N°30 - Mai 2023 (Editorial de Guillaume Fradin, directeur de la communication de la Cour de cassation)

Lettre de la chambre criminelle

Une sélection commentée des arrêts rendus par la chambre criminelle de la Cour de cassation (Assises / Circulation routière / Confiscation / Détention provisoire / Mineurs / Nullités / Peines / Tribunal correctionnel / Urbanisme).

  • Pénal
  • cour d'assises
  • circulation routière
  • confiscation
  • détention provisoire
  • mineur
  • peines
  • juridictions correctionnelles
  • urbanisme

Editorial

Guillaume FRADIN

Directeur de la communication

de la Cour de cassation

 

Semper festina lente

Menés en sciences sociales et en histoire des médias, de nombreux travaux universitaires montrent comment, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les techniques modernes de communication se sont imposées dans l’espace public français : les candidats à l’élection présidentielle de 1974 ont importé des États-Unis des stratégies de séduction éprouvées ; la campagne de 1981 a, quant à elle, consacré la figure du conseiller en communication, acteur-clef de la conquête puis de la conservation du pouvoir. Avec comme point d’entrée l’échiquier politique, ce savoir-faire a rapidement gagné toutes les autres sphères institutionnelles. 

Au début du XXIe siècle, la bascule quasi-anthropologique que constitue l’essor de l’internet brise le monopole dont bénéficiaient jusqu’alors, dans le champ médiatique, les professionnels aussi bien de l’information que du divertissement. Tout individu appartenant à la sphère privée dispose désormais de plateformes par le transit desquelles il peut diffuser une information, souventefois une opinion, et faire triompher par l’exemple des stratégies de partage inédites. Les techniques de communication ne sont plus la seule science d’une élite de professionnels, mais un capital mutualisé sans cesse réinterrogé par l’innovation domestique.

Dans un océan numérique où les contenus, de valeurs inégales, sont puissamment nivelés par le tohu-bohu des flux, les émetteurs gagnants, dont les messages surnagent, sont ceux qui se montrent les plus disruptifs.

Historiquement prescriptrices, les institutions publiques se sont vues contraintes de suivre le mouvement : s’adapter pour continuer de se faire entendre donc, mais aussi échapper à la critique cinglante de la « déconnexion ». Il leur faut à présent recourir aux mêmes réseaux, employer le même langage, adopter les mêmes postures que l’internaute-citoyen, pour apporter la preuve de leur enracinement dans une société qu’elles structurent en principe.

Dans cette course en avant, une institution s’est distinguée par sa prudence : l’autorité judicaire. En comparaison d’autres institutions de la République, la justice n’aura sauté le pas de la communication que fort tardivement. Certains esprits chagrins ont lu dans cette prudence l’expression travestie d’une profonde défiance. J’y vois, pour ma part, la manifestation d’une vertu.

Une décision de justice fait le récit de la résolution d’un conflit. Le palais de justice est ce lieu où dialoguent les souffrances, où des individus dont les trajectoires se heurtent engagent une lutte ritualisée pour faire valoir leur cause. Cependant qu’elle met un terme au litige et contribue ainsi au maintien de la paix sociale, la décision de justice fixe par le texte le souvenir pénible d’un chapitre de vie. Or, si l’institution judiciaire se doit de faire connaître au peuple français la solution qu’elle apporte à un problème donné, c’est à l’équilibre, entre devoir d’information et respect des parties.

Une décision de justice, c’est aussi le produit d’une équation à haute valeur technique. Le palais de justice est ce lieu où des spécialistes emploient un langage savant et articulent entre elles des normes complexes, au fil de raisonnements sophistiqués. Cette rigueur scientifique dans le traitement d’un objet social (la « vie des gens ») est l’une des conditions nécessaires à la préservation de l’État de droit. Mais le bon fonctionnement d’une société démocratique réclame aussi le partage des savoirs avec le plus grand nombre. À ce titre, les milieux institutionnels de la santé ou de l’économie ont su très tôt tirer parti de la « com’ » pour vulgariser celles de leurs données les plus austères. Si l’autorité judicaire a longtemps semblé jalouse de son ésotérisme, c’est qu’elle produit un savoir tout à fait singulier : la décision de justice est performative. Prononcée, elle crée ou transforme le réel. Le choix d’un mot, la place d’un concept dans le déroulé des motifs, le positionnement d’une virgule même, exercent une influence déterminante sur les conditions d’existence d’un individu voire sur la façon dont fonctionne un environnement sociétal tout entier. Or, Marshall McLuhan nous a mis en garde : « Le message c’est le médium ». Un recours irréfléchi aux techniques de communication peut sinon dénaturer la décision, engendrer la confusion par l’émission d’un écho parasite.

Toutes ces questions, la Cour de cassation a souhaité se les poser avant de faire le pari de la communication. Pendant plusieurs années, la juridiction suprême a apprivoisé, expérimenté… Elle a aussi appris des erreurs peut-être commises par d’autres institutions plus empressées de se prêter au jeu de la médiatisation. La juridiction suprême est finalement parvenue à développer sa propre culture communicationnelle, construisant pierre par pierre des stratégies d’information au service de l’unification du droit.

Les Lettres des chambres et la toute nouvelle Lettre de la Cour, commentaires de jurisprudence dans un langage pédagogique chaque fois adapté à un lectorat spécifique, en sont des exemples réussis. Les communiqués de presse, œuvres collectives, sont reconnus par les professionnels de l’information et la communauté des juristes comme des supports à la fois accessibles, fiables et respectueux. La diffusion toute récente des audiences d’assemblée plénière, sans montage, mais accompagnée d’outils de décryptage, enregistre chaque fois, en dépit de la technicité des débats, plus de 10 000 connexions.

Aujourd’hui, si la part prise par la Cour dans le champ de la communication est appelée à croître, c’est que la haute juridiction a su prendre le temps de se forger une éthique de la transmission, à l’aune de laquelle l’on simplifie sans simplisme, l’on partage sans trahir. D’ailleurs, les près de 300 000 internautes qui forment la communauté de la Cour sur ses réseaux sociaux semblent adhérer à cette communication exigeante et partager l’idée selon laquelle leur juridiction suprême doit rester, dans une époque de surenchère et de tension, l’une des places fortes de la raison.

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