N°7 - Mai 2022 (Focus)

Lettre de la troisième chambre civile

Une sélection commentée des arrêts rendus par la troisième chambre civile de la Cour de cassation (Assurance-construction / Baux commerciaux / Copropriété / Environnement / Expropriation / Hypothèque / Prescription et vices cachés / Sous-traitance).

  • Immobilier
  • assurance construction obligatoire
  • bail commercial
  • copropriété
  • environnement et pollution
  • expropriation
  • hypothèque
  • prescription

Lettre de la troisième chambre civile

N°7 - Mai 2022 (Focus)

Protection du droit de propriété et contrôle de proportionnalité

Le droit de propriété est un droit fondamental dont il appartient traditionnellement au juge judiciaire d'assurer la protection. Depuis plusieurs années, l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales a conduit la Cour de cassation à assurer cette mission protectrice de manière renouvelée.

Le contrôle de conventionnalité, largement mis en œuvre par les juridictions nationales, peut désormais prendre la forme d’un contrôle de proportionnalité : il consiste alors à examiner si, dans une espèce particulière, l’application de la règle ne porte pas une atteinte disproportionnée, par ses effets, à un droit conventionnel.

La troisième chambre civile en fait une application nuancée, notamment en fonction de la nature verticale ou horizontale du rapport juridique entre les parties, c'est-à-dire selon que l'on est en présence d'une ingérence de l'Etat ou de l'un de ses démembrements ou d'un litige entre personnes privées.

 

Dans le rapport de verticalité, la Cour de cassation a pu être amenée à procéder elle-même directement à un contrôle de proportionnalité, demandé pour la première fois devant elle, les faits constatés par la cour d’appel lui permettant d’y procéder (3e Civ., 18 avril 2019, pourvoi n° 18-11.414, publié au Rapport).

Dans cette affaire, les propriétaires d’un terrain classé en emplacement réservé à l'implantation d'espaces verts, avaient, comme le permet la procédure de délaissement, enjoint à la commune de l'acquérir. Plus de vingt-cinq années après, la commune, après l'avoir rendu constructible, le revendra en bénéficiant d'une forte plus-value. L'ayant droit des premiers propriétaires, agissant pour obtenir l'octroi d'une indemnité compensatrice, s'est prévalu d'une ingérence dans le droit au respect de ses biens au stade de la cassation. Considérant qu'il était recevable à le faire pour la première fois devant elle, la Cour de cassation a recherché si, concrètement, l'ingérence résultant de la privation de toute indemnisation par le code de l'expropriation ménageait un juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux. Au terme de cette analyse, elle a conclu, qu'en dépit du délai de plus de vingt-cinq années séparant les deux actes, la mesure contestée portait une atteinte excessive au droit au respect des biens de l’intéressé, au regard du but légitime poursuivi, de sorte qu'en rejetant la demande en paiement de dommages-intérêts, la cour d'appel avait violé l'article 1er du premier protocole additionnel.

Saisie par les parties, la cour d'appel de renvoi a procédé à un nouveau contrôle de proportionnalité, tirant une conclusion identique à celle de la Cour de cassation. Un nouveau pourvoi formé par la commune a été rejeté par un arrêt du 10 juin 2021 (pourvoi n° 19-25.037, publié au Rapport) : la Cour de cassation, conférant une pleine force à son contrôle, a décidé qu'il était inopérant de vouloir remettre en cause celui exercé surabondamment par la cour d'appel. Ainsi, une fois opéré au stade de la cassation, le contrôle de proportionnalité acquiert un caractère définitif.

Un arrêt très récent, (2 mars 2022, pourvoi n°20-17.133, publié au Bulletin), commenté dans la présente Lettre (p.10), donne une nouvelle illustration de la façon dont la troisième chambre civile appréhende le contrôle de proportionnalité.

Dans cette affaire, des propriétaires expropriés invoquaient une atteinte disproportionnée au droit au respect de leurs biens, au motif que l’indemnité d’expropriation qui leur était allouée ne tenait pas compte de la plus-value importante que l’expropriant avait réalisé en revendant immédiatement les biens en cause. Le pourvoi faisait grief à la cour d’appel de n’avoir pas procédé à un contrôle de proportionnalité in concreto, comme cela lui était demandé. La Cour de cassation, après avoir rappelé qu’il n’était pas contesté que les biens expropriés avaient été revendus par l’expropriant pour la réalisation du projet déclaré d'utilité publique, a jugé que le contrôle de proportionnalité demandé était inopérant, dès lors que la plus-value bénéficiant à l’expropriant n’était à l’origine d’aucun préjudice pour les expropriés résultant directement de la dépossession de leurs biens.

Ainsi, lorsque la mesure en cause ne peut porter une atteinte excessive au droit garanti invoqué, il ne peut être reproché aux juges du fond de n’avoir pas procédé à un contrôle de proportionnalité inopérant.

 

Dans le rapport d'horizontalité, la pluralité des droits garantis par la Convention, invoqués par les parties privées, commande une approche graduée.

En effet, à l'action fondée sur la protection du droit de propriété, il n'est pas rare que le défendeur oppose l'existence d'un autre droit garanti par la Convention, tel le droit au respect de la vie privée et le droit au respect du domicile, garantis par l'article 8. Pour résoudre de telles oppositions, la troisième chambre civile s’est efforcée de trouver une ligne de force dans une réponse graduée dont la clef de lecture repose sur la hiérarchie du droit immobilier français, avec, à son sommet, le droit de propriété.

Ainsi, dans un arrêt du 21 décembre 2017 (pourvoi n° 16-25.406, Bull. 2017, III, n° 144), elle a retenu que l’auteur d’un empiétement sur le terrain d’autrui n’était pas fondé, pour échapper à la démolition, à se prévaloir de l'ingérence qui en résulterait dans le droit au respect de ses biens, dès lors que l'ouvrage qu'il avait construit méconnaissait le droit au respect des biens de la victime de l'empiétement. Partant, la Cour n'a pas dépassé la première étape du contrôle de conventionnalité.

Une autre affaire (3e Civ., 17 mai 2018, pourvoi n° 16-15.792, Bull. 2018, III, n° 52), dans laquelle le droit au respect du domicile était opposé à la demande de destruction d'une maison construite illégalement sur le terrain d'autrui et d'expulsion de ses occupants, a conduit la Cour plus en aval dans son contrôle de conventionnalité, pour résoudre ce conflit entre des droits fondamentaux : après avoir relevé que les mesures d'expulsion et de démolition du bien constituaient une ingérence dans le droit au respect du domicile de l'occupant, elle a retenu qu'une telle ingérence, fondée sur une base textuelle, visait justement à garantir au propriétaire du terrain le droit au respect de ses biens. Elle a conclu que l'expulsion et la démolition étant les seules mesures de nature à permettre au propriétaire de recouvrer la plénitude de son droit sur le bien, l'ingérence en résultant ne saurait être disproportionnée, eu égard à la gravité de l'atteinte portée au droit de propriété. S’arrêtant ainsi à un contrôle de proportionnalité in abstracto, la Cour a considéré que sanctionner la cour d'appel pour ne pas avoir procédé à l'étape suivante, c'est-à-dire tenir concrètement compte, comme cela été invoqué devant elle, de l'âge de l'occupant et de l'ancienneté de son occupation, aurait porté atteinte à la substance même du droit de propriété dont elle a l'obligation positive d'assurer la protection effective.

En revanche, dans un autre arrêt (3e Civ., 19 décembre 2019, pourvoi n° 18-25.113, publié au Bulletin), la Cour a exercé un contrôle concret, dès lors qu'il n'en résultait pas d'atteinte au droit de propriété mais à un autre droit réel immobilier. En l'occurrence, une maison d'habitation ayant été édifiée sur l'assiette du fonds débiteur d'une servitude de passage, le propriétaire du fonds dominant avait agi en suppression de cette construction. Alors qu'il était opposé en défense la disproportion de la mesure de démolition sollicitée au regard du droit au respect du domicile, la cour d'appel s'était abstenue de procéder à ce contrôle. En première analyse, il aurait pu sembler logique d'étendre à l'empiétement sur l'assiette d'une servitude la solution dégagée en réponse à celui portant atteinte au droit de propriété. Toutefois, dans cet arrêt, distinguant entre les droits réels, il a été jugé que, ne constituant que l'accessoire du droit de propriété du fonds dominant, la nature de charge foncière d'une servitude ne méritait pas la même protection. Autrement dit, la troisième chambre civile a estimé que l'exercice in concreto du contrôle de proportionnalité au regard du droit au respect du domicile n'était pas de nature à porter atteinte au droit de propriété dans sa substance même.

Aussi, tout en assurant la pleine effectivité du droit au respect des biens, la Cour prend désormais en compte l'incidence concrète de cette effectivité sur les droits garantis par l'article 8, avec pour limite la protection de la substance du droit de propriété.

 

Documentation : Louise Chevallier- Assistante de Justice troisième chambre civile

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