N°4 - Juillet 2021 (Éditorial de Olivier Echappé, doyen de section de la 3e chambre civile)

Lettre de la troisième chambre civile

Lettre de la troisième chambre civile

N°4 - Juillet 2021 (Éditorial de Olivier Echappé, doyen de section de la 3e chambre civile)

Le doyen de chambre (ou de section) à la Cour de cassation

1- L'institution judiciaire n'est pas avare de titres divers pour nommer les nombreux grades et qualités qui maillent sa structure hiérarchique. Parmi ces titres, certains ont une origine historique parfois fort ancienne : premier président, président de chambre, président, conseiller (pour se limiter aux seuls magistrats du siège)... Venus des juridictions de l'Ancien Régime, ils ont survécu à la Révolution par la volonté de Napoléon 1er de jeter, selon sa propre expression, quelques « masses de granit », arrachées à l'ancienne France, dans le terrain instable issu des années révolutionnaires tourmentées. Avec ces titres sont d'ailleurs aussi revenus les costumes d'audience qui leur correspondaient avant 1789, robes rouges, fourrures, épitoges, simarres et manteaux de petit gris...

D'autres titres sont plus récents, voire parfois très récents, même si certains ont connu une durée de vie courte : premiers juges, vice-présidents, premiers présidents de chambre, premier vice-président, voire premier vice-président adjoint. Si leurs intitulés n'ont pas toujours été choisis avec bonheur, ils traduisent le désir, à diverses époques, d'adapter la carrière et l'organisation judiciaire aux évolutions des temps, et d'apporter une réponse au légitime désir des magistrats d'accéder à des responsabilités accrues.

2- Il est toutefois un titre qui trouve difficilement sa place dans ce rapide inventaire. C'est celui de doyen, qui n'est utilisé qu'à la Cour de cassation et que ne signale aucun signe distinctif de son costume d'audience. Dans chaque chambre de la Cour siègent en effet un doyen de chambre et, le cas échéant, des doyens de section. Et même si le code de l'organisation judiciaire ne fait que peu mention d'eux, et essentiellement dans sa partie réglementaire, chacun sait la place pratique qu'ils ont prise, aux côtés de son président, dans l'organisation concrète du travail de chaque chambre.

3- Leur histoire commence d'ailleurs assez modestement. Dans la Cour de cassation redessinée par Napoléon 1er, la simple courtoisie, et le respect dû aux aînés et à leur expérience, ont d'abord conduit à saluer du titre de doyen le plus ancien des conseillers en fonction à la cour. Ainsi est apparu le « doyen de la Cour de Cassation », titre toujours porté par le plus ancien des doyens de chambre, et qui à la vérité ne s'accompagne d'aucune charge particulière, même s'il conserve un certain prestige, surtout dans l'honorariat. Par infusion en quelque sorte, cette notion de conseiller doyen s'est vite exportée dans chacune des trois chambres d'origine, qui ont voulu avoir à leur tour un doyen. A ce stade, il n'y avait sans doute rien que d'honorifique et protocolaire. Mais, assez rapidement (et je laisse ici aux historiens le soin de préciser la chronologie), le doyen se mit à assister plus directement le président dans la préparation de l'audience, en particulier au sein de la « conférence », présente dans chaque chambre. Celle-ci, quasi ignorée des textes législatifs et réglementaires régissant notre Cour, joue pourtant un rôle fondamental dans la coordination du travail des chambres. Sa naissance a été empirique, sous la forme originaire d'une troïka réunissant le président de la chambre, le conseiller doyen et... l'avocat général, pour examiner la qualité de l'instruction de chaque dossier, en veillant à la cohérence du style et de la jurisprudence de la chambre. La jurisprudence de la Cour de Strasbourg a sonné le glas de cette composition éclectique, en expulsant de son sein l'avocat général pour cause d'égalité des armes, et aujourd'hui la conférence n'est plus composée que du président de chambre et du doyen. Bien avant cela, l'augmentation des contentieux avait conduit à spécialiser des sections au sein des chambres, à dédoubler en conséquence les conférences et à distinguer les doyens de section du doyen de chambre, qui est le doyen de section dont le rang est le plus élevé et n'exerce généralement pas de responsabilité particulière sur les autres sections.

4- Si la désignation du président de chambre obéit à des règles, d'ailleurs constitutionnelles, clairement établies, la désignation du doyen apparaît très nettement moins encadrée. Comme son nom même l'indique, le doyen était, à l'origine, et sans qu'il y ait besoin d'un texte...le plus ancien de la chambre ou de la section. Plus tard, le code de l'organisation judiciaire viendra consacrer cette situation, étymologiquement incontestable, dans son article R. 421-6. Il y avait, à l'évidence, de notables avantages à procéder ainsi : le doyen (d'âge), nécessairement pourvu d'une belle ancienneté dans la chambre, pouvait faire profiter la conférence de son expérience et de sa connaissance de la jurisprudence. Et, en retour, le choix du plus ancien coupait court à toute ambition et à toute compétition au sein de la chambre. Mais, bien sûr, il pouvait aussi arriver que le plus ancien ne veuille pas, pour des raisons personnelles, exercer cette mission, ou qu'il ne bénéficie pas de toutes les qualités nécessaires pour l'assumer. Ces considérations ont conduit à une réforme récente du code de l'organisation judiciaire (décret n° 2019-213 du 20 mars 2019) qui confie désormais la désignation des doyens au premier président, sur proposition du président de chambre. Ce système garantit d'avoir des doyens motivés et dotés de toutes les qualités attendues du management moderne. Il peut toutefois conduire, s'ils sont désignés peu de temps après leur arrivée à la Cour, à ce que les doyens ne soient plus la « mémoire » de la chambre. Comme on le voit, il est bien difficile de concilier des exigences et des attentes qui peuvent paraître contradictoires...

5- D'ailleurs, on observera que le statut et la place du doyen restent marqués du sceau d'une certaine ambiguïté, qui transparaît dans les textes. L'article R. 421-1 du code de l'organisation judiciaire semble en effet l'ignorer, qui dispose en effet que la Cour de cassation comprend un premier président, des présidents de chambre, des conseillers... Et son article R. 421-4 l'ignore également lorsqu'il fixe la composition des chambres. C'est lorsqu'ils examinent les diverses formations de chaque chambre que ses articles R. 421-4-1, 2° voient le doyen apparaître. On peine un peu à comprendre... sauf à voir dans cette hésitation le rappel de ce que le décanat est une fonction au sein de chaque chambre, ou à la rigueur un « rang » (article R. 421-8), mais en aucun cas un grade au sein de la Cour...

6- Mais quelles sont les fonctions du doyen et la nature de la mission impartie ? On pourrait penser que le doyen assiste le président dans sa charge, ce que pourrait traduire l'article R. 431-1 du code de l'organisation judiciaire, qui confie la présidence de la chambre au doyen en cas d'absence ou d'empêchement du président. Cette disposition est certes bien pratique pour soulager, en cas de besoin, le président qui est aussi tenu à des activités de représentation et d'administration. Mais il serait totalement erroné de faire du doyen un vice-président de la chambre. S'il peut, occasionnellement, suppléer le président à l'audience, sa fonction propre n'est pas la présidence. Il reste un conseiller parmi les autres, le premier (sinon aujourd'hui le plus ancien), et peut se voir attribuer des dossiers à rapporter comme tous les autres, même si, dans la pratique, cette possibilité tend à se restreindre, compte tenu de la lourdeur des tâches spécifiques du doyen.

7- Plus précisément, le doyen assure une mission fondamentale de préparation de l'audience et de coordination des travaux des rapporteurs. A la troisième chambre civile, il lui revient, chaque quinzaine, de lire tous les travaux des rapporteurs pour l'audience suivante et de se forger une opinion sur la pertinence et la qualité de ceux-ci, et sur la décision proposée. Cela implique de nombreuses recherches de précédents jurisprudentiels et, le cas échéant, un dialogue avec les rapporteurs. Lors de la conférence tenue avec le président pour préparer une audience (laquelle aura lieu généralement un mois après), tous deux confrontent leur opinion pour aboutir au projet de la conférence (PCF) qui valide (ou pas) l'orientation proposée par le rapporteur (rejet ou cassation), ou lui demande de préparer un ou plusieurs autres projets dans différents sens, ou encore lui suggère une autre rédaction. Ce projet de la conférence, très attendu chaque quinzaine par les rapporteurs, comporte aussi les « corrections » des projets, estimées nécessaires par le président et le doyen, et portant sur le style, la langue et la ponctuation, sur le respect des normes de rédaction des arrêts... ou encore sur la formulation même du raisonnement juridique. Lorsque l'affaire est examinée en formation restreinte, à trois magistrats, l'avis de la conférence fait évidemment par lui-même majorité (même s'il n'est pas rare que le rapporteur mis en minorité défende âprement, et parfois avec succès, sa position). Lorsque l'affaire est examinée en formation de section (une douzaine de magistrats), l'avis de la conférence n'est qu'un élément du délibéré, dont la majorité de la formation peut évidemment s'écarter. Pour les affaires inscrites au rôle des rejets non spécialement motivés (article 1014 du code de procédure civile), le doyen étudie les observations éventuellement présentées par les avocats, provoque les explications du rapporteur et en rend compte au président, en vue d'arrêter une position de la formation maintenant, selon le cas, le rejet non spécialement motivé, ou demandant au contraire au rapporteur de proposer un rejet motivé, voire un projet de cassation. Enfin, pour les affaires faisant l'objet d'un circuit approfondi, le doyen participe naturellement à la séance d'instruction, sans préjudice de l'examen ultérieur du dossier en conférence.

8- Le travail qui vient d'être esquissé est un travail de cabinet, assez astreignant, ne serait-ce que par sa régularité, et que certains trouveront sans doute austère. Il suppose une bonne connaissance de la technique de cassation et de la jurisprudence de la chambre, mais aussi des qualités d'écoute et d'abstraction pour entrer dans la pensée nécessairement complexe des rapporteurs, et des qualités de synthèse pour déceler rapidement les diverses solutions envisageables. Son expérience l'amène aussi à porter un œil attentif sur les conséquences pratiques d'une solution. Le doyen est donc souvent un conseil pour les magistrats récemment arrivés dans la chambre, et il est d'ailleurs souvent désigné en qualité de tuteur de leurs premiers travaux.

9- A l'audience, notamment en formation de section, le doyen redevient un conseiller qui opine au milieu de ses collègues. Mais selon la tradition, il s'exprime en premier après le conseiller rapporteur (alors que traditionnellement le président s'exprime en dernier). Cette priorité de parole lui impose de résumer les termes du débat et de l'orienter, sans fermer aucune porte, pour éviter qu'il ne se perde dans les sables... et sans omettre bien sûr de donner, avec délicatesse, son propre avis.

10- On ajoutera enfin que le doyen est amené à représenter la chambre à l'Assemblée plénière et à la chambre mixte (articles L. 421-4 et 5 du code de l'organisation judiciaire). Il assure aussi une mission de représentation, en soutien de celle du président, en particulier dans de nombreux colloques et manifestations, et peut, comme tout magistrat de la Cour, être nommé ou élu au sein d'une des diverses commissions ou autorités administratives indépendantes qui réclament la présence en leur sein d'un magistrat de la Cour de cassation.

11- Le doyen de chambre ou de section, ce personnage assez méconnu hors du sérail, joue donc un rôle important dans le travail de la chambre. Bien plus qu'un collaborateur, il est un vis-à-vis de son président, et le bon fonctionnement du couple qu'ils forment est une condition nécessaire à la bonne marche de la chambre. Cela explique sans doute que la désignation du doyen, depuis qu'elle n'est plus le privilège de l'ancienneté, et bien qu'il ne s'agisse pas, en stricte rigueur des termes, d'une « promotion », ne laisse généralement aucun membre de la chambre indifférent...

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