N°11 - Novembre 2023 (Éditorial)

Lettre de la chambre commerciale, financière et économique

Une sélection commentée des arrêts rendus par la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation (Autorité des marchés financiers / Concurrence / Contrat / Entreprise en difficulté / Impôts et taxes / Pratiques restrictives de concurrence / Propriété industrielle / Sociétés / Transport de marchandise / Ventes commerciales).

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Lettre de la chambre commerciale, financière et économique

N°11 - Novembre 2023 (Éditorial)

Éditorial

Corinne Saint-Alary-Houin

Professeur émérite de l'Université Toulouse Capitole

 

La chambre commerciale de la Cour de Cassation, source du droit des entreprises en difficulté

M. le président Vincent Vigneau, à l'occasion de l'"Actualité jurisprudentielle du droit des entreprises en difficulté "1 se remémorait sa première année de droit à Nanterre où j'avais eu le plaisir d'enseigner l'introduction à l'étude du droit et, peut-être, d'influencer sa vocation de juriste. Cela m'a conduite à un retour en arrière de plus de quarante années, dans un amphithéâtre bondé, où il fallait - comme aujourd'hui - expliquer ce que sont les "sources du droit", à de jeunes étudiants, à peine sortis du lycée, plongés ainsi, d'emblée, dans un abîme de perplexité. Le plus délicat, sans nul doute, était le chapitre consacré à la jurisprudence... On enseignait, à l'époque, dans le sillage de Carbonnier, que "ce n'est pas une source du droit civil2... mais une "autorité en droit civil 3"... subtile distinction qui fait de la jurisprudence " une donnée, un mobile psychologique parmi d'autres "4...

 Cette affirmation mérite d'être confrontée à l'évolution du "droit des faillites" qui, en un demi-siècle, est devenu un "droit des entreprises en difficulté". Apparemment, la jurisprudence y tient peu de place. C'est, en effet, un droit légal, d'ordre public, qui, de surcroît, s'européanise alors qu'il paraissait définitivement limité à l'hexagone, sans cesse compliqué par une succession vertigineuse de textes: 1984, 1985, 1994, 2005, 2008, 2010, 2014, 2021 pour ne citer que les dates les plus importantes... et la Cour de cassation? Elle semblerait n'avoir qu'un faible rôle dans ce droit légiféré, devenu si politique... Et pourtant, non seulement, elle a accompagné le mouvement de sauvetage des entreprises fragiles mais elle a également créé de toutes pièces des actions nouvelles ce qui montre que la chambre commerciale a su ancrer sa jurisprudence dans le concret, tout en imaginant une partie de ce droit de l'insolvabilité.

Dans son oeuvre d'interprétation des textes, tout d'abord, la Cour a toujours été animée du souci d'assurer leur plénitude en collant au mieux aux intentions du législateur et en préservant la coexistence de cette matière conquérante et dérogatoire avec les autres disciplines.

C'est ainsi que la chambre commerciale, dès les années 1986-87, a accompagné le mouvement de sauvetage des entreprises en difficulté. L'article 1er de la loi n°85-98 du 25 janvier 1985 donnait la marche à suivre: " Il est institué une procédure de redressement judiciaire destinée à permettre la sauvegarde de l'entreprise, le maintien de l'activité et de l'emploi et l'apurement du passif ". La Cour de cassation va résister aux sirènes du retour en arrière et donner leur pleine portée aux dispositions légales. Dans cette démarche favorable à l'entreprise en difficulté, la chambre commerciale a, par exemple, retenu une conception extensive de la suspension des poursuites qu'elle a étendue aux actions en responsabilité5 et à l'exécution de toutes les obligations de faire si elles tendent au paiement d'une somme d'argent6. Elle a exigé la continuation forcée, à la demande de l'administrateur judiciaire, des contrats en cours même s'ils avaient été conclus intuitu personae, tels les contrats bancaires7. Afin de faciliter le financement de la période d'observation8, la Cour a aussi donné toute sa force à la priorité des créanciers postérieurs sur les créanciers antérieurs, en leur reconnaissant, notamment, un droit de poursuite individuelle9, à défaut de paiement immédiat, même si le fameux article 40, issu de la jurisprudence initiée dès 193410, avait provoqué la colère de certaines banques.

Cette interprétation in favorem se poursuit sous l'empire des textes actuels. Les célèbres arrêts rendus dans l'affaire Coeur Défense11 en sont un exemple topique. En affirmant que " hors le cas de fraude, l'ouverture de la procédure de sauvegarde ne peut être refusée au débiteur, au motif qu'il chercherait ainsi à échapper à ses obligations contractuelles", la Cour de cassation a donné toute sa portée à cette procédure qui exige seulement que le débiteur qui n'est pas en état de cessation des paiements, ne puisse faire face à des difficultés qu'il ne peut surmonter seul. La loi, rien que la loi, au risque d'une instrumentalisation de la sauvegarde!

Tout récemment aussi, la Cour a favorisé la prévention et, particulièrement, la procédure de conciliation, en jugeant que lorsqu'il est mis fin à un accord de conciliation par la survenance d'une procédure collective, " le créancier, qui a consenti pour les besoins de l'accord, une avance donnant naissance à une nouvelle créance, garantie par un cautionnement, est en mesure de demander l'exécution par la caution de cet engagement, en dépit de la caducité de l'accord"12. Sont, par là-même sécurisés les crédits accordés au débiteur et favorisée la conclusion de l'accord. La chambre commerciale est manifestement soucieuse des conséquences économiques de ses décisions et retient certaines solutions en raison de leur pragmatisme même si elles pourraient être légalement contestables. On pense, à cet égard, à l'affirmation qu'un plan de sauvegarde ou de redressement, arrêté alors que la période d'observation est expirée, n'en est pas moins régulier puisque ni la loi ni le décret ne prévoient de sanction du dépassement des délais13. A quoi bon rejeter le plan, si l'entreprise peut être sauvée? 

Dans la mise en oeuvre du droit des entreprises en difficulté, la Cour a aussi le souci d'assurer  "sa cohabitation harmonieuse avec d'autres droits" ainsi que l'a expressément rappelé le président Vigneau. C'est pourquoi, si le droit des entreprises en difficulté a la réputation d'être un  "droit impérialiste", il doit être articulé avec la procédure civile ce qui soumet, par exemple, la recevabilité de la tierce-opposition émanant d'un créancier - en principe représenté par le mandataire judiciaire - à la preuve requise par l'article 583 du CPC à savoir que le jugement a été rendu en  fraude de ses droits ou que le créancier fait état d'un moyen propre14.

Mais au-delà, toutes les branches du droit sont convoquées: le droit des sociétés lorsqu'il est affirmé que, malgré le principe de l'autonomie des personnes morales, " rien n'interdit au tribunal, lors de l'examen de la solution proposée pour chacune d'elles, de tenir compte, par une approche globale, de la cohérence du projet au regard des solutions envisagées pour les autres sociétés du groupe "15; ou encore le droit des régimes matrimoniaux dans la mesure où, par un arrêt d'Assemblée plénière, la Cour a considéré que les biens communs rentraient dans le périmètre de la procédure collective et que les créanciers du conjoint in bonis devaient déclarer leurs créances 16. De manière générale, ce droit économique doit toujours être concilié avec le droit civil, et particulièrement, avec le régime des obligations. La Cour a, par exemple, admis que la compensation des dettes connexes était possible après le jugement d'ouverture avant que l'article L. 622-7 du code de commerce ne la consacre et elle devra bientôt définir le périmètre de la subrogation de l'AGS dans les droits des salariés... Cette démarche volontariste pour sauvegarder les entreprises ou pour acclimater ce droit d'exception aux autres disciplines montre que la jurisprudence ne peut être réduite à une simple autorité car elle contribue à forger un droit de l'insolvabilité.

D'ailleurs, dépassant l'interprétation des textes, elle fait parfois oeuvre créatrice lorsqu'elle imagine des actions nouvelles dans l'intérêt des créanciers ou reconnaît au débiteur des droits propres malgré l'ouverture d'une liquidation judiciaire.

La chambre commerciale a, en effet, conçu ab initio, des actions en justice que le législateur a ensuite réglementées, destinées à accroître le gage des créanciers. La plus emblématique est l'action en responsabilité exercée contre les tiers pour soutien abusif de l'entreprise en cessation des paiements, consacrée par l'arrêt Laroche, le 7 janvier 197617. La Cour a affirmé purement et simplement que " le syndic trouve dans les pouvoirs qui lui sont conférés par la loi, qualité pour exercer une action en paiement de dommages-intérêts contre toute personne, fût-elle créancière dans la masse coupable d'avoir contribué par des agissements fautifs à la diminution de l'actif ou à l'aggravation du passif". Cette action en responsabilité, devenue l'épouvantail des banquiers, a ensuite été reprise mais très réduite dans sa portée par l'article L.650-1 du code de commerce.

La jurisprudence a aussi précédé la loi lorsqu'elle a forgé l'action en extension de la procédure collective, d'abord, dès le XIX ième siècle, en proclamant " la faillite commune" à celui qui, sous couvert de la personne morale, a fait des actes de commerce dans son intérêt personnel, puis de manière très générale, chaque fois que se constate une confusion de patrimoine avec celui du débiteur ou la fictivité d'une personne morale. La jurisprudence a constamment accru le domaine de l'action en extension en l'appliquant à des personnes physiques comme à des personnes morales ce qui permet de conduire une procédure unique sous patrimoine commun dans l'intérêt des créanciers. Le législateur s'est emparé de cette action et l'a codifiée à l'article L.621-2 du code de commerce.

C'est l'intérêt du débiteur et non des créanciers qui justifie enfin la reconnaissance de "droits propres" au débiteur en liquidation judiciaire. Cette jurisprudence, quasiment contra legem, puisqu'elle est construite à l'encontre du principe du dessaisissement du débiteur posé par l'article L.641-9, lui attribue des droits procéduraux afin qu'il fasse connaître  " son point de vue dans le déroulement de la procédure collective"18, notamment lorsque le mandataire judiciaire, censé le représenter, n'a pas d'intérêt à agir. S'appuyant sur l'article 6 §1 de la CEDH, la chambre commerciale fonde ces " droits propres " sur la liberté d'accès au juge.

Ces quelques exemples qui pourraient être multipliés démontrent que la Cour de cassation ne s'est pas contentée d'appliquer la loi ou de l'interpréter mais a joué un rôle actif dans la construction de ce nouveau droit des entreprises en difficulté. Si certaines de ses initiatives ont été contrariées par le législateur, et notamment, le principe de l'extinction des créances non déclarées, aujourd'hui simplement inopposables,beaucoup ont été entérinées faisant bien de la jurisprudence commerciale, un jaillissement, une force créatrice, une "source délicieuse" 19de droit....

 


     1 Actualités du droit des entreprises en difficulté, Grand chambre de la Cour de cassation, 29 septembre 2023.

     2 Certes, il n'empêche que les étudiants ne cesseront de faire des commentaires d'arrêts pendant toutes leurs années de maîtrise.. au détriment souvent de la lecture des textes.

     3 J.Carbonnier, Droit civil, Introduction, PUF, 1955, réédition "Quadrige", 2004, n°144.

     4 Ibidem, n°144, p.274.

     5 Com. 3 juin 1986, SARL Fedar international c/Ets Coussement, Rev.Proc.Coll. 1986, n°3, p.48.

     6  Com. 17 juin 1997, n°94-14109, Bull.civ.IV, n°192.

     7 Com. 8 déc. 1987,n°87-11501, Bull.n°266 et n°87-10716, Bull.n°267.

     8 C.com. L.622-17.

     9 Cass.com. 20 juin 1989, Bull.civ., n°196.

     10 Civ.14 avril 1934, DH 1934.298 consacrant la priorité des créanciers de la masse sur les créanciers dans la masse.

     11 Com. 8 mars 2011, 3 arrêts,n° 10-13988, n°10-13989, n°10-13990.

     12 Com. 8 mars 2023, n°21-19202.

     13 Com.16 juin 2021, n°19-25151.

     14 Com. 16 juin 2021, n°19-25153.

     15 Com.19 déc.2018, n°17-27947.

     16 Ass.plén. 23 déc.1994, n°90-15305.

     17 Com. 7 janv. 1976, D.1976.277.

     18 Com.8 févr.2023, n°21-16954

     19 Ph.Jestaz, Source délicieuse, Remarques en cascade sur les sources du droit, RTDciv.1993, p.73

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