N° 14 – Avril 2024 (Successions)

Lettre de la première chambre civile

Une sélection des arrêts rendus par la première chambre civile de la Cour de cassation (Arbitrage / État / Protection des consommateurs / Régimes matrimoniaux / Successions / La lettre à venir / Colloque).

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Lettre de la première chambre civile

N° 14 – Avril 2024 (Successions)

Imputation des libéralités reçues par le conjoint sur sa vocation successorale légale : un rappel et un mode d’emploi pour imputer une libéralité en usufruit sur une vocation légale en pleine propriété

1re Civ., 17 janvier 2024, pourvoi n° 21-20.520, publié

L’articulation des droits légaux du conjoint survivant avec les libéralités qu’il a reçues de son conjoint est sans doute l’une des questions les plus délicates de la liquidation des successions.

En l’espèce, un homme est décédé en laissant pour lui succéder son épouse, deux enfants communs et un enfant né d’un premier lit. Par testament, il avait institué son conjoint légataire de la pleine propriété de ses liquidités et valeurs mobilières et de l’usufruit de l’ensemble de ses biens.

La succession a donné lieu à un partage amiable dérogeant à la stricte application des dispositions testamentaires. S’estimant lésé par celui-ci, l’enfant non commun a assigné le notaire en responsabilité.

Par un premier arrêt, la cour d’appel a dit que le notaire avait manqué à son obligation d’information et de conseil au motif qu’il n’avait pas informé l’intéressé de ce qu’aurait été le partage s’il avait été fait une stricte application des dispositions testamentaires, et a ordonné la réouverture des débats afin de recueillir les observations des parties sur le préjudice tenant à la perte de chance de négocier un partage plus avantageux et le lien de causalité.

Par un second, objet du pourvoi, elle a finalement déclaré l’action non fondée : ayant estimé que les droits de la veuve étaient d’un quart en pleine propriété et de trois quarts en usufruit, elle en a déduit que les droits du demandeur dans la succession de son père étaient de la nue-propriété du quart et qu’ayant reçu du partage des biens d’une valeur supérieure, il n’avait subi aucun préjudice.

Or, la cour d’appel a commis une double erreur dans la détermination des droits du conjoint survivant : d’une part, elle est partie du postulat erroné selon lequel les droits légaux de celui-ci se cumulaient avec les libéralités que lui avait consenties le défunt, en application de l’article 758-6 du code civil ; d'autre part, en disant que la veuve pouvait prétendre à l'usufruit des trois quarts, elle a confondu la quotité disponible spéciale entre époux définie à l'article 1094-1 du code civil, qui fixe seulement le plafond des droits au-delà desquels lesdites libéralités sont susceptibles d'être réduites, avec l’objet de celles-ci.

La cassation intervenue au visa des articles 757 et 758-6 du code civil est l’occasion pour la première chambre civile de rappeler, après l’avis du 25 septembre 2006 (n° 06-00.009, Bull. 2006, Avis, n° 8) et en levant les ambiguïtés de la rédaction d’un précédent (1re Civ., 25 octobre 2017, pourvoi n° 17-10.644, Bull. 2017, I, n° 227), que les libéralités reçues par le conjoint du défunt ne se cumulent pas avec ses droits légaux mais s’imputent sur ceux-ci.

L’arrêt contient aussi une nouveauté en ce qu’il explicite la manière dont une libéralité faite en usufruit au conjoint se compare avec des droits légaux en pleine propriété et énonce pour la première fois qu’il y a lieu de convertir en capital la valeur des droits transmis en usufruit.

Il précise ainsi en forme de mode d’emploi que, pour imputer des libéralités consenties en usufruit et en pleine propriété au conjoint survivant sur une vocation légale de la propriété du quart des biens, il y a lieu de calculer la valeur totale de ces libéralités, en ajoutant à la valeur des droits transmis en propriété, celle, convertie en capital, des droits transmis en usufruit, et de comparer le montant ainsi obtenu à la valeur de la propriété du quart des biens calculée selon les modalités prévues à l'article 758-5 du code civil.

Le rapport des dettes à l’épreuve du principe constitutionnel d'égalité devant la loi

1re Civ., 24 janvier 2024, pourvoi n° 23-40.015, QPC, publié

Un tribunal, saisi d’une demande d’ouverture des opérations de comptes, liquidation et partage d’une succession, a déclaré prescrites les demandes de l’épouse du défunt contre la succession, tendant à se voir reconnaître des créances contre son époux, au motif que celles-ci avaient été formées plus de cinq ans après le décès et que le report du point de départ de la prescription à la clôture des opérations de partage n’est applicable qu’aux dettes des copartageants à l’égard de la succession et non aux dettes de la succession à l’égard des copartageants, ainsi que cela résulte d’un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation interprétant les dispositions des articles 864 et 865 du code civil (1re Civ., 28 mars 2018, pourvoi n° 17-14.104, Bull. 2018, I, n° 62).

A l’occasion de l’appel formé contre ce jugement, une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été posée, portant sur le point de savoir si ces dispositions, telles qu’interprétées par la Cour de cassation, en ce qu’elles instaurent une différence de traitement entre la succession, créancière du conjoint survivant copartageant, et le conjoint survivant copartageant, créancier de la succession, constituent une violation du principe d’égalité des droits résultant des articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et de l’article 1er de la Constitution de 1958.

Rappelons que les créances entre époux sont, sauf dispositions particulières, soumises au régime de prescription de droit commun et qu’elles se prescrivent donc par cinq ans à compter de la rupture du lien matrimonial, l’article 2236 du code civil disposant que la prescription ne court pas ou est suspendue entre époux. Ainsi, en cas de décès de l’époux débiteur de son conjoint, la prescription de l’action de l’époux créancier contre la succession court à compter du décès.

Cependant, lorsque l’époux qui décède était le créancier de son conjoint, et que sa succession devient créancière de l’époux héritier, s’applique alors le mécanisme du rapport des dettes, régi par les articles 864 à 867 du code civil, qui concerne le règlement des dettes des copartageants envers la succession.

Ce mécanisme est décrit à l’article 864 du code civil, qui dispose : « Lorsque la masse partageable comprend une créance à l'encontre de l'un des copartageants, exigible ou non, ce dernier en est alloti dans le partage à concurrence de ses droits dans la masse. A due concurrence, la dette s'éteint par confusion. Si son montant excède les droits du débiteur dans cette masse, il doit le paiement du solde sous les conditions et délais qui affectaient l'obligation. » Une telle créance n’est donc pas exigible avant la clôture des opérations de partage, ainsi que le prévoit l’article 865 du même code, sauf lorsqu’elle est relative aux biens indivis.

Le mécanisme du rapport des dettes permet une simplification des opérations de partage en ce que, attribuée à son débiteur, la créance s’éteint par confusion, de sorte qu’il n’y a pas à en prévoir le paiement après le partage. Il permet également d’assurer l’égalité effective du partage en plaçant les cohéritiers du débiteur à l’abri du risque d’insolvabilité de ce dernier. Cette égalité serait rompue si l’un de ces cohéritiers était alloti de la créance et ne pouvait ensuite en obtenir le paiement.

Ce mode de paiement des dettes du copartageant – qui constitue en même temps un mode d’allotissement de ce dernier et, donc, une opération de partage – impose la suspension de leur exigibilité jusqu’à la clôture des opérations de partage et, partant, celle de leur prescription, ainsi qu’il résulte d’une jurisprudence constante de la première chambre civile (1re Civ., 30 juin 1998, pourvoi n° 96-13.313, Bull. 1998, I, n° 234 ; 1re Civ., 26 mai 2021, pourvoi n° 19-21.302, publié). En effet, l’opération, qui repose sur une compensation entre ce que doit l’héritier à la succession au titre de sa dette et ce qui lui revient dans celle-ci au titre du partage, dépend des résultats de ce dernier.

La suspension de la prescription relative aux dettes des copartageants à l’égard de la succession n’a pas été transposée aux dettes du défunt, donc de la succession à l’égard des copartageants, de sorte que le point de départ de la prescription est différent, selon que le conjoint survivant est créancier ou débiteur de la succession. Faut-il, pour autant, y voir une méconnaissance du principe constitutionnel d’égalité ?

Selon une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, le principe d'égalité devant la loi ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, pourvu que la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit.

Or, la première chambre civile estime que la différence de traitement instaurée par les dispositions en cause, telles qu’interprétées par la jurisprudence, est fondée sur une différence de situation en rapport direct avec l’objet de la loi qui l’établit, dès lors que le mécanisme de règlement des dettes de l’héritier par confusion avec ses droits dans la masse successorale, qui suppose des créances réciproques, n’est pas envisageable pour le règlement des dettes de la succession à l’égard d’un copartageant, lequel, en outre, ne constitue pas une opération de partage, de sorte qu’il ne saurait être question, le concernant, d’assurer l’égalité du partage.

Elle en déduit que cette différence de traitement ne méconnaît pas le principe d’égalité devant la loi, et qu’il n’y a donc pas lieu de renvoyer la question, dépourvue de caractère sérieux, devant le Conseil constitutionnel.

Détermination du délai de prescription de l’action en réduction pour atteinte à la réserve résultant de l'article 921, alinéa 2, du code civil

1re Civ., 7 février 2024, pourvoi n° 22-13.665, publié

Avant la loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités, en l’absence de dispositions spécifiques, l’action en réduction se prescrivait par trente ans à compter de l’ouverture de la succession (1re Civ., 24 novembre 1987, pourvoi n° 86-10.635, Bull. 1987, I, n° 309 ; 1re Civ., 23 mars 1994, pourvoi n° 92-14.370, Bull. 1994, I, n° 113).

La loi du 23 juin 2006 a ajouté un deuxième alinéa à l’article 921 du code civil, applicable aux seules successions ouvertes à partir du 1er janvier 2007 (1re Civ., 22 février 2017, pourvoi n° 16-11.961, Bull. 2017, I, n° 45), disposant que « le délai de prescription de l’action en réduction est fixé à cinq ans à compter de l’ouverture de la succession, ou à deux ans à compter du jour où les héritiers ont eu connaissance de l’atteinte portée à leur réserve, sans jamais pouvoir excéder dix ans à compter du décès. »

L’arrêt présenté permet de déterminer le mode de calcul du délai ainsi modifié, lequel avait fait débat en doctrine.

La première chambre juge qu’il résulte de l'article 921, alinéa 2, du code civil, dans sa rédaction issue de la loi du 23 juin 2006, que, pour être recevable, l'action en réduction doit être intentée dans les cinq ans à compter du décès ou, au-delà, jusqu'à dix ans après le décès à condition d'être exercée dans les deux ans qui ont suivi la découverte de l'atteinte à la réserve.

Ainsi deux périodes, dans un intervalle maximum de dix ans à compter du décès, sont-elles à distinguer :

- dans les cinq années suivant le décès, toute action en réduction est recevable,

- dans les cinq années suivantes, ne sont recevables que les actions intentées dans les deux années de la découverte des faits sur lesquels elles se fondent.

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