Recueil annuel des études 2022 (INTRODUCTION)

Étude

  • Contentieux des clauses abusives : illustration d'un dialogue des juges
  • Les enjeux juridiques des locations de courte durée
  • Retour sur un bris de jurisprudence : la réforme de l'article 1843-4 du code civil
  • Restructuration des sociétés : quelle responsabilité pénale pour les personnes morales

  • Contrat
  • Europe
  • Economie
  • Grands principes du droit
  • Immobilier
  • Institution judiciaire
  • Pénal
  • droit européen
  • prescription
  • bail d'habitation
  • contrats et obligations conventionnelles
  • copropriété
  • société
  • droit des sociétés
  • personne morale
  • responsabilité pénale
  • fraude
  • preuve

Étude

Recueil annuel des études 2022 (INTRODUCTION)

INTRODUCTION

Lorsque la chambre criminelle s’est interrogée sur le sujet à présenter aux nouvelles Études annuelles de la Cour de cassation, la responsabilité des personnes morales s’est imposée d’évidence au regard du bouleversement induit par l’arrêt du 25 novembre 2020 [1] et des perspectives qu’il ouvre.

La reconnaissance de la responsabilité pénale des personnes morales dans notre droit pénal contemporain est relativement récente. Elle correspond à la consécration d’une conception réaliste de la personnalité morale. La personne morale n’est pas nécessairement une création fictive de la loi. Elle constitue une réalité capable d’exprimer, par l’intermédiaire de représentants, une volonté distincte de celle de ses membres.

Après avoir été envisagée dans quelques textes spéciaux, la responsabilité pénale des personnes morales a été largement admise par le code pénal entré en vigueur le 1er mars 1994. L’article 121-2 dispose qu’elles « sont responsables pénalement, selon les distinctions des articles 121-4 à 121-7, des infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants ».

Pour autant, le législateur n’a livré aucune définition de la personne morale et aucun texte particulier n’est consacré à la mise en œuvre de cette responsabilité. Spécialement, la loi ne régit pas les conséquences de la dissolution d’une personne morale sur sa responsabilité pénale. Seul l’article 133-1 du code pénal prévoit que, dans ce cas, « il peut être procédé au recouvrement de l’amende et des frais de justice ainsi qu’à l’exécution de la confiscation […] jusqu’à la clôture des opérations de liquidation ».

Cette absence de dispositions légales spécifiques a conduit la jurisprudence à raisonner par analogie avec les personnes physiques. Assimilant la dissolution au décès, la chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré pendant longtemps que, quelles que soient les circonstances, l’action publique était éteinte à l’encontre d’une personne morale dissoute en application de l’article 6 du code de procédure pénale.

Ainsi, en cas de fusion-absorption d’une société par une autre, la chambre criminelle jugeait que l’action publique se trouvait éteinte à l’égard de la société absorbée, qui du fait de sa dissolution avait perdu sa personnalité juridique. L’action publique ne pouvait pas non plus être exercée à l’encontre de la société absorbante, personne morale tenue pour distincte de la société absorbée. L’article 121-1 du code pénal, aux termes duquel nul n’est responsable que de son propre fait, s’y opposait. Par simple opportunité ou volontairement, la société absorbée pouvait ainsi profiter de la fusion pour se soustraire aux conséquences d’infractions qu’elle avait commises.

Les opérations de restructuration dont peuvent faire l’objet des sociétés mises en cause devant une juridiction pénale mettent ainsi en lumière les limites de cet anthropomorphisme. Contrairement à une personne physique, une personne morale peut changer de forme, voir disparaître volontairement, sans pour autant être liquidée. Tel est le cas d’une société absorbée par une autre à l’occasion d’une opération de fusion. Elle disparaît en tant que personne morale indépendante, les deux sociétés n’en formant plus qu’une seule. Pourtant, son activité économique, qui constitue la réalisation de son objet social, se poursuit dans le cadre de cette nouvelle entité. Cette continuité est manifeste lorsque l’opération est mise en œuvre à l’intérieur d’un groupe de sociétés détenues par une même société mère.

Désormais, à la suite de l’arrêt du 25 novembre 2020 précité, lorsque la fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à une condamnation, le juge pénal peut condamner la société absorbante comme si elle avait elle-même commis cette infraction et prononcer à son encontre toute peine encourue.

Par ailleurs, même lorsque l’opération n’est pas frauduleuse, la société absorbante peut, à certaines conditions, être condamnée à une peine d’amende ou de confiscation pour une infraction commise par la société absorbée avant la fusion-absorption.

La chambre criminelle, qui s’appuie sur les jurisprudences de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne [2] pour renouveler l’interprétation des textes de droit interne, abandonne ainsi la conception anthropomorphique qui avait jusqu’ici prévalu. Prenant en considération la spécificité des personnes morales, la chambre criminelle s’attache à tirer les conséquences de la réalité économique de la fusion.

Certains commentateurs ont pu voir dans cette décision un arrêt de règlement prohibé par l’article 5 du code civil, posant une exception non prévue par le droit en vigueur au principe de la responsabilité personnelle posé par l’article 121-1 du code pénal.

Tel n’est évidemment pas le cas. L’arrêt ne comporte aucun chef de dispositif de portée générale et abstraite : il ne se prononce que sur l’affaire soumise par le pourvoi considéré. C’est bien à une interprétation conforme aux textes internes, relus à la lumière des jurisprudences européennes, que se livre la Cour de cassation. En effet, l’arrêt a pris en considération la décision de la Cour européenne des droits de l’homme du 1er octobre 2019 [3] et celle de la Cour de justice de l’Union européenne du 5 mars 2015 [4] afin de renouveler son analyse de l’opération de fusion-absorption. Cet arrêt s’inscrit donc dans un environnement favorable à sa solution.

Il n’est pas contestable qu’il s’agit d’une décision de principe, adoptée en formation plénière de chambre, qui procède à un revirement de jurisprudence. Le raisonnement suivi est exposé de manière très détaillée au terme d’une motivation enrichie comportant l’ensemble des maillons de la démonstration effectuée par la chambre criminelle. Ce nouveau mode de rédaction des arrêts importants qui se diffuse au sein de la Cour de cassation renforce la légitimité du revirement opéré en ce qu’il n’est pas purement et simplement affirmé.

Il n’en demeure pas moins que la solution adoptée, en ce qu’elle permet de faire peser la responsabilité pénale de la société absorbée sur la société absorbante même en dehors de toute fraude à la loi, tranche de manière radicale avec les solutions antérieures. C’est pourquoi la chambre criminelle a considéré que le principe de prévisibilité s’oppose à son application aux fusions antérieures à sa décision [5]. En effet, un revirement aussi substantiel n’aurait pas non plus été possible sans que sa mise en œuvre soit modulée dans le temps.

Ce report ne résulte pas de l’application de l’article 112-1 du code pénal, qui régit l’application de la loi dans le temps. Il est expressément fondé sur l’article 7 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales tel qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme. Il en résulte que tout justiciable doit pouvoir savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente, au besoin à l’aide de l’interprétation des tribunaux et le cas échéant après avoir recouru à des conseils éclairés, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale et quelle peine il encourt de ce chef.

Cette application différée a sans nul doute contribué à ce que la solution adoptée le 25 novembre 2020 soit plutôt bien accueillie par les commentateurs des milieux économiques. Elle permet aux acteurs financiers d’anticiper le risque pénal lors de la préparation des opérations à venir, sans craindre de voir s’appliquer une solution rigoureuse aux opérations passées.

Si l’arrêt répond ainsi à de nombreuses interrogations relatives à la mise en œuvre de la responsabilité pénale de la société absorbante, il ne peut toutes les aborder. Les incidences de la solution retenue, théoriques, mais également pratiques, méritent donc d’être identifiées afin de devancer les questions qui ne manqueront pas d’être posées aux juridictions de jugement et à la Cour de cassation. Il ne s’agit pas d’y apporter dès aujourd’hui des réponses mais, dans un souci prospectif, d’ouvrir les pistes de réflexion qui permettront de construire cette nouvelle jurisprudence.

C’est dans cette perspective que le président de la chambre criminelle a souhaité la constitution d’un comité de rédaction accueillant des conseillers et conseillers référendaires de la chambre criminelle, mais également de la chambre commerciale, financière et économique, ainsi que des avocats généraux [6].

Le comité a procédé à plusieurs séries d’auditions afin d’appréhender comment la décision du 25 novembre 2020 avait été reçue par différents professionnels du droit. Ont été entendus des avocats d’affaires spécialistes du droit des sociétés et en particulier des opérations de restructuration. Il est apparu en effet essentiel de percevoir quelles étaient réellement les implications pratiques de l’arrêt du 25 novembre 2020 et les questions qu’il suscitait auprès de ces professionnels. Ont également été auditionnés des magistrats judiciaires bénéficiant d’une grande expérience des contentieux économiques et financiers en matière pénale. Il s’agissait de percevoir les conséquences de la solution adoptée notamment sur les stratégies de poursuite et, là encore, de recenser les interrogations qu’elle soulève auprès des praticiens. Enfin, le comité a pu échanger avec des présidents de chambre du Conseil d’État. De manière ancienne et constante, la haute juridiction administrative admet l’application de sanctions administratives à la société absorbante lorsque la société absorbée, avant l’opération de fusion, s’est livrée à des pratiques contraires à la réglementation des marchés financiers ou a manqué à ses obligations fiscales. Il a semblé important, alors que la jurisprudence de la chambre criminelle tend à se rapprocher de la jurisprudence administrative, de porter un regard croisé sur les solutions retenues.

L’étude se nourrit également des recherches effectuées par le Service de documentation, des études et du Rapport (SDER) en droit comparé. Le contexte juridique international ne pouvait être ignoré, de nombreuses opérations de fusion-absorption impliquant des sociétés étrangères.

Cet environnement international comme national était favorable à une évolution jurisprudentielle (I), qui ouvre des perspectives nouvelles (II).

 


 [1]. Crim., 25 novembre 2020, pourvoi n° 18-86.955, publié au Bulletin et au Rapport annuel.

 [2]. Pour un exposé détaillé des jurisprudences européennes et de l’évolution jurisprudentielle interne, voir la note explicative accompagnant la publication de l’arrêt du 25 novembre 2020 sur le site internet de la Cour de cassation. Voir aussi le communiqué de presse.

[3]. CEDH, décision du 1er octobre 2019, Carrefour France c. France, n° 37858/14.

 [4]. CJUE, arrêt du 5 mars 2015, Modelo Continente Hipermercados, C-343/13.

 [5]. L’arrêt a cependant prévu une exception à ce report en cas d’existence d’une fraude à la loi, considérant qu’il ne s’agissait pas d’un revirement de jurisprudence. Dans cette hypothèse, c’est-à-dire lorsque l’opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale, elle a jugé que la société absorbante peut être condamnée pour des faits commis par la société absorbée, quelle que soit la date de la fusion. Elle a en effet considéré que, n’ayant pas eu l’occasion de se prononcer sur ce point, sa doctrine, qui ne saurait ainsi constituer un revirement de jurisprudence, n’était pas imprévisible.

 [6]. Le comité de rédaction de cette étude est composé de membres de la chambre criminelle : Mme Pascale Labrousse, conseillère, M. Xavier Samuel, conseiller, MM. Renaud Salomon et Philippe Petitprez, avocats généraux, Mme Élisabeth Pichon, conseillère référendaire, mais également d’un membre de la chambre commerciale, financière et économique : Mme Carole Champalaune, conseillère. Cette contribution a été coordonnée par M. Bertrand de Lamy, conseiller en service extraordinaire, et Mme Maud Fouquet, conseillère référendaire, à la chambre criminelle.

Vous devez être connecté pour gérer vos abonnements.

Vous devez être connecté pour ajouter cette page à vos favoris.

Vous devez être connecté pour ajouter une note.