N°11 - Juillet 2023 (Construction)

Lettre de la troisième chambre civile

Une sélection commentée des arrêts rendus par la troisième chambre civile de la Cour de cassation (Baux commerciaux / Baux ruraux / Construction).

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  • bail commercial
  • bail rural
  • construction immobilière

Clauses abusives dans les marchés de construction : l'absence de compétence technique ne confère pas la qualité de non-professionnel au sens des dispositions du code de la consommation relatives aux clauses abusives

3e Civ., 25 mai 2023, pourvoi n° 21-20.643, publié au Bulletin

Depuis 1978, le droit français protège le consommateur ou le non-professionnel contre les clauses abusives stipulées dans les contrats conclus avec des professionnels.

Le bénéfice des dispositions de l’article L. 132-1 du code de la consommation, devenu L. 212-1 de ce code, peut ainsi s’étendre à des personnes morales, pour peu qu’elles puissent être considérées comme des non-professionnelles, alors que le droit de l’Union européenne n’accorde une protection contre les clauses abusives qu’au consommateur, entendu comme une personne physique agissant dans l’unique but de satisfaire à ses propres besoins de consommation privée.

Avant 2016, il n’existait pas, cependant, de définition légale du non-professionnel. La Cour de cassation avait, pendant un temps, adopté une approche subjective de la notion, en liant la qualité de professionnel ou non-professionnel aux compétences techniques dont pouvait disposer le contractant quant aux biens et services objet du contrat.

Cette approche subjective a été abandonnée dans les années 1990 : la première chambre civile de la Cour de cassation, puis sa chambre commerciale, ont délaissé le critère de la compétence technique, pour ne prendre en compte que le rapport direct du contrat avec l’activité professionnelle exercée. Pour les personnes, tant physiques que morales, ayant une activité professionnelle, il appartient aux juges de rechercher si le contrat est en rapport avec cette activité. A ce titre, les sociétés commerciales peuvent être systématiquement exclues de la protection contre les clauses abusives, puisqu’elles agissent nécessairement pour les besoins de leur activité professionnelle.

Par un arrêt de 2016 (3e Civ., 4 février 2016, pourvoi n° 14-29.347, Bull. 2016, III, n° 23), la troisième chambre civile de la Cour de cassation s’était éloignée de la position des autres chambres, en réintroduisant le critère de la compétence technique dans l’appréciation de la qualité de professionnel. Ainsi, une société civile immobilière exerçant une activité de promoteur avait pu être considérée comme un non-professionnel vis-à-vis d’un contrôleur technique pour l’application de l'article L. 132-1 du code de la consommation, car il s’agissait d’un professionnel de l'immobilier mais pas de la construction.

Cette approche avait été confirmée par deux arrêts publiés en 2019. La distinction opérée de longue date entre les professionnels de l’immobilier et ceux de la construction pour l’appréciation du caractère fautif de l’immixtion du maître de l’ouvrage ou de son acceptation d’un risque, était ainsi étendue au domaine des clauses abusives. Tout en conservant la notion de rapport direct avec l’activité professionnelle du contractant, la troisième chambre civile en faisait une interprétation différente de celles des autres chambres.

En 2016, le législateur français a finalement donné une définition du non- professionnel, à savoir « toute personne morale qui agit à des fins qui n'entrent pas dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale, libérale ou agricole ». Cette définition a été modifiée en 2017 pour désigner « toute personne morale qui n'agit pas à des fins professionnelles ». Ces nouvelles définitions ne s’appliquent pas, en principe, aux contrats soumis au droit antérieur, mais elles excluent pour l’avenir toute recherche subjective de la compétence technique du contractant pour l’appréciation de la qualité de non-professionnel.

Par l’arrêt ici commenté, la troisième chambre civile rejoint l’analyse des autres chambres. Même pour les contrats antérieurs à l’entrée en vigueur des nouvelles définitions légales, elle abandonne le critère de la compétence technique. Une société qui conclut un contrat de maîtrise d’oeuvre pour l’extension d’un hôtel qu’elle exploite ne peut ainsi être considérée comme une non-professionnelle dans ses relations avec son cocontractant, car le contrat a un rapport direct avec son activité professionnelle, peu important ses compétences techniques en matière de construction.

On notera que les professionnels ne sont pas totalement démunis face aux stipulations qui créent un déséquilibre entre les cocontractants, puisque de telles stipulations peuvent, dans certains cas, être sanctionnées au titre des pratiques commerciales déloyales (article L. 442-1 du code de commerce) ou au titre des nouvelles dispositions de droit commun relatives aux contrats d’adhésion (article 1171 du code civil).   

Portée de la norme Afnor NF P 03-001 et des procédures contractuelles d'apurement des comptes quant au paiement des travaux supplémentaires dans les marchés à forfait

3e Civ., 8 juin 2023, pourvoi n° 22-10.393, publié au Bulletin

Dans un marché de travaux à forfait, l’entrepreneur ne peut réclamer, en plus du prix forfaitaire, le prix de travaux qu’il n’a pas prévus initialement mais qui s’avèrent nécessaires à la réalisation de l’ouvrage objet du marché : le prix de ces travaux est nécessairement inclus dans le forfait.

S’agissant des travaux supplémentaires qui résultent d’une modification du projet et qui ne sont pas nécessaires à la réalisation de l’ouvrage couvert par le forfait, l’entrepreneur peut en réclamer le prix, à condition de se conformer aux dispositions de l’article 1793 du code civil : un accord écrit du maître de l’ouvrage est nécessaire, tant sur le principe que sur le prix des travaux. De longue date, la Cour de cassation ajoute que l’entrepreneur pourra également obtenir paiement s’il démontre que le maître de l’ouvrage a accepté les travaux de manière expresse et non équivoque, une fois ceux-ci réalisés.

Par l’arrêt ici commenté, la Cour de cassation rappelle que l’acceptation pouvant pallier l’absence de commande écrite doit être expresse et non équivoque. Il appartient au juge de caractériser ces deux éléments essentiels. En effet, l’acceptation ne saurait résulter du silence gardé par le maître de l’ouvrage après une réclamation de l’entrepreneur.

Les parties peuvent-elles convenir, néanmoins, que le silence du maître de l’ouvrage vaudra acceptation ? Les marchés de travaux prévoient souvent des procédures d’apurement des comptes comportant des clauses d’approbation tacite. Sous la référence NF P 03-001, l’Afnor propose un cahier des clauses administratives générales (CCAG) pour les marchés privés de travaux, qui prévoit, dans ses différentes révisions, un tel mécanisme. Les parties peuvent intégrer tout ou partie de ce CCAG à leur convention et prévoir, ainsi, que le silence gardé à la suite des propositions de décompte qui leur sont notifiées, vaudra acceptation des sommes qui y sont portées.

Selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, cette procédure contractuelle est sans effet en matière de travaux supplémentaires lorsque les parties sont convenues d’un forfait. Pour en décider ainsi, la Cour énonçait que la norme proposée par l’Afnor ne pouvait prévaloir sur les dispositions légales de l’article 1793 du code civil.

Par l’arrêt aujourd’hui commenté, la Cour de cassation, tout en maintenant cette jurisprudence, en clarifie les motifs et la portée. Le principe retenu vaut pour toutes les procédures contractuelles d’apurement des compte : lorsque les parties qualifient leur convention de marché à forfait, elles choisissent de se soumettre aux règles régissant le forfait, de sorte que l’absence de réponse aux décomptes notifiés en exécution des procédures d’apurement est sans emport quant au paiement des travaux supplémentaires. Ces travaux ne peuvent être payés qu’en présence d’une commande écrite préalable ou, à défaut, d’une acceptation expresse non équivoque une fois les travaux réalisés.

Que les parties se réfèrent ou non à la norme NF P 03-001, les procédures contractuelles d’apurement des comptes ne peuvent prévaloir sur la qualification de marché à forfait donnée au contrat.

On notera que cette règle ne concerne que les travaux supplémentaires : comme l’a précédemment jugé la Cour de cassation, les procédures d’apurement des comptes, telles qu’elles résultent notamment des différentes versions de la norme Afnor NF P 03-001, pourront produire leurs effets quant aux demandes indemnitaires (3e Civ., 3 décembre 2020, pourvoi n° 19-25.392, publié au Bulletin) ou quant aux frais autres que les travaux supplémentaires (3e Civ., 18 mars 2021, pourvoi n° 20-12.596, publié au Bulletin).

Protection des sous-traitants : le maître de l’ouvrage n’est pas obligé de vérifier que la caution dont il lui est justifié a été fournie avant la signature du sous-traité

3e Civ., 6 juillet 2023, pourvoi n° 21-15.239, publié au Bulletin

Pour protéger les sous-traitants contre l’insolvabilité de leurs donneurs d’ordre et pour éviter des défaillances en cascade préjudiciables à l’activité économique et à l’emploi, la législateur a, par la loi n° 75-1334 du 31 décembre 1975, prévu différents mécanismes destinés à garantir aux sous-traitants le paiement du prix de leurs travaux.

L’entreprise principale doit, ainsi, faire accepter son sous-traitant par le maître de l'ouvrage et lui faire agréer ses conditions de paiement. Selon l’article 14 de la loi, elle doit déléguer le maître de l'ouvrage au sous-traitant ou, à peine de nullité du sous-traité, fournir une caution. Le sous-traitant accepté et dont les conditions de paiement ont été agréées dispose, en outre, d’une action directe contre le maître de l'ouvrage.

Ces garanties s’étant révélées insuffisantes, le législateur a entendu agir sur un autre levier, en responsabilisant les maîtres de l'ouvrage, qui sont les bénéficiaires des travaux et qui ne peuvent se désintéresser des conditions dans lesquelles interviennent les entreprises sur leur chantier. Ainsi, un article 14-1 a été créé par la loi n° 86-13 du 6 janvier 1986, qui oblige le maître de l'ouvrage qui est informé de la présence d’un sous-traitant qui ne lui a pas été présenté, à mettre en demeure l’entreprise principale de se conformer à ses obligations. Si le maître de l'ouvrage accepte le sous-traitant et que celui-ci ne bénéficie pas d’une délégation de paiement, il doit exiger de l’entrepreneur principal qu’il justifie avoir fourni la caution.

Pour garantir l’effectivité de la protection voulue par le législateur, la Cour de cassation fait une application rigoureuse des dispositions des articles 14 et 14-1 de la loi du 31 décembre 1975 en jugeant :

- que la nullité du sous-traité est encourue si la  caution n’est pas fournie au plus tard lors de la conclusion de ce contrat, de sorte qu’en cas de fourniture tardive le sous-traitant peut choisir de poursuive la nullité du sous-traité plutôt que de mettre en oeuvre la garantie,

- qu’en cas d’annulation du sous-traité après l’exécution des travaux, le sous-traitant peut prétendre au paiement de la contre-valeur des travaux, évaluée non pas d’après le prix convenu mais en fonction d’un juste coût,

- que le sous-traitant peut rechercher la responsabilité délictuelle du maître de l'ouvrage qui ne se conforme pas aux obligations mises à sa charge,

- que le succès de cette action en responsabilité n’est pas soumis à la condition de l’insolvabilité de l’entreprise principale,

- qu’en cas d’annulation du sous-traité, le sous-traitant peut réclamer cette contre-valeur à la fois à l’entreprise principale et, s’il a manqué aux obligations prévues par l’article 14-1 de la loi du 31 décembre 1975, au maître de l'ouvrage.

La protection du sous-traitant repose, ainsi, en partie sur la vigilance du maître de l’ouvrage, qui doit s’assurer, non pas de manière théorique mais par des mesures efficaces, du respect par l’entreprise principale de ses obligations.

Dans ces conditions, doit-il être exigé du maître de l'ouvrage qu’il vérifie que la caution a été fournie au plus tard au moment de la conclusion du sous-traité de sorte que ce contrat n’encoure aucune nullité de ce chef ?

Dans une affaire où le sous-traitant avait obtenu la nullité du sous-traité en raison de la tardiveté du cautionnement, la cour d’appel avait rejeté la demande d’indemnisation formée contre le maître de l'ouvrage car celui-ci avait réclamé la justification de la fourniture d’une caution lors de la présentation du sous-traitant. Les entreprises principales étaient, en effet, obligées par convention de joindre une copie du cautionnement à leurs demandes d’acceptation. La Cour de cassation valide ce raisonnement : le maître de l'ouvrage qui s'assure, à la date à laquelle il a connaissance d'un marché en sous-traitance, de la délivrance d'une caution au bénéfice du sous-traitant, satisfait aux obligations de l’article 14-1 de la loi du 31 décembre 1975. Il n’engage pas sa responsabilité pour n’avoir pas vérifié que la caution avait été fournie au plus tard lors de la signature du sous-traité.

L’article 14-1 de la loi du 31 décembre 1975 ne fait pas de la fourniture préalable d’une caution une condition de l’acceptation du sous-traitant par le maître de l'ouvrage. La nullité encourue pour fourniture tardive de la caution est, en outre, une nullité relative dont seul le sous-traitant peut se prévaloir. Celui-ci peut choisir de poursuivre la nullité du sous-traité plutôt que de mettre en oeuvre la garantie de paiement qui lui bénéficie mais, dès lors que la garantie peut être mise en oeuvre même si la nullité du contrat est encourue, le maître de l'ouvrage ne commet aucune faute en acceptant le sous-traitant sans vérifier que la caution a été fournie au plus tard lors de la conclusion du sous-traité.

Un équilibre est ainsi maintenu entre la protection nécessaire du sous-traitant et les obligations du maître de l’ouvrage, qui ne sont pas celles d’un cocontractant.

Démolition-reconstruction et contrôle de proportionnalité

3e Civ., 6 juillet 2023, pourvoi n° 22-10.884, publié au Bulletin

Dans l’affaire commentée, des maîtres de l’ouvrage se plaignant d’un défaut de conformité des hauteurs sous-plafond de leur maison ont assigné les locateurs d’ouvrage et leurs assureurs pour obtenir l’indemnisation de leur préjudice à hauteur du coût de la démolition et de la reconstruction de l’ouvrage. Le constructeur soutenait en défense que la demande était disproportionnée au regard des conséquences des non-conformités.

Le contrôle de proportionnalité  s’applique-t-il à une demande de dommages et intérêts  à hauteur du coût de la démolition-reconstruction de l’ouvrage ? C’est la question à laquelle la Cour de cassation a répondu positivement dans son arrêt du 6 juillet 2023.

Depuis un arrêt du 17 novembre 2021 (pourvoi n° 20-17.218, publié au Bulletin), la Cour de cassation admet le contrôle de proportionnalité lorsque la demande de démolition- reconstruction est présentée sur le fondement de l'article 1184 ancien du code civil. Un contrôle de l'absence de disproportion manifeste est en outre désormais exigé, s'agissant des demandes d'exécution en nature, par l'article 1221 du code civil dans sa rédaction  issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016. En revanche, si la demande était présentée sous le couvert d'une demande de dommages et intérêts à hauteur du coût de la démolition-reconstruction,  sur le fondement de l'article 1231-1, anciennement 1147, du code civil, le juge saisi, appréciant souverainement les modalités de réparation et leur coût, n'était pas tenu à un tel contrôle.

La différence de traitement qui en résultait, tant au regard des droits et obligations des parties placées dans une situation semblable qu’en ce qui concerne l’office du juge, n’était pas justifiée.

C’est pourquoi, désormais, quel que soit le fondement juridique invoqué pour obtenir, en nature ou par équivalent, la démolition-reconstruction, le juge doit, si une partie le lui demande, opérer un contrôle de proportionnalité.

Comment s’opère ce contrôle ?

Le juge doit rechercher s’il n’existe pas une disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur de bonne foi et son intérêt pour le créancier au regard des conséquences dommageables des non-conformités constatées.

En l’absence de disproportion, la demande pourra être accueillie. En revanche, si le juge estime le coût réclamé disproportionné, il appréciera alors souverainement, en considération des seules conséquences dommageables des non-conformités retenues, le montant des dommages et intérêts dus, dans le respect du principe de réparation sans perte ni profit pour la victime.

La Cour de cassation unifie ainsi l’office du juge en matière de contrôle de proportionnalité, sollicité en défense à une demande tendant, quel qu’en soit son fondement, à la démolition-reconstruction d’un ouvrage, tout en maintenant l’appréciation souveraine des juges du fond en matière d’indemnisation, après exercice d’un tel contrôle.

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