N°6 - Novembre 2021 - Janvier 2022 (Société commerciale)

Lettre de la chambre commerciale, financière et économique

Une sélection commentée des décisions rendues par la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation : banque, concurrence, concurrence déloyale, entreprises en difficulté, impôts et taxes, propriété industrielle, référé, société commerciale, transports maritimes...

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Lettre de la chambre commerciale, financière et économique

N°6 - Novembre 2021 - Janvier 2022 (Société commerciale)

Garantie d'éviction - Cession de parts sociales - Obligation de non-concurrence - Principe de la liberté du commerce et de l'industrie - Principe de la liberté d'entreprendre - Interdiction proportionnée aux intérêts légitimes à protéger

Com. 10 nov. 2021, pourvoi n° 21-11.975

Quelle conciliation entre l'obligation légale de non-concurrence du cédant de parts sociales issue de la garantie contre l'éviction et le principe de la liberté d'entreprendre ?

Par cet arrêt, la chambre commerciale rappelle que l'interdiction pour le vendeur de se rétablir, à la suite d'une cession de droits sociaux, en application de la garantie légale contre l'éviction, ne doit pas porter une atteinte disproportionnée à sa liberté d'entreprendre au regard de l'objectif de protection du droit de propriété de l'acquéreur.

Il est admis de longue date que le cédant de parts sociales d'une société exploitant un fonds de commerce doit garantir le cessionnaire de ces parts contre l'éviction (Com., 12 déc. 1972, n° 71-11.080 ; Cass. com., 26 mars 1985, D. 1985, IR p. 480, obs. Y. Serra ; Bull. Joly 1985, p. 622). La Cour de cassation a ultérieurement précisé que, s'agissant de la cession des actions d'une société, la garantie légale du vendeur n'entraîne pas, pour celui-ci, interdiction systématique de se rétablir, une telle interdiction ne se justifiant que si le rétablissement du vendeur est de nature à empêcher l'acquéreur des actions de poursuivre l'activité économique de la société et de réaliser l'objet social (Com., 21 janv. 1997, n° 94-15.207, Bull. N° 25).

Mais, sous réserve d'un arrêt ancien (Cass. civ., 15 juill. 1922 : DP 1925, 1, p. 213), la Cour de cassation n'avait encore jamais énoncé, pour la garantie légale, de règle similaire à celle adoptée en matière de clauses de non-concurrence (par exemple Com., 24 nov. 2009, n° 08-17.650) et de clauses de non-sollicitation (Com., 27 mai 2021, n° 18-23.261), selon laquelle la validité d'une obligation contractuelle de non-concurrence ou de non-sollicitation est subordonnée à la condition que cette clause soit limitée dans le temps et dans l'espace et qu'elle soit proportionnée aux intérêts légitimes à protéger.

Dans l'affaire en cause, les fondateurs d'une société informatique spécialisée dans l'édition de logiciels « open source », avaient cédé les parts de cette société à une société de prestation de services informatiques. Devenus salariés de la société cessionnaire, ils en avaient démissionné après trois ans et avaient créé quelques mois plus tard une nouvelle société proposant l'année suivante un logiciel, concurrent de celui développé par la société dont ils avaient cédé les parts à des clients qui étaient liés à cette dernière par des contrats à durée déterminée au moment de la cession des parts.

La cour d'appel avait décidé qu'en se rétablissant dans ce délai dans une activité concurrente, auprès de clients qui étaient ceux de la société dont les parts avaient été cédées, les cédants avaient manqué à leur obligation de ne pas évincer l'acquéreur tirée de l'article 1626 du code civil.

La chambre commerciale juge qu'il se déduit de l'application combinée des principes de la liberté du commerce et de la liberté d'entreprendre et de l'article 1626 du code civil que, si ces libertés peuvent être restreintes par l'effet de la garantie d'éviction à laquelle le vendeur de droits sociaux est tenu envers l'acquéreur, c'est à la condition que l'interdiction pour le vendeur de se rétablir soit proportionnée aux intérêts légitimes à protéger.

Or, dans l'affaire en cause, la cour d'appel n'avait pas recherché concrètement, compte tenu des constats auxquels elle avait procédé, si, au regard de l'activité de la société dont les parts avaient été cédées et du marché concerné, l'interdiction de se rétablir se justifiait encore au moment des faits reprochés.

La Cour de cassation censure cette approche, rappelant aux juges que, lors de la mise en œuvre de la garantie légale contre l'éviction en matière de cession de parts sociales, ils doivent vérifier, in concreto, que l'obligation de non-concurrence imposée au vendeur n’est pas disproportionnée, en termes de durée notamment, au regard de la nature de l'activité de la société en cause et du marché sur lequel elle opérait.

Compétence du tribunal judiciaire - Devoir de vigilance

Com. 15 décembre 2021, pourvoi n° 21-11.957, 21-11.882

Qui, du juge civil ou du juge commercial, est compétent pour délivrer aux sociétés visées à l’article L. 225-102-4 du code de commerce l’injonction de mise en œuvre d’un devoir de vigilance?

En 2013, le Rana Plaza, un immeuble situé au Bangladesh, comprenant des ateliers textiles travaillant pour de grandes marques occidentales, s'est effondré, causant de nombreux morts et blessés.

Quelques années après ce drame, la loi n°2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, a mis à la charge de certaines sociétés commerciales le devoir d'établir et de mettre en œuvre un plan de vigilance pour identifier les risques et prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l'environnement, résultant de leur activité et de leurs filiales et sociétés qu'elles contrôlent ainsi que des activités des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont rattachées à cette relation.

Le nouvel article L. 225-102-4 du code de commerce a également prévu une procédure d'injonction pour assurer le respect de ce nouveau devoir de vigilance, après mise en demeure infructueuse.

L'arrêt commenté répond à la question de savoir qui, du juge civil ou du juge commercial, est compétent pour délivrer une telle injonction.

La chambre commerciale a répondu que le plan de vigilance ne constitue pas un acte de commerce au sens du 3° de l'article L. 721-3 du même code, de sorte que le tribunal de commerce n'a pas une compétence exclusive. Elle a ajouté que, si l'établissement et la mise en œuvre d'un tel plan présentent un lien direct avec la gestion de cette société, justifiant la compétence du juge commercial, en application du de ce texte, le demandeur non commerçant qui entend agir à cette fin dispose toutefois, en ce cas, du choix de saisir le tribunal civil ou le tribunal de commerce.

Ainsi, une association qui estime qu'une société ne respecte pas son devoir de vigilance peut préférer agir devant le juge civil plutôt que devant le juge commercial.

Il est à noter qu'à compter de l'entrée en vigueur de la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l'institution judiciaire, il lui faudra nécessairement saisir le tribunal judiciaire de Paris, qui, selon le nouvel article L. 211-21 du code de l'organisation judiciaire, est exclusivement compétent pour connaître des actions relatives au devoir de vigilance fondées sur les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce.

Désignation d’un mandataire en justice - Convocation d’une assemblée générale

Com., 15 décembre 2021, n° 20-12.307

Une demande de désignation en justice d’un mandataire chargé de convoquer une assemblée générale ayant pour ordre du jour la révocation du gérant minoritaire d’une société à responsabilité limitée doit-elle être examinée au regard de sa conformité à l’intérêt social ?

Dans l’affaire ici soumise à la chambre commerciale, économique et financière, un dirigeant minoritaire d’une SARL était en désaccord avec l’associé majoritaire sur des choix stratégiques. Le désaccord s’intensifiant, l’associé majoritaire demande au gérant de convoquer une assemblée générale ayant pour ordre du jour sa révocation et son remplacement éventuels. N’ayant pas obtenu satisfaction, l’associé majoritaire décide alors de faire désigner en justice un mandataire chargé de convoquer une assemblée générale ayant pour ordre du jour cette révocation.

Le tribunal de commerce puis, à sa suite, la cour d’appel rejettent la demande, cette dernière retenant qu’il ne peut être soutenu que le dirigeant ait porté atteinte aux intérêts de la société en refusant de convoquer une assemblée générale dont le seul but était d’obtenir sa révocation, et note par ailleurs que la demande présentée par l’associé majoritaire ne tend pas à la préservation de l’objet social, ce qui caractérise principalement l’intérêt social, mais à la satisfaction de son propre intérêt.

Cette décision est cassée par un arrêt de la chambre (Com., 6 février 2019, n° 16-27.560) énonçant que la cour d’appel était tenue de faire droit à la demande de l’associé majoritaire, et n’avait pas à en apprécier l’opportunité.

La cour d’appel de renvoi, infirmant le jugement, fait droit à la demande en reprenant la motivation de l’arrêt de cassation mais en ajoutant que le juge ne doit pas en apprécier l’opportunité, notamment au regard de l’intérêt social.

Tout en rejetant le pourvoi formé contre cette décision afin de mettre un terme au litige, la chambre commerciale a entendu rappeler, dans l’arrêt commenté, que le juge ne peut, à l’occasion de l’examen d’une telle demande, s’abstraire de la référence à l’intérêt social, laquelle transcende la matière et constitue, selon l’expression heureuse de certains auteurs, « la boussole » du droit des sociétés.

En effet, dans un certain nombre de précédents, y compris récents (Com., 19 juin 1990, n° 89-14.092, Bulletin 1990 IV N° 186 ; Com., 6 novembre 2012, n° 11-25.500 ; Com., 13 janvier 2021, n° 19-11.302, 18-24.853), la jurisprudence a posé le principe selon lequel une demande de désignation d’un mandataire ad hoc chargé de convoquer une assemblée générale devait s’apprécier au regard de l’intérêt social.

Or, cet examen doit demeurer circonscrit à la demande dont est saisi le juge, qui est seulement de désigner un mandataire chargé de convoquer assemblée générale ayant un certain ordre du jour. En effet, le juge, qui ne peut en apprécier l’opportunité, n’a même pas à apprécier la conformité à l’intérêt social de la décision qu’il est demandé à l’assemblée générale de prendre : celle-ci ne sera peut-être pas prise, ou à des conditions ou selon des modalités dont on ne peut préjuger et qui, dans tous les cas, relèveront d’un contrôle a posteriori.

Ainsi, les résolutions adoptées au cours d’une assemblée générale convoquée par un mandataire désigné en justice pourront toujours être contestées, notamment au regard d’un éventuel abus de majorité ; de la même manière, un gérant de SARL pourra toujours demander des dommages-intérêts s’il démontre que sa révocation, même décidée par une assemblée ainsi convoquée, l’a été sans juste motif.

Concrètement, le juge auquel il est demandé de désigner un mandataire chargé de convoquer une assemblée générale doit se limiter à vérifier que cette demande est en elle-même conforme à l’intérêt social, ce qui sera, il est vrai, particulièrement aisé à démontrer lorsqu’elle émane d’un majoritaire ; mais il pourra, si cela est soutenu par ceux qui s’opposent à cette mesure, la refuser, en constatant qu’elle est intempestive, qu’elle intervient à contretemps etc., ce qui révélera alors sa contrariété à l’intérêt social.

Tout autre sujet de discussion est, à ce stade, prématuré et s’expose à être considéré comme relevant de l’appréciation de la décision envisagée. C’est ce que retient, au cas présent, la chambre commerciale dans la décision commentée.

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