Recueil annuel des études 2022 (A. Un législateur « supplié » d’intervenir)

Étude

  • Contentieux des clauses abusives : illustration d'un dialogue des juges
  • Les enjeux juridiques des locations de courte durée
  • Retour sur un bris de jurisprudence : la réforme de l'article 1843-4 du code civil
  • Restructuration des sociétés : quelle responsabilité pénale pour les personnes morales

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Étude

Recueil annuel des études 2022 (A. Un législateur « supplié » d’intervenir)

II. L’INTERVENTION DU LEGISLATEUR : UNE REACTION INSPIREE PAR LA DOCTRINE QUI OUVRE DE NOUVEAUX CHAMPS D’INTERPRETATION

A. Un législateur « supplié » d’intervenir

a. Un appel de la doctrine entendu par le législateur dans le cadre de la démarche de simplification du droit

L’appel au législateur avait été clairement formulé par des auteurs critiques, lesquels n’avaient pas manqué de relever que le législateur était déjà intervenu, y compris avant la jurisprudence contestée, pour prendre des dispositions propres à certains types de sociétés [106], marquant là qu’au moins dans certaines hypothèses, il était possible de renoncer à la portée générale du texte de l’article 1843-4 du code civil. Au nom de ces précédents, un auteur appelait ainsi à « une intervention du législateur pour mettre un terme à une jurisprudence qui, au nom de l’égalité, compromet gravement la liberté et même une liberté contractuelle élémentaire. Ce qui a été jugé bon pour quelques sociétés (SAS, SCP, SEL…) l’est pour toutes » [107]. Là encore, une « supplique » était formulée, cette fois au législateur [108]. Pour le dire comme un autre auteur [109], « La joute judiciaire a fini par conduire à une réforme législative. »

Dans une démarche de simplification commune à différentes réformes du droit des sociétés, le gouvernement obtint l’habilitation de légiférer par ordonnance par une loi no 2014-1 du 2 janvier 2014 ayant également pour objet, selon son titre, de sécuriser la vie des entreprises.

La loi précitée comportait un article 3 dont le 8o autorisait le gouvernement à prendre par ordonnance toute mesure relevant du domaine de la loi afin de « modifier l’article 1843-4 du code civil pour assurer le respect par l’expert des règles de valorisation des droits sociaux prévues par les parties ».

Ainsi était indiqué le motif principal de la réforme, à savoir assurer le respect des prévisions des parties en matière de valorisation des droits sociaux, sans référence au champ d’application du texte. C’était envisager de traiter, au vu de ce qui précède, la question du seul pouvoir de l’expert.

Toutefois, il résulte de l’exposé des motifs du projet de loi déposé par le gouvernement sur le bureau de l’Assemblée nationale, selon lequel « Le 8o prévoit de simplifier l’article 1843-4 du code civil qui permet la désignation d’un expert en cas de contestation de la valeur des droits sociaux en cas de rachat ou de cession imposée de parts d’une société. En l’absence de précision, les pouvoirs de cet expert posent des difficultés pratiques importantes qui font peser une insécurité juridique sur les clauses statutaires ou extrastatutaires définissant une méthodologie d’évaluation des droits sociaux », que le champ d’application du texte était également en cause.

L’étude d’impact accompagnant le projet de loi ne laissait pas de doute à cet égard : « Cette mesure, applicable à toutes les sociétés et à toutes les hypothèses de cession (légale, statutaire et extrastatutaire) est de nature à sécuriser les opérations de cession ou de rachat imposé, nombreuses en droit des sociétés, en mettant fin aux hésitations liées aux interprétations divergentes de la jurisprudence de la Cour de cassation relative aux pouvoirs de l’expert. » Préalablement, cette étude donnait son interprétation de la finalité du texte qu’il s’agissait de réformer, en indiquant que « La finalité de cette disposition est de permettre à un processus de cession ou de rachat imposé d’aller à son terme en dépit d’une contestation entre le cédant et le cessionnaire sur la valeur des droits sociaux », tandis qu’était évoquée « l’insécurité juridique » relative à la portée des clauses figurant dans les statuts ou les actes d’actionnaires sur les engagements de cession et la méthode de valorisation prévus, le cas échéant, dans de telles conventions.

 


 [106]. Voir ainsi, l’article 10 de la loi no 66-879 du 29 novembre 1966 relative aux sociétés civiles professionnelles modifié par la loi no 2011-331 du 28 mars 2011 de modernisation des professions judiciaires ou juridiques et certaines professions réglementées, prévoyant que « Les statuts peuvent, à l’unanimité des associés, fixer les principes et les modalités applicables à la détermination de la valeur des parts sociales » ou l’article 10 de la loi no 90-1258 du 31 décembre 1990 relative à l’exercice sous forme de sociétés des professions libérales soumises à un statut législatif ou réglementaire ou dont le titre est protégé et aux sociétés de participations financières de professions libérales modifié par la loi no 2012-387 du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit et à l’allégement des démarches administratives indiquant que « […] par exception à l’article 1843-4 du code civil, les statuts peuvent, à l’unanimité des associés, fixer les principes et les modalités applicables à la détermination de la valeur des parts sociales ».

 [107]. R. Mortier, « L’article 1843-4 à tout prix ! », loc. cit.

 [108]. A.-F. Zattara-Gros, « Clarifier, simplifier l’article 1843-4 du code civil dans sa globalité : supplique au législateur », Gaz. Pal. 6 mai 2014, p. 8.

 [109]. J.-C. Hallouin, « La notion de société altérée par l’article 1843-4 du code civil », in Mélanges en l’honneur de Jean-Jacques Daigre, op. cit., spéc. p. 183.

b. Des travaux parlementaires confirmant la volonté de briser la jurisprudence

La première lecture à l’Assemblée nationale ne donna pas lieu à débats sur cette disposition et le rapport qui la précéda n’y faisait pas spécialement allusion.

Les travaux devant le Sénat sont plus explicites sur la compréhension de l’inspiration présidant au texte. Ainsi, dans le rapport de M. le sénateur Thani Mohamed Soilihi, est exposée la volonté de « surmonter la jurisprudence de la Cour de cassation ». Il y est ainsi précisé que « […] dans un arrêt du 4 décembre 2007, la chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé que les dispositions statutaires comportant une clause d’évaluation des droits sociaux ne s’imposaient pas à l’expert désigné en cas de contestation. En d’autres termes, cette jurisprudence fait échec à la volonté des parties exprimée dans les conventions régulièrement conclues, par exemple dans les statuts de la société ou toute autre disposition contractuelle : l’expert désigné est libre de sa méthode d’évaluation des droits sociaux ». Cette analyse rend aussi compte de ce que les deux aspects contestés de la jurisprudence étaient bien l’objet de la réforme.

Au terme des débats parlementaires, l’habilitation fut adoptée dans les termes précités et, dans le délai requis, l’ordonnance [110] mettant en œuvre les dispositions de l’article 3 de la loi d’habilitation fut publiée au Journal officiel du 2 août 2014.

Le rapport au Président de la République qui accompagne cette publication annonce, dès sa première phrase, la volonté de « cantonn[er] le rôle de l’expert de l’article 1843-4 du code civil », au nom de la sécurité juridique des cessions de droits sociaux.

La deuxième phrase du rapport indique l’objectif du texte qui est « de permettre à un processus de cession ou de rachat imposé d’aller à son terme », malgré une contestation entre les parties à un tel processus sur la valeur des droits sociaux, le terme d’imposé paraissant devoir être souligné, et étant relevé qu’à cet égard, la finalité purement opératoire du texte (faire aboutir une opération) rejoignait les analyses faites en ce sens et précitées.

La réforme se prévaut du souci de préserver la liberté contractuelle et la sécurité juridique, cette dernière étant, aux termes du rapport, mise à mal par le caractère contentieux résultant du constat de l’extension du périmètre de la valorisation à dire d’expert et de la liberté reconnue à celui-ci. Le rapport souligne aussi l’attractivité du droit français, dont il a été déjà indiqué qu’elle avait été invoquée au soutien de la défense de l’exclusion des pactes extrastatutaires des dispositions de l’article 1843-4 du code civil, mise à mal par des interprétations, qualifiées de divergentes, des arrêts de la Cour de cassation. On notera, aussi, la référence aux difficultés éprouvées par « les rédacteurs d’actes », dont la supplique adressée aux membres de cette Cour avait donc interpellé au-delà de ses destinataires directs.

Ainsi l’article 1843-4 du code civil se range-t-il au rang des exemples, « nombreux », de l’exercice du « pouvoir souverain du législateur » qui « impose en effet que les constructions jurisprudentielles dans le domaine de la loi soient subordonnées à sa faculté, soit de les laisser prospérer sans intervenir, soit de les approuver explicitement en les consacrant en tout ou partie par la loi, soit de les corriger par des lois interprétatives soit d’y mettre fin par des lois correctrices » [111].

 


 [110]. Ordonnance no 2014-863 du 31 juillet 2014 relative aux droits des sociétés, prise en application de l’article 3 de la loi no 2014-1 du 2 janvier 2014 habilitant le Gouvernement à simplifier et sécuriser la vie des entreprises.

 [111]. G. Canivet, « Puissance et enjeu de l’interprétation judiciaire de la loi. Approche pratique à partir d’un cas de responsabilité médicale », Les Cahiers de la justice, 2020/4 (no 4), p. 609.

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