N°10 - Mai 2021 (Éditorial de Philippe Galanopoulos, conservateur, directeur de la bibliothèque de la Cour de cassation)

Lettre de la chambre criminelle

Le mot « conservateur » n'est vraiment pas le plus beau mot de la langue française, et ce n'est là pas le moindre des paradoxes pour qui a, d'une certaine façon, en charge la mémoire de la langue à travers la garde des livres. Dans le vocabulaire politique, on le sait, le terme est toujours péjoratif ; au mieux, il n'est qu'un doux euphémisme pour désigner un adversaire que l'on juge grincheux et réactionnaire. Toujours est-il qu'il connote, et toujours négativement. Prenez ! Dans le langage scientifique, le « conservateur » n'est-il pas un additif qui a le mérite de servir l'aliment au détriment de la santé de son consommateur ? Ce sont les fameux E200 qui rendraient suspicieux tout Brillat-Savarin sommé de choisir hic et nunc un yaourt dans un supermarché.  Alors conservateur à la Cour de cassation ? Qu'est-ce donc au juste ? Un agent chimique, un additif, ou un agent de la fonction publique, vieux, chauve et myope ? Tout cela à la fois, assurément.

Vieux, tout d'abord, il est, puisque le conservateur est né il y a plus de deux siècles avec l'institution ; l'obstétricien était alors Garde des sceaux ; c'est bien ce dernier qui en 1796, soit six ans après la création du tribunal de cassation, estima que, pour le bon fonctionnement de la justice, il fallait doter les hauts magistrats d'instruments de travail : ce n'étaient pas encore des ordinateurs ni des bases de données, mais de l'encre et du papier dans d'augustes ouvrages. Il fallut donc trouver les livres, puis un endroit où les ranger, puis une personne pour les surveiller. C'est alors que les problèmes commencèrent, car la littérature juridique, comme toute littérature, est de nature capillaire : elle croît, sans cesse, comme les cheveux ; et c'est pourquoi le conservateur n'en a plus, son principal souci étant, depuis deux siècles, de trouver de la place pour tous ces livres, pour tous ces périodiques, ces codes et ces thèses ; il lui faut aussi périodiquement trouver les moyens de rationaliser les espaces de stockage, organiser le service, répondre aux besoins des magistrats ; sur ce point, avec ses collègues, il se fait à l'occasion un sang d'encre et un teint de papier pour trouver dans ce fatras savant, que l'on nomme bibliothèque, la bonne référence – et celle-ci à partir d'une autre référence, minimaliste, abrégée, écrite en petits caractères au bas d'une page. Et voilà aussi pourquoi notre conservateur porte aujourd'hui des lunettes.

Mais le conservateur est également un agent chimique ; pas un simple additif, mais un liant entre les autres composantes de la haute juridiction : la première présidence, le parquet général, le SDER, le greffe ; c'est que la documentation est devenue un aliment riche et varié, fort consommé au sein de la Cour, un aliment qui nécessite toujours plus de fraîcheur ; or la qualité du produit a un coût ; il n'hésite donc pas, le conservateur, à se rendre parfois lui-même au marché pour négocier avec les éditeurs les prix à l'étal et réserver ainsi les meilleurs mets à sa noble clientèle ; c'est que le conservateur est un peu hôtelier : il accueille sur site, où chacun a sa table ; il assure le gîte et le couvert ; facilite la digestion de l'information lorsque celle-ci est trop copieuse ; à l'instar de ses collègues, il a la volonté de servir chacun avec tact et diligence ; il ne se sent bien que lorsque les lecteurs et rédacteurs, eux, se portent bien ; à l'occasion, il rompt volontiers le silence de la bibliothèque comme la solitude de ceux qui jugent pourtant en collégialité, et ce n'est là pas le moindre des paradoxes.

Parfois le conservateur manque d'esprit, jamais de bonnes intentions ; il a foi en l'institution qu'il sert et croit fermement que l'histoire, la culture et le patrimoine lui confèrent un supplément d'âme.

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