N°9 - Mars/avril 2021 (Libertés fondamentales)

Lettre de la chambre sociale

Lettre de la chambre sociale

N°9 - Mars/avril 2021 (Libertés fondamentales)

Preuve d’une discrimination, mesures d’instruction in futurum et données personnelles du bulletin de paie

Soc., 16 mars 2021, pourvoi n° 19-21.063, F-P sur la 8ème branche du 2ème moyen

Sommaire :

Prive sa décision de base légale au regard de l'article 6, §1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la cour d’appel qui, pour débouter la salariée de sa demande tendant à ce que l’employeur soit condamné à lui verser une certaine somme au titre de la liquidation de l'astreinte provisoire, retient que le bulletin de paie d'un salarié comprend des données personnelles, telles que l'âge, le salaire, l'adresse personnelle, la domiciliation bancaire, l'existence d'arrêts de travail pour maladie ou encore de saisies sur leur rémunération, et que, dans ces conditions, l’employeur était légitime, préalablement à toute communication de leurs données personnelles à la salariée, à solliciter l'autorisation de ses salariés, sans rechercher, ainsi qu'elle y était invitée, si  la communication des informations non anonymisées n'était pas nécessaire à l'exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et proportionnée au but poursuivi.

 

Commentaire :

La question du droit de la preuve, ou du droit à la preuve est au fondement du droit des discriminations. La cour de justice de l’union européenne y accorde une attention toute particulière, et la Cour de cassation veille à ce que la preuve ne soit pas un obstacle à la reconnaissance de l’existence d’une discrimination, même si elle doit pour cela mettre en équilibre le droit de preuve en matière de discrimination et d’autres droits comme celui du respect de la vie privée.

Dans la présente affaire, une salariée invoquait l’existence d’une discrimination liée au sexe et avait sollicité du conseil de prud’hommes, sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, la production des bulletins de paie d’autres salariés pour faire la preuve de cette discrimination.  La cour d’appel avait retenu que « le bulletin de paie d'un salarié comprend des données personnelles telles que l'âge, le salaire, l'adresse personnelle, la domiciliation bancaire, l'existence d'arrêts de travail pour maladie ou encore de saisies sur leur rémunération et que, dans ces conditions, l’employeur était fondé, préalablement à toute communication de leurs données personnelles à la salariée, à rechercher l'autorisation des autres salariés. »

C’est au visa de l’article 6, §1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales que la chambre sociale censure ce refus, qui aurait conduit à subordonner la production des bulletins de paie, dont il apparaissaient qu’ils étaient indispensables à faire la preuve d’une éventuelle discrimination, à l’accord de chacun des salariés concernés. Elle reproche à la cour d’appel de n’avoir pas recherché si la communication des informations non anonymisées n'était pas nécessaire à l'exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et proportionnée au but poursuivi

Elle demande ainsi aux juges du fond d’opérer un contrôle de proportionnalité, pour vérifier que les exigences auxquelles ils subordonnent la production de certaines pièces ne sont pas un obstacle à la preuve de la discrimination alléguée.

Cette décision s’inscrit dans la continuité d’une jurisprudence puisque la chambre sociale avait déjà jugé que « le respect de la vie personnelle du salarié ne constitue pas en lui-même un obstacle à l'application de l'article 145 du code de procédure civile, dès lors que le juge constate que les mesures qu'il ordonne procèdent d'un motif légitime et sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les a sollicitées » (Soc., 23 mai 2007, pourvoi n° 05-17.818, Bull. 2007, V, n° 84 ; Soc., 10 juin 2008, pourvoi n° 06-19.229, Bull. 2008, V, n° 129).

Elle a également considéré que le respect de la vie personnelle du salarié et le secret des affaires ne constituent pas en eux-mêmes un obstacle à l'application des dispositions de l'article 145 du code de procédure civile, dès lors que le juge constate que les mesures demandées procèdent d'un motif légitime et sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les a sollicitées, et que la procédure prévue par l'article 145 du code de procédure civile n'étant pas limitée à la conservation des preuves et pouvant aussi tendre à leur établissement » (Soc., 19 décembre 2012, pourvois n° 10-20.526 et n° 10-20.528, Bull. 2012, V, n° 341).

Sur le droit de la preuve encore, la chambre sociale a jugé, au visa de l’article L. 3171-2 du code du travail, qui autorise les délégués du personnel à consulter les documents nécessaires au décompte de la durée de travail, des repos compensateurs acquis et de leur prise effective, qu’il n’était pas interdit à un syndicat de produire ces documents en justice, et que le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit nécessaire à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi. La Cour considérait ainsi que la copie de documents que les délégués du personnel avaient pu consulter en application des dispositions de l’article L. 3171-2 du code du travail constituait un moyen de preuve licite, et la production de ces documents ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie personnelle des salariés concernés au regard du but poursuivi (Soc., 9 novembre 2016, pourvoi n° 15-10.203, Bull. 2016, V, n° 209, publié au Rapport annuel).

Le présent arrêt du 16 mars 2021 s’inscrit donc dans la droite ligne de la jurisprudence de la chambre sociale, élaborée sous l’angle du contrôle de proportionnalité dans l’atteinte à la vie privée aux fins d’exercice du droit de la preuve.

Liberté religieuse : licenciement pour port du foulard islamique, image de l’entreprise et discrimination

Soc., 14 avril 2021, pourvoi n° 19-24.079, FS-P

Sommaire :

Il résulte des articles L. 1121-1, L. 1132-1, dans leur rédaction applicable, et L. 1133-1 du code du travail, mettant en œuvre en droit interne les dispositions des articles 2, § 2, et 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, que les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché. Aux termes de l'article L. 1321-3, 2°, du code du travail dans sa rédaction applicable, le règlement intérieur ne peut contenir des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché.

L'employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l'ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l'entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, en application de l'article L. 1321-5 du code du travail dans sa rédaction applicable, une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n'est appliquée qu'aux salariés se trouvant en contact avec les clients.

Ayant relevé qu'aucune clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail n'était prévue dans le règlement intérieur de l'entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, la cour d'appel en a déduit à bon droit que l'interdiction faite à la salariée de porter un foulard islamique caractérisait l'existence d'une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses de l'intéressée.

Il résulte par ailleurs de la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE, arrêt du 14 mars 2017, Micropole Univers, C-188/15), que la notion d'« exigence professionnelle essentielle et déterminante », au sens de l'article 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du 27 novembre 2000, renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d'exercice de l'activité professionnelle en cause. Elle ne saurait, en revanche, couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l'employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client.

Ayant constaté que la justification de l'employeur était explicitement placée sur le terrain de l'image de l'entreprise au regard de l'atteinte à sa politique commerciale, laquelle serait selon lui susceptible d'être contrariée au préjudice de l'entreprise par le port du foulard islamique par l'une de ses vendeuses, la cour d'appel a exactement retenu que l'attente alléguée des clients sur l'apparence physique des vendeuses d'un commerce de détail d'habillement ne saurait constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante, au sens de l'article 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, tel qu'interprété par la Cour de justice de l'Union européenne, de sorte que le licenciement de la salariée, prononcé au motif du refus de celle-ci de retirer son foulard islamique lorsqu'elle était en contact avec la clientèle, qui était discriminatoire, devait être annulé.

 

Commentaire : 

Par cet arrêt, la chambre sociale de la Cour de cassation confirme sa jurisprudence relative aux libertés et droits fondamentaux du salarié dans l’entreprise, issue de son arrêt de principe du 22 novembre 2017 (Soc., 22 novembre 2017, pourvoi n° 13-19.855, Bull. 2017, V, n° 200), et rappelée dans un arrêt du 8 juillet 2020 (Soc., 8 juillet 2020, pourvoi n° 18-23.743, Bull. 2020, V, en cours de publication).

Au cas précis, une salariée, employée en qualité de vendeuse dans un magasin spécialisé dans les vêtements féminins, avait été licenciée au motif de son refus de retirer son foulard islamique lorsqu’elle était en contact avec la clientèle.

La chambre sociale, reprenant les règles énoncées par son arrêt du 22 novembre 2017, précité, rendu sur question préjudicielle posée à la Cour de justice de l’Union européenne, réaffirme en premier lieu que les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et proportionnées au but recherché. En second lieu, elle rappelle que l'employeur, investi de la mission de faire respecter au sein de la communauté de travail l'ensemble des libertés et droits fondamentaux de chaque salarié, peut prévoir dans le règlement intérieur de l'entreprise ou dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que le règlement intérieur, en application de l'article L. 1321-5 du code du travail dans sa rédaction applicable, une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, dès lors que cette clause générale et indifférenciée n'est appliquée qu'aux salariés se trouvant en contact avec les clients.

Dans la mesure où, dans l’entreprise concernée, aucune clause de neutralité ne figurait dans le règlement intérieur ou dans une note de service relevant du même régime légal, l’interdiction faite à la salariée de porter un foulard islamique caractérisait une discrimination directement fondée sur les convictions religieuses de celle-ci.

Par conséquent, seule une exigence professionnelle essentielle et déterminante, résultant de la nature de l’activité professionnelle ou des conditions de son exercice, était susceptible, en l’espèce, de justifier le licenciement prononcé par l’employeur.

Or, il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE, 14 mars 2017, Micropole Univers, C-188/15) que la notion d’« exigence professionnelle et déterminante », au sens de l’article 4, § 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000, renvoie à une exigence objectivement dictée par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause, sans qu’elle puisse couvrir des considérations subjectives, telles que la volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits particuliers du client.

S’inscrivant dans la lignée de cette jurisprudence, la chambre sociale de la Cour de cassation énonce que l’attente alléguée des clients sur l’apparence physique des vendeuses d’un commerce de détail d’habillement, ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de l’article 4, § 1, de la directive susvisée.

Dès lors, elle approuve la cour d’appel qui a jugé que le licenciement de la salariée, prononcé au motif du refus de celle-ci de retirer son foulard islamique lorsqu’elle était en contact avec la clientèle, reposait sur un motif discriminatoire de sorte que le licenciement était nul.

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