N°9 - Mars 2023 (Concurrence)

Lettre de la chambre commerciale, financière et économique

Une sélection commentée des arrêts rendus par la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation (Agent commercial / banque / Cautionnement / Concurrence / Impôts et taxes / Procédures collectives / Propriété industrielle / Publicité trompeuse / Responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle / Séparation des pouvoirs / Sociétés civiles et commerciales / Transports).

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Lettre de la chambre commerciale, financière et économique

N°9 - Mars 2023 (Concurrence)

Pratique anticoncurrentielle - Entente illicite - Entente ayant donné lieu à un surcoût - Préjudice - Action en dommages-intérêts - Répercussion du surcoût illégal - Preuve - Charge - Détermination

Com., 19 octobre 2022, pourvoi n° 21-19.197

Afin de garantir la sécurité juridique, la Cour de justice retient que si, dans un litige entre particuliers, la juridiction nationale est tenue, le cas échéant, d'interpréter le droit national, dès l'expiration du délai de transposition d'une directive non transposée, de façon à rendre la situation en cause immédiatement compatible avec les dispositions de cette directive, elle ne peut toutefois procéder à une interprétation contra legem du droit national (CJUE 22 juin 2022, Volvo AB et DAK Trucks NV c. RM, C-267/20, point 77).

C’est par application de ce principe que la chambre commerciale, constatant que tel serait le cas si, dans l’éventualité où l’article 13 de la directive 2014/104 du Parlement et du Conseil du 26 novembre 2014 relative au droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des Etats membres et de l'Union européenne, qui fait peser la charge de la preuve de la répercussion du surcoût né d’une entente sur le défendeur à l’action, était invocable, écarte l’interprétation conforme du droit de source interne au droit européen. Elle en déduit que lorsque les faits générateurs d'une action en responsabilité engagée par une victime d'une entente sont antérieurs à l'entrée en vigueur de l'article L. 481-4 du code de commerce, issu de la transposition de la directive, il appartient à la victime de l'entente de prouver qu'elle n'avait pas répercuté sur les consommateurs le surcoût occasionné par les pratiques illicites de leurs fournisseurs.

Pratique anticoncurrentielle - Abus de position dominante – Responsabilité – Réparation des préjudices - Lien de causalité - Preuve

Com., 1 mars 2023, pourvois n° 20-20.416, 20-18.356

La réparation des préjudices causés par des pratiques anticoncurrentielles contraires au droit de l’Union est un enjeu d’effectivité de ce droit , comme l’a énoncé la Cour de justice de l’Union européenne, en affirmant que « la pleine efficacité de l’article 85 du traité sur la Communauté européenne et, en particulier, l’effet utile de l’interdiction énoncée à son paragraphe 1, seraient mis en cause si toute personne ne pouvait demander réparation du dommage que lui aurait causé un contrat ou un comportement susceptible de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence.» (CJUE, 20 septembre 2001, C-453/99 Courage LTD contre Bernard Crehan 4 juin 2011, §26). Ce principe concerne toutes les pratiques anticoncurrentielles prohibées par les articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

Si, pour faciliter la réparation de ces préjudices, des dispositions spéciales ont été adoptées en droit national pour transposer la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des Etats membres et de l'Union européenne, et figurent désormais au titre huitième du livre IV du code de commerce, c’est sous le régime classique du droit de la responsabilité civile que des actions en réparation sont encore jugées par la Cour de cassation, en considération de la date d’entrée en vigueur des nouvelles dispositions. Voir sur cette question : Com., 19 octobre 2022, pourvoi n° 21-19.197.

Tel était le cas de l’affaire commentée (Com., 1 mars 2023, pourvoi n° 20-20.416, 20-18.356) où une société demandait à une autre la réparation des préjudices qu’elle estimait lui avoir été causés par des pratiques d’abus de position dominante sanctionnées, de façon définitive, par l’Autorité de la concurrence, sur le fondement de l’article 102 du TFUE et L.420-2 du code de commerce, le pourvoi contre l'arrêt d'appel rejetant le recours contre cette décision ayant été lui-même rejeté (Com., 6 janvier 2015, pourvoi n° 13-22.477, 13-21.305, Bull. 2015, IV, n° 1).

Le principe de la faute n’était plus contesté dans cette affaire, étant rappelé que la chambre commerciale a jugé que la commission d’une pratique anticoncurrentielle était nécessairement une faute civile (Com., 13 septembre 2017, pourvoi n° 16-10.327, 15-22.320), charge restant à la victime de prouver le dommage causé par celle-ci ainsi que le lien de causalité entre ce dernier et la ou les pratiques en cause (voir, pour un exemple du contrôle du lien de causalité : Com., 27 janvier 2021, pourvoi n° 18-16.279, et pour celui de l’existence du préjudice : Com., 31 mars 2021, pourvoi n° 19-14.877).

En revanche, le lien de causalité entre les fautes relevées et le préjudice principal invoqué, la nature de ce préjudice, les conditions de son appréciation eu égard à la pluralité de pratiques sanctionnées, la caractérisation et la réparation du préjudice dit financier, tels qu’ils avaient été déterminés par l’arrêt attaqué, étaient contestés.

S'agissant d'abord du lien de causalité, la société défenderesse à la réparation contestait que le défaut de croissance de l'entreprise victime, principal préjudice dont l'indemnisation était réclamée aux côtés de surcoûts d'exploitation, puisse être imputé aux pratiques d'abus de position dominante qui avaient revêtu différentes formes, dont celles de fidélisation de la clientèle. La démonstration de la cour d'appel était critiquée au regard de la stratégie économique suivie par la victime, dont il était soutenu qu'elle avait eu un rôle causal dans les résultats économiques obtenus sur le marché considéré.

Dans le droit commun de la responsabilité civile, le lien causal existe s’il apparaît que le dommage ne se serait pas produit en l’absence de faute. En matière de réparation des préjudices causés par les pratiques anticoncurrentielles, il est admis que les juges du fond doivent procéder à une analyse dite contrefactuelle, reposant nécessairement sur des hypothèses, puisqu’il s’agit de déterminer dans quelle situation le demandeur à la réparation se serait trouvé si une infraction n’avait pas été commise, cependant que cette reconstitution n’est pas observable dans la réalité.

Dans l’affaire soumise à la Cour de cassation, il était reproché à la cour d’appel de n’avoir établi qu’une corrélation entre le déficit de croissance de l’entreprise victime et les pratiques et de ne pas avoir démontré que ce déficit, mis à la charge de l’auteur des pratiques, avait été intégralement causé par celles-ci, cependant qu’étaient exposés des comportements divers de l’entreprise victime qui pouvaient, selon l’auteur des faits, expliquer les résultats en cause. C’est sur le terrain de la charge de la preuve et des conditions de l’analyse du lien causal que les critiques étaient formulées.

Sur ce premier point, examinant la motivation de l’arrêt, dont elle a, au regard de sa nécessaire longueur compte tenu de la complexité notamment factuelle des éléments du débat, synthétisé l’expression pour mettre en évidence les différents éléments successivement examinés par les juges du fond et les différentes étapes de leur raisonnement, la chambre commerciale a écarté le grief d’inversion de la charge de la preuve, en considérant qu’auteur du comportement fautif à l’origine du dommage, il appartenait à l’entreprise assignée en réparation de démontrer que le comportement de la victime avait présenté un caractère fautif de nature à entraîner un partage de responsabilité, conformément à la jurisprudence habituelle en la matière. Elle a, par un contrôle léger, approuvé la cour d’appel d’avoir considéré que l’entier préjudice de développement de la victime était dû aux pratiques illicites, après avoir observé que la cour d’appel avait examiné, pratique par pratique, les conséquences concrètes de celles-ci pour l‘opérateur concurrent, qu’elle s’était fondée sur des études portant sur le fonctionnement de marchés estimés semblables et qu’elle avait analysé tous les éléments de la stratégie ou du comportement commercial de cet opérateur pour en écarter le caractère causal dans le déficit de développement invoqué.

C’est donc au terme d’un contrôle de la méthodologie utilisée par la cour d’appel, reposant sur une analyse concrète de l’ensemble des éléments apportés dans les débats, que la démonstration de l’existence du lien de causalité a été approuvée. C’est aussi, cependant que dans cette affaire, seules des expertises privées avaient été soumises au juge par chacune des parties, en considération de ce que la motivation de l’arrêt faisait apparaître que la cour d’appel ne s’était pas fondée seulement sur celle produite par l’une des parties, ce qui aurait méconnu la règle fixée par une chambre mixte (Ch. mixte., 28 septembre 2012, pourvoi n° 11-18.710, Ch. Mixte, Bull. 2012, n° 2), que la solution a été approuvée, la cour d’appel démontrant, par sa motivation, avoir tranché entre des analyses divergentes contradictoirement débattues et non sans que les experts privés de chacune des parties aient reconsidéré en partie leurs analyses respectives au vu de ce débat contradictoire.

S’agissant ensuite du déficit de croissance invoqué, la chambre commerciale a approuvé le principe de son évaluation globale par la cour d’appel dans l’exercice du pouvoir souverain d’appréciation de celle-ci. Elle a ainsi rejeté l’atteinte au principe de la réparation intégrale invoquée, dès lors que la cour d’appel avait établi l’existence d’un seul et même préjudice de développement causé par les différentes pratiques fautives.

Etait également soumise à la chambre commerciale la question de savoir si ce préjudice était une perte de chance ou un gain manqué, ce qui a nécessairement une conséquence sur son évaluation, dès lors que la réparation d'une perte de chance doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance, comme une jurisprudence constante le rappelle régulièrement (en dernier lieu : Com., 25 janvier 2023, pourvoi n° 21-20.617). Dans la présente affaire, la chambre a approuvé la cour d’appel d’avoir considéré que le préjudice subi par un opérateur présent sur un marché faussé par des pratiques verrouillant l’accès à la clientèle consistait en une limitation de ses ventes et était donc un gain manqué, dont le montant avait été, en l’espèce, reconstitué par la mise en œuvre de méthodes contrefactuelles admises par la doctrine économique et reposant nécessairement sur des hypothèses dont la pertinence avait été débattue par les parties et analysée par l’arrêt attaqué.

Enfin, cette affaire a donné l’opportunité à la chambre commerciale de préciser certaines règles relatives à l’évaluation d’un préjudice spécifique, parfois dit financier mais également décrit sous la terminologie de préjudice d’investissement ou de trésorerie, dont il a pu être observé qu’il revêt un enjeu particulier dans le domaine de la réparation des préjudices causés par les pratiques anticoncurrentielles, à la faveur, parfois, de l’ampleur de ces préjudices et, parfois également, de la longueur des procédures résultant de la complexité de la démonstration et de la sanction de ces pratiques. La Cour de justice a, à cet égard, rappelé, dans le domaine des préjudices causés par les pratiques anticoncurrentielles, la règle qu’elle avait énoncée antérieurement pour des préjudices causés par d’autres pratiques, selon laquelle le droit à la réparation intégrale inclut aussi le paiement d’intérêts, lequel constitue une composante indispensable d’un dédommagement (CJUE, 13 juillet 2006, Vincenzo Manfredi c/ Lloyd Adriatico Assicurazioni SpA, aff. C-295/04, § 95 et 97).

La chambre commerciale a ainsi affirmé pour la première fois que l'entreprise victime de pratiques d'éviction a droit à la réparation du préjudice en résultant et qu’elle peut, en outre, demander la réparation d'un préjudice additionnel né, le cas échéant, de la perte de chance de réemployer, avec rémunération, les sommes dont elle a été privée. Lorsque la perte de chance invoquée est prise de l'impossibilité de réaliser un investissement, il appartient à la victime d'établir le caractère certain et direct de cette perte de chance, en prouvant la réalité du projet d'investissement qui n'a pu être réalisé, ainsi que l'impossibilité de le financer autrement que par les sommes dont elle prétend avoir été privée. A défaut, c’est le taux d’un placement sans risque qui réparera ce préjudice additionnel.

La solution retenue par la cour d'appel étant conforme à la règle ainsi énoncée, elle a été approuvée sur ce point. En revanche, et dès lors que le principe de la réparation intégrale, sans perte ni profit, s'applique à ce préjudice additionnel, l'arrêt a été censuré en ce qu'il avait fixé le point de départ des intérêts réparant ce préjudice additionnel à la date à laquelle toutes les pratiques, qui avaient donné lieu à une évaluation globale, avaient été mises en œuvre, dès lors qu'à cette date, les pratiques ayant duré plusieurs années, ce préjudice n'était pas entièrement constitué et qu'il était nécessairement progressif.

Dans un arrêt rendu le même jour que l’arrêt commenté (Com., 1 mars 2023, pourvoi n° 22-16.329, 22-16.881), la chambre a pu préciser, au visa du principe de la réparation intégrale et de l'article 1231-7, alinéa 1, du code civil, que les intérêts destinés à compenser le préjudice pris de la privation des sommes dont une personne a été victime courent jusqu'au jour du jugement qui prononce une condamnation à ce titre, tandis qu'après cette date, les dommages et intérêts ainsi alloués produisent intérêt au taux légal.

La chambre commerciale examinera prochainement, dans ce domaine de la réparation des préjudices causés par les pratiques anticoncurrentielles, d’autres questions, relatives notamment aux conditions d’établissement de la responsabilité civile de la société mère de la société auteur des pratiques fautives, ou à la caractérisation du préjudice dit d’ombrelle, observation pouvant être faite que de telles actions en réparation paraissent désormais régulièrement entreprises pour des pratiques qu’elle a pu examiner dans le cadre du contrôle de leur sanction par l’Autorité de la concurrence. Ainsi se développe devant la chambre commerciale un contentieux lui permettant de vérifier la bonne mise en œuvre des règles relatives au droit à la réparation dans ce domaine dont la Cour de justice a estimé, dans l’arrêt du 4 juin 2011 ci-dessus rappelé, qu’il « renforce, en effet, le caractère opérationnel des règles communautaires de concurrence et est de nature à décourager les accords ou pratiques, souvent dissimulés, susceptibles de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence. Dans cette perspective, les actions en dommages-intérêts devant les juridictions nationales sont susceptibles de contribuer substantiellement au maintien d'une concurrence effective dans la Communauté. » (§27)

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