N°10 - Avril 2023 (Editorial)

Lettre de la première chambre civile

Une sélection des arrêts rendus par la première chambre civile de la Cour de cassation (Avocat et conseil juridique / Droit international privé économique / Etat / Prêt / Propriété littéraire et artistique / Protection des consommateurs / Responsabilité des notaires).

  • Culture
  • Economie
  • Institution judiciaire
  • International
  • Personnes et familles
  • Santé
  • avocat
  • avocat et conseil juridique
  • droit international privé
  • prescription
  • prescription civile
  • état
  • état de santé - règles communes
  • professions médicales et paramédicales
  • pouvoirs des juges
  • propriété littéraire et artistique
  • propriété littéraire et artistique
  • protection des consommateurs
  • prêt
  • prêt
  • immeuble
  • paiement
  • banque
  • meuble
  • acte de notoriété
  • secret professionnel

Lettre de la première chambre civile

N°10 - Avril 2023 (Editorial)

Editorial

Hugues Fulchiron

Conseiller en service extraordinaire

 

Pour un universitaire, devenir conseiller à la Cour de cassation, ce n’est pas seulement changer de métier mais changer aussi son regard sur le droit. Il y a bien sûr le premier choc : celui de la découverte de la technique de cassation, avec ses subtilités dont seuls quelques initiés, héritiers des prêteurs de l’ancienne Rome, connaissent les mystères (grâce soit rendue au tuteur qui guide le néophyte sur le chemin de la connaissance, puis au président de chambre et au doyen de section, qui, au besoin, savent l’y ramener !). Mais il y a surtout une nouvelle façon d’aborder les questions de droit : des questions forgées par le pourvoi dont tout l’art est d’amener le juge à s’interroger sur le sens des règles invoquées au-delà de leur mise en œuvre dans le dossier particulier. Dans une matière que l’on croyait maîtriser, s’ouvrent des gouffres de perplexité, soit que l’on se situe aux limites des règles, soit, tout simplement, qu’une question qui apparaît soudain évidente (en tant que question mais certainement pas dans sa réponse !), n’ait jamais été posée ou n’ait jamais attiré l’attention de la doctrine. En ce sens, chaque dossier apporte sa part de découvertes et d’interrogations. Les certitudes s’estompent et la « question » de droit apparaît dans toute sa complexité, à la fois réelle et factice (mais c’est tout l’art de l’avocat aux Conseils…).

Dans le traitement du dossier, depuis sa première lecture jusqu’à la signature de l’arrêt, l’universitaire redécouvre également l’art de l’argumentation. Il doit non seulement construire un raisonnement, mais aussi mettre en place les arguments qui, dans un dossier particulier et dans un cadre particulier, celui du pourvoi, n’aient pas uniquement vocation à donner une réponse à la question de droit posée, mais, au-delà, à faire le droit, qu’il s’agisse d’un rejet, d’une cassation, d’un « simple » rejet non spécialement motivé ou d’une non-admission.

Ce travail sur l’argumentation se fonde à la fois sur la doctrine et sur la jurisprudence, et sur le dialogue qui s’est établi entre eux au fil des décisions. Il est d’autant plus important qu’il n’est pas univoque : il s’agit de donner aux autres conseillers la matière à partir de laquelle ils construiront leur propre raisonnement. Certes, le conseiller rapporteur indique dans son avis l’orientation qu’il propose. Mais ce n’est qu’une proposition. Il se peut d’ailleurs qu’il fasse des propositions multiples, compte tenu de la complexité du sujet, de sa nouveauté ou, au contraire, de l’existence de précédents dont est envisagé l’affinement… ou l’abandon. Pour celui qui serait encore attaché au dogme de la solution unique, la désillusion risque d’être grande. Tout comme l’étonnement de qui sous-estimerait l’importance du précédent.

La mise en place de l’argumentation trouve son prolongement dans le délibéré, i.e. dans la discussion à trois voix (pour les dossiers de non-admission ou de formation restreinte) ou à au moins douze voix (pour les dossiers de formation de section), qui se développe à partir des éléments (rapport, avis, projets d’arrêts) fournis par le rapporteur : un débat de fond dans lequel chacun opine librement et qui, par les éclairages théoriques et pratiques qu’il apporte, par le rappel des grandes lignes jurisprudentielles (de la ratio jurisprudentiae, si l’on ose dire), par l’analyse des implications théoriques et pratiques que pourrait avoir  telle ou telle solution, peut, jusqu’au dernier moment, faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Pour un universitaire plus habitué à discuter, au sens noble de la disputatio, qu’à délibérer, l’expérience est, là aussi, passionnante.

Mais le plus difficile et le plus intéressant est assurément de se confronter à l’épreuve de la rédaction. Une chose est en effet de commenter (et bien souvent de critiquer) un arrêt, une autre de le « créer », c’est-à-dire de traduire dans un jugement, au sens formel du terme, ce qui a été jugé. L’exercice est d’autant plus délicat que, dans un arrêt de cassation comme dans un arrêt de renvoi, chaque mot, chaque assemblage de mots, chaque formule, voire la place d’une simple virgule, a un sens particulier et, au-delà, des résonnances particulières, qui relient cette décision à la chaîne des décisions passées et à venir. La nouvelle façon de rédiger les arrêts, sans même parler de la motivation enrichie, ne facilite pas les choses car, si la phrase est plus simple, la motivation doit être plus claire. La rédaction de l’arrêt est d’ailleurs bien souvent la pierre de touche du raisonnement juridique. L’argumentation peut sembler cohérente, l’objectif rationnel : les difficultés pour construire l’arrêt révéleront les failles du raisonnement ou le caractère inapproprié de la solution. Là encore, la collégialité joue un rôle essentiel : l’arrêt est une œuvre commune dont la finition en audience peut prendre de longs moments. Grâce à cette expérience pratique qui permet d’appréhender l’arrêt « de l’intérieur », il n’est plus possible de lire et moins encore de commenter une décision de la Cour de cassation ou de tout autre juridiction, comme on le faisait auparavant.

On le comprend être conseiller en service extraordinaire constitue une expérience extra-ordinaire. En plongeant l’universitaire au cœur de la « fabrique » du droit, elle ne peut que changer sa façon de le penser. Mais c’est aussi un école d’humilité : humilité vis-à-vis de ses nouveaux collègues magistrats, car n’est pas nommé qui veut comme conseiller « lourd » ou conseiller référendaire à la Cour de cassation, humilité vis-à-vis de ses anciens, et toujours, collègues universitaires, car, par ses arrêts, on s’expose à leur critique, humilité vis-à-vis de la science juridique, car tout le savoir accumulé au fil d’une carrière pèse bien peu face à la richesse et à la complexité du réel. D’autant qu’il ne s’agit pas seulement de dire le droit, mais de rendre la justice.

 

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.