Enfin, le juge de demain doit aussi être un juge qui communique, conscient de son environnement et de l’incidence que sa décision a sur celui-ci.

La communication est un enjeu majeur, pour que la confiance en la justice soit restaurée.

Consciente de cela, la Cour de cassation développe sa communication sous des formats renouvelés : formations à distance, colloques diffusés en direct, visioconférences et web-séminaires avec ses interlocuteurs, en France comme à l’étranger.

Nous devons, collectivement, avoir le courage d’agir et de nous mobiliser pour une nouvelle justice : la justice de demain.

Il est temps d’abandonner cette approche linéaire et horizontale de la justice, marquée par un début et une fin, une succession d’étapes, une chaîne dont les maillons seraient cloisonnés, pour lui préférer une approche systémique. À l’image du khadi de notre fable, voyons-la plutôt comme une intervention juridique, par un tiers légitime, dans une situation sociale, qui vient combler un manque.

La justice serait ainsi restaurée dans la place qui doit être la sienne, forte de la confiance retrouvée, en mesure de remplir son rôle de tiers, indispensable à tout État démocratique, porteur de paix sociale et de régulation.

Je rappelais l’année dernière, dans mon discours de rentrée, que la justice est une vertu. Faisons en sorte que, collectivement, elle puisse s’inscrire dans un cercle vertueux.

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