N° 14 – Avril 2024 (Éditorial)

Lettre de la première chambre civile

Une sélection des arrêts rendus par la première chambre civile de la Cour de cassation (Arbitrage / État / Protection des consommateurs / Régimes matrimoniaux / Successions / La lettre à venir / Colloque).

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Lettre de la première chambre civile

N° 14 – Avril 2024 (Éditorial)

Éditorial

Patrick POIRRET

Premier avocat général

de la 1re chambre civile

 

Le temps n’est-il pas venu ?

Il y a maintenant plus d’un quart de siècle l’arrêt Reinhardt et Slimane Kaïd c/ France CEDH 31 mars 1998, conduisait, après une décision du bureau de la Cour de cassation, à la solitude de l’avocat général et à des désordres que décrivait l’avocate générale Dominique Noëlle Commaret en 2003, en ces termes :

« à l’unicité d’une communication codifiée et transparente a succédé le temps des choix individuels : chaque chambre, chaque section, chaque conseiller détermine de fait, au sein de la Cour, son propre mode de fonctionnement. Ici prévalent l’opacité et la césure, là les échanges verbaux tentent de remplacer tant bien que mal la précision technique des observations écrites, là enfin est privilégiée la communication officieuse des notes, projets d’arrêts et projets de conclusions [1] ».

Pour l’Histoire, rappelons-nous l’opinion dissidente du juge De Meyer :

« En réalité, le conseiller rapporteur et l’avocat général ne peuvent pas être dissociés de la Cour elle-même. Le rapport et le projet d’arrêt de l’un et les conclusions de l’autre se situent en dehors et au-dessus du débat des parties : ce sont des éléments du processus d’élaboration de la décision, préparatoires au délibéré proprement dit. Le fait qu’ils se les communiquent mutuellement avant l’audience, sans en faire part aux parties, ne porte en aucune manière atteinte au caractère équitable de la procédure. »

Ou encore, pour demeurer parmi les opinions dissidentes, celles de 7 juges (dont JP Costa) sous l’arrêt Kress c/ France du 7 juin 2001 :

« Le présent arrêt fait certes un effort louable de pragmatisme et de réalisme en écartant de façon très nette le premier grief de la requête. Il est regrettable que cet effort n’ait pas été plus complet, et souhaitable à nos yeux qu’à l’avenir, la Cour reconsidère dans son ensemble sa jurisprudence sur la procédure devant les cours suprêmes européennes, qui fait la part trop belle aux apparences, au détriment de traditions nationales respectables et, en définitive, de l’intérêt réel des justiciables. ».

Le joug de la théorie des apparences a eu pour effet de mener au règne de l’informel et de l’opacité dans les relations entre le siège et le parquet au cours de l’instruction du dossier.

 

Un ancien Garde des Sceaux a pu écrire :

« Cette indéniable marginalisation d'une des deux composantes de l'institution a provoqué au sein de celle-ci un lourd déséquilibre structurel dont elle ne s'est jamais réellement remise. Ainsi que le soulignait le premier président Louvel en 2014, « la Cour de cassation connaît depuis une dizaine d'années une grave crise interne résultant de la remise en cause du rôle des magistrats du parquet général qui, de partenaires du siège qu'ils étaient, en sont devenus une sorte d'auxiliaires au sein d'un corps pourtant unique ». Il faut toutefois noter que le Conseil d'État, confronté à une situation voisine, a, de son côté, été capable de surmonter ces difficultés par l'institution du rapporteur public, validée en 2013 par la Cour européenne des droits de l'homme dans l'arrêt Marc-Antoine c/ France . La Cour de cassation se doit, elle aussi, de trouver dans les meilleurs délais une solution appropriée à une situation de blocage extrêmement préjudiciable, et appelée à perdurer tant que le parquet général n'aura pas retrouvé au sein de la juridiction la place qui lui revient.

La tâche est donc vaste et toutes les énergies doivent pouvoir être utilisées, surtout si l'on veut bien se rappeler que, pour Albert Camus, c'est lors de ses retours incessants vers le labeur que Sisyphe devenait « supérieur à son destin » ![2] »

Or le 18 mai 2021, la Cour EDH a rendu un arrêt Manzano Diaz c/ Belgique (n° 26402/17) qui pourrait rompre l’isolement de l’avocat général français.

« 44.Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le principe de l’égalité des armes ne peut pas être invoqué dans un cas comme celui de l’espèce où aucune partie poursuivante ou autre partie adverse n’était partie à la procédure devant la Cour de cassation (Venet, précité, § 41). Ensuite, la circonstance, évoquée par le requérant, que l’avocat général à la Cour de cassation ne fait pas partie du siège de la Cour de cassation, ne suffit pas à démontrer en quoi il devrait du coup être considéré comme son adversaire dans la procédure en cassation, condition préalable pour alléguer une rupture de l’égalité des armes (voir, au sujet du « rapporteur public » dans la procédure devant le Conseil d’État de France, Marc-Antoine c. France (déc.), no 54984/09, § 32, 4 juin 2013).

45. En revanche, dès lors que l’avis de l’avocat général est destiné à conseiller et, partant, influencer la Cour de cassation, le principe du contradictoire doit être respecté (dans le même sens, Vermeulen, précité, § 31, Van Orshoven, précité, § 39, et Venet, précité, § 42).

46. La Cour est d’avis que le projet d’arrêt élaboré par le conseiller-rapporteur, qui est un magistrat de la formation de jugement chargé d’instruire le dossier, ne constitue pas une pièce produite par une partie et susceptible d’influencer la décision juridictionnelle, mais un élément établi au sein de la juridiction dans le cadre du processus d’élaboration de la décision finale. Partant, un tel document de travail interne à la formation de jugement, couvert par le secret, ne saurait être soumis au principe du contradictoire (voir, mutatis mutandis, Marc-Antoine, décision précitée, § 31).

47. La Cour note encore que pour établir ses conclusions et pour arrêter la position qu’il soumet publiquement à la formation de jugement, l’avocat général, qu’il partage ou non l’orientation du conseiller-rapporteur, s’appuie notamment sur le projet d’arrêt de celui-ci. En ce qu’elles intègrent l’analyse du conseiller-rapporteur, ces conclusions peuvent donc être de nature à permettre aux parties de percevoir les éléments décisifs du dossier et la lecture qu’en fait la juridiction. Cette particularité leur offre ainsi l’opportunité d’y répondre avant que les juges ne statuent. Par conséquent, il ne saurait être allégué que celle-ci porte en elle-même atteinte au caractère équitable de la procédure devant la Cour de cassation (voir, mutatis mutandis, Marc-Antoine, décision précitée, § 32) ».

 

Après un quart de siècle, le temps n’est-il pas venu pour un aggiornamento ?

Guillaume Leroy (Prix de thèse 2022 de la Cour de Cassation) nous y invite dans sa chronique intitulée : « Le siège et le parquet à la Cour de cassation : perspectives pour un nouveau dialogue [3] ».

«  Après avoir considéré cette pratique comme contraire au droit au procès équitable, témoignant d’une profonde méconnaissance de la singularité du parquet général à la Cour de cassation, la CEDH reconnaît qu’elle est au contraire conforme à l’intérêt du justiciable. Elle a très certainement fini par se convaincre, à la lumière des critiques condamnant la démesure de la théorie des apparences, des dégâts qu’engendrait la rupture de la collaboration entre le parquet et le siège. Ces critiques quasi-unanimes émanaient non seulement d’avocats généraux, mais également de la doctrine et des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, pourtant chargés de défendre les intérêts des justiciables. Ainsi l’apport majeur de l’arrêt Manzano Diaz consiste en la restauration de la conventionnalité de la transmission du projet d’arrêt élaboré par le conseiller-rapporteur à l’avocat général. Il autorise la Cour de cassation française à revenir à sa pratique antérieure, au bénéfice d’un enrichissement certain du contenu des avis, sans que cela ne nécessite une évolution statutaire du parquet général ou une demande d’avis à la CEDH sur la base du protocole n° 16 à la Convention EDH. Ce n’est en réalité qu’au prix de la restauration de ce dialogue institutionnalisé que l’avocat général peut être en mesure d’assumer pleinement sa mission qui consiste à apporter un second regard sur le dossier. » ...

« Il est tout de même intéressant d’observer que lorsque l’avocat général intervient devant le Tribunal des conflits comme rapporteur public, il lui est communiqué le projet d’arrêt et la note préparés par le rapporteur, ce qui illustre les paradoxes auxquels mène une application différentielle de la théorie des apparences, qui dépend en définitive moins d’aspects fonctionnels que d’aspects terminologiques… »

Avec l’introduction du circuit simplifié et les désignations anticipées d’avocats généraux nous avons progressé.

 

On peut cependant esquisser des pistes nouvelles, pour améliorer l’examen des pourvois par exemple :

- Sur la détermination des pourvois pour lesquels la chambre souhaite un avis du parquet ;

- Sur la maîtrise du temps d’instruction des dossiers pour éviter notamment l’intervention tardive de l’avocat général, comparable à celle des carabiniers d’Offenbach ;

- Sur l’échange siège-parquet quand la chambre hésite entre diverses solutions ou envisage un revirement.

La première chambre s’est engagée sur le chemin du dialogue retrouvé.

Il faut s’en féliciter et l’encourager et croire en Victor Hugo :

« Rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu »


[1] ( D.-N. Commaret, Cassation. Procedure. Communication des travaux du rapporteur à l’avocat general. Role et statut de ce magistrat : Rev. sc.crim. 2003, p. 361 et s)

[2] ( JJ Urvoas-D.2018, p 1094-1095).

[3] ( La Semaine juridique .Ed g. N° 27.11 juillet 2022)

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