Recueil annuel des études 2022 (II. UNE EVOLUTION JURISPRUDENTIELLE OUVRANT DES PERSPECTIVES NOUVELLES)

Étude

  • Contentieux des clauses abusives : illustration d'un dialogue des juges
  • Les enjeux juridiques des locations de courte durée
  • Retour sur un bris de jurisprudence : la réforme de l'article 1843-4 du code civil
  • Restructuration des sociétés : quelle responsabilité pénale pour les personnes morales

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Étude

Recueil annuel des études 2022 (II. UNE EVOLUTION JURISPRUDENTIELLE OUVRANT DES PERSPECTIVES NOUVELLES)

II. UNE EVOLUTION JURISPRUDENTIELLE OUVRANT DES PERSPECTIVES NOUVELLES

L’arrêt du 25 novembre 2020 distingue deux hypothèses de transfert de la responsabilité pénale d’une société absorbée à une société absorbante. La première impute l’infraction commise par la société absorbée à la société absorbante lorsque l’opération de fusion est animée d’une intention frauduleuse. La seconde, nouvelle, constitue une transmission de plein droit. Chacune ouvre des perspectives qui lui sont propres.

A. La transmission de la responsabilité pénale en cas de fraude à la loi

La fraude à la loi : une fausse nouveauté – L’arrêt du 25 novembre 2020 énonce que « l’existence d’une fraude à la loi permet au juge de prononcer une sanction pénale à l’encontre de la société absorbante lorsque l’opération de fusion-absorption a eu pour objectif de faire échapper la société absorbée à sa responsabilité pénale ». Cette exception joue quelle que soit la date des faits poursuivis et la forme des sociétés en cause.

L’existence d’une fraude à la loi va permettre de mettre en cause la société absorbante sans avoir à démontrer son implication dans les faits reprochés à la société absorbée. Jusqu’ici, il était très souvent mis fin aux poursuites en cas de dissolution de la société mise en cause. L’accusation se heurtait à la difficulté de prouver qu’un représentant de la société absorbante avait eu connaissance de l’infraction commise pour le compte de la société absorbée alors que cette démonstration était indispensable à la mise en cause de la société absorbante en tant, par exemple, que complice ou receleur.

La fraude à la loi est un mécanisme ancien garantissant la loyauté des rapports juridiques. Inséparable du droit international privé, qui constitue son domaine d’élection, elle suppose une modification volontaire, par les parties, du rapport de droit dans le seul but de le soustraire à la loi normalement compétente. Il est d’usage de se référer à la définition donnée par José Vidal selon lequel « il y a fraude chaque fois que le sujet parvient à se soustraire à l’exécution d’une règle obligatoire par l’emploi à dessein d’un moyen efficace, qui rend ce résultat inattaquable sur le terrain du droit positif » [39]. Selon la formule retenue par la Cour de cassation, la fraude « s’entend, en matière civile ou commerciale, comme un acte réalisé en utilisant des moyens déloyaux destinés à surprendre un consentement, à obtenir un avantage matériel ou moral indu, ou réalisé avec l’intention d’échapper à l’application d’une loi impérative ou prohibitive » [40].

L’exception de fraude est largement consacrée en droit des sociétés, qu’il s’agisse de fraude à la loi, de fraude aux droits des tiers, ou d’une fraude aux droits des associés, et a été retenue notamment dans les hypothèses suivantes : fraude à une clause d’agrément statutaire en recourant à une interposition de société [41], fraude aux droits du bénéficiaire d’un cautionnement par le jeu d’une fusion conduite à cet effet [42], fraude aux droits d’un créancier social par l’effet d’une fusion-absorption [43], fraude aux droits d’un prêteur de la société apporteuse par le jeu d’un apport partiel d’actif[44], fraude aux droits des associés minoritaires par des opérations sur le capital [45].

En matière pénale, le concept de fraude à la loi est loin d’être ignoré par la jurisprudence. Il est même très présent en droit pénal du travail lorsqu’il s’agit de caractériser le recours par certains employeurs à des formes illicites d’emploi salarié afin d’échapper aux contraintes de la réglementation du travail et de réduire les charges sociales : prêt illicite de main-d’œuvre [46], travail dissimulé [47].

Plus généralement, l’idée de fraude à la loi, à défaut d’être explicitement énoncée, est sous-jacente lorsqu’il s’agit de déjouer des montages purement artificiels et d’atteindre les bénéficiaires réels d’une opération. Elle permet notamment de dépasser l’apparence juridique, pour saisir et confisquer les biens d’une personne qui sans en être propriétaire en a, en réalité le contrôle économique [48]. La même approche économique est retenue lorsqu’il s’agit d’identifier le bénéficiaire effectif d’une opération de blanchiment, au sens de l’article 324-1-1 du code pénal.

Le degré d’intention frauduleuse – La fraude à la loi suppose a priori une collusion frauduleuse entre l’absorbante et l’absorbée. Le dessein de faire échapper la société absorbée à des sanctions pénales peut être la cause déterminante pour ne pas dire le mobile des auteurs de l’opération, mais cet objectif peut figurer parmi d’autres finalités [49].

La référence à la fraude à la loi dans la jurisprudence de la Cour de cassation n’est pas nouvelle s’agissant d’opérations de restructuration menées dans le dessein de faire échec aux sanctions administratives ou poursuites pénales.

Ainsi, dans l’affaire déjà citée relative à des manquements en matière boursière, la circonstance que les pratiques en cause avaient été commises par une société dissoute et qu’il n’avait pas été établi que la scission en sept sociétés distinctes à laquelle cette société avait procédé ait été effectuée dans le but d’éluder toute poursuite, ce qui aurait pu permettre de retenir une fraude à la loi viciant l’opération de scission, n’a pas permis de dépasser le principe de la personnalité des peines et de sanctionner, ni les sociétés créées à partir de la scission, ni celle disparue en suite de cette même opération. De son côté, la chambre criminelle [50] a estimé que les juges, saisis de conclusions en ce sens d’une partie civile, devaient rechercher si la substitution d’une société commerciale à une autre n’avait pas dissimulé la continuation d’une même entreprise et si le changement de forme juridique apporté à cette entreprise n’avait pas été utilisé, en fraude de la loi, pour faire échec à la libre désignation des représentants du personnel. Pour autant, ces arrêts n’apportent pas de précisions quant au degré d’intention frauduleuse exigé.

Cette question de la finalité de l’opération se retrouve en matière fiscale s’agissant d’apprécier si les opérations litigieuses sont constitutives d’un abus de droit au sens de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales. Pour déterminer l’existence du but exclusivement fiscal d’un acte, le Conseil d’État exige que l’avantage économique ne soit pas négligeable et sans commune mesure avec l’avantage fiscal retiré de l’opération de droit [51]. Ainsi, une opération de fusion-absorption « à l’envers », par imputation des déficits accumulés par l’absorbante sur les bénéfices de l’absorbée n’est pas considérée comme frauduleuse si la fusion répond à une logique économique [52]. Dans sa décision du 29 décembre 2013 [53], le Conseil constitutionnel a censuré la modification par le législateur, lors de l’examen de la loi de finances pour 2014, de la définition de l’abus de droit par fraude à la loi. Il s’agissait alors de remplacer le but exclusivement fiscal par le but principalement fiscal. Il n’est sans doute pas vain de relever que c’est en considération du principe de légalité des délits et des peines et au regard de la trop grande marge d’appréciation laissée à l’administration fiscale pour qualifier l’opération que le Conseil constitutionnel s’est déterminé.

Ce cantonnement est, en matière de droit des sociétés, approuvé par certains auteurs. À propos d’un arrêt de la chambre commerciale, financière et économiquerelatif à une opération sur le capital dite de « coup d’accordéon » [54] annulée pour fraude aux droits des associés minoritaires, le professeur Mortier critique ainsi la référence à un objectif « essentiel » et non pas « exclusif » de contournement des droits fraudés [55]. On observera toutefois qu’un arrêt récent [56] paraît favoriser une extension du domaine de la fraude ou une vision pragmatique telle que celle mise en œuvre par le Conseil d’État. La chambre commerciale a en effet jugé qu’une opération pouvant présenter un intérêt pour la société, en l’espèce l’apport d’un fonds de commerce, par un associé, conférant à la société la maîtrise d’un réseau de distribution, ne suffisait pas à exclure une fraude des associés majoritaires dès lors qu’elle pouvait conduire, par la sous-évaluation de la société et l’octroi corrélatif d’actions nouvelles nombreuses à l’un d’entre eux, à priver illégitimement une associée minoritaire d’une partie de ses droits en diluant sa participation au capital de la société.

En droit étranger, la fraude à la loi est abordée notamment en droit belge et luxembourgeois (voir supra), essentiellement sous un angle procédural, c’est-à-dire que l’action publique ne sera pas considérée comme éteinte si la perte de la personnalité juridique de la société absorbée n’a été organisée que dans le but d’échapper à des poursuites.

Selon des avocats spécialisés en droit des affaires [57], une fusion est une opération d’une telle envergure qu’il est difficile d’imaginer qu’elle soit organisée dans le seul but de faire échapper l’absorbée à sa responsabilité pénale. Elle répond nécessairement à un objectif économique pour l’absorbante et ouvre droit à des avantages fiscaux, même si ce n’est pas le but recherché, mais l’une des conséquences de la fusion. On ne voit pas quel serait l’intérêt de l’absorbante de se prêter à cette opération, sauf dans l’hypothèse où les actionnaires des deux sociétés sont les mêmes ou présentent une grande proximité. L’existence d’une fraude sera sans doute plus facilement suspectée lorsque l’absorbée avait comme unique actionnaire l’absorbante, même si, dans cette hypothèse, l’objectif recherché peut être avant tout de simplifier le schéma du groupe.

La question se pose de savoir si ces constats doivent conduire à écarter la fraude lorsqu’elle n’est pas le but exclusif de l’opération de fusion ou si, au contraire, ils ne doivent pas amener à prendre en considération la fraude dès l’instant où elle est l’une des finalités recherchées. En effet, la fusion ayant quasiment toujours une justification économique, le risque peut être d’ôter toute efficacité au mécanisme de la fraude.

Le moment pour apprécier la fraude – Se pose la question de déterminer à quel moment il convient de se situer pour apprécier l’existence d’une éventuelle fraude et celle de savoir de quelles prérogatives dispose le juge pour la caractériser, selon le moment où il en a connaissance.

Sous réserve de l’appréciation de la chambre criminelle de la Cour de cassation, il paraît plausible de considérer que c’est au moment où est décidée et mise en œuvre l’opération de fusion-absorption que le juge doit apprécier l’existence d’une fraude à la loi et non au moment où cette fusion prend effet par la radiation de la société absorbée et le transfert de son patrimoine à la société absorbante. Cela suppose, au besoin par l’organisation d’un complément d’information, de reconstituer chronologiquement l’enchaînement des événements et les circonstances matérielles, économiques, financières ou encore les considérations de stratégie entrepreneuriale qui ont entouré l’opération. On pourrait cependant se demander si la fraude n’est pas susceptible d’être postérieure à la décision de fusion-absorption. Tel pourrait être le cas par exemple de sociétés qui décideraient d’accélérer l’opération de restructuration pour qu’elle soit réalisée avant une condamnation, pour une infraction qui avait échappé jusque-là à toute détection.

Le rôle du juge La chambre criminelle a été saisie, postérieurement à l’arrêt du 25 novembre 2020, de deux pourvois posant la question des prérogatives de la chambre de l’instruction devant laquelle est invoquée la dissolution par fusion-absorption de la société mise en examen. Il résulte d’un premier arrêt rendu le 29 septembre 2021 [58] que la chambre de l’instruction peut soulever d’office, sans qu’elle ait à être invoquée par les parties ou le ministère public la question de la fraude. Elle apprécie souverainement son existence et l’opportunité d’ordonner un supplément d’information. Demeure la question de savoir si la chambre de l’instruction est tenue de le faire, s’agissant d’une exception touchant à l’extinction de l’action publique, en particulier lorsque des éléments du dossier sont de nature à faire suspecter une telle fraude.

La preuve de la fraude à la loi – Dans tous les cas, si la mise au jour d’une éventuelle fraude permet de poursuivre la société absorbante, elle soulève des difficultés de preuve [59]. Elle suppose en effet de démontrer l’intention avérée de soustraire la société absorbée à des poursuites ou des sanctions pénales, dont l’appréciation ne peut être purement subjective.

Il peut être observé qu’il résulte d’une jurisprudence ancienne de la chambre commerciale que la fraude ne se présume pas [60]. A priori, seul le recours à un faisceau d’indices permettra de donner une telle qualification à l’opération de restructuration. Ainsi peuvent servir à caractériser la fraude des circonstances temporelles telles que le caractère précipité de l’opération, en principe précédée d’une assez longue période de préparation, ou encore la proximité dans le temps entre la mise en œuvre des opérations de fusion-absorption et le déclenchement de poursuites pénales à l’encontre de la société absorbée.

Comme l’ont souligné des magistrats spécialisés [61], un décalage de ces événements dans le temps n’exclut pas pour autant une intention frauduleuse car il faut prêter attention également à d’autres éléments, tel le lien capitalistique entre les deux sociétés (sociétés d’un même groupe par exemple) ou toute autre relation existant entre elles (proximité entre les dirigeants ou actionnaires, qui peuvent être communs, etc.).

Des circonstances économiques peuvent également permettre de retenir l’existence d’une fraude. L’appréciation de la fraude à la loi conduit alors à un contrôle des motifs de l’opération : si la fusion est motivée par un réel objectif économique, la fraude paraît exclue. À l’inverse, pourront être retenus le constat de l’inutilité économique de l’opération de restructuration d’entreprises envisagée, dissimulant en réalité la volonté de faire échec aux règles d’ordre public de la responsabilité pénale, l’examen des conditions financières de l’opération surtout si elles s’avèrent défavorables pour la société absorbée ou encore la possibilité de parvenir au même résultat par une opération moins contraignante ou moins coûteuse [62].

Les conséquences de la fraude – Une dernière remarque concerne la portée de l’exception de fraude dont le champ d’application est beaucoup plus large que celui résultant du principe de transmission de la responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante.

La chambre criminelle précise dans l’arrêt du 25 novembre 2020 que la possibilité de tirer les conséquences d’une fraude à la loi est indépendante de la mise en œuvre de la troisième directive 78/855 du Conseil du 9 octobre 1978 fondée sur l’article 54, paragraphe 3, sous g), du traité et concernant les fusions des sociétés anonymes, ce qui revient à dire que dès lors que l’opération de fusion constitue une fraude à la loi, toutes les sociétés, quelle que soit leur forme, sont concernées et que toute peine encourue peut être prononcée à l’encontre de l’absorbante et pas seulement l’amende et la confiscation.

L’arrêt précise encore que ce régime spécifique est applicable « aux fusions-absorptions conclues avant le présent arrêt ». Donc il n’est pas nécessaire que l’opération ait été réalisée postérieurement au 25 novembre 2020. La solution s’applique immédiatement à toutes les fusions, quelle que soit leur date. L’existence d’une fraude à la loi a donc pour principale conséquence d’aboutir à un régime particulier, plus répressif pour la société absorbante que dans le second cas de transfert de responsabilité envisagé par l’arrêt du 25 novembre 2020.

 


 [39]. J. Vidal, Essai d’une théorie générale de la fraude en droit français : le principe « fraus omnia corrumpit », thèse, Dalloz, 1957, p. 208.

 [40]. Voir Com., 16 octobre 2012, pourvoi n° 11-22.993, Bull. 2012, IV, n° 186 qui reprenait cette définition énoncée par une cour d’appel et Com., 8 janvier 2020, pourvoi n° 18-21.452, qui la prend désormais à son compte.

 [41]. Com., 27 juin 1989, pourvoi n° 88-17.654, Bull. 1989, IV, n° 209.

 [42]. Com., 10 octobre 1995, pourvoi n° 93-15.619, Bull. 1995, IV, n° 224.

 [43]. Com., 7 octobre 2020, pourvoi n° 19-14.755, publié au Bulletin.

 [44]. Com., 22 février 2005, pourvoi n° 02-10.405.

 [45]. Com., 12 mai 1975, pourvoi n° 74-10.363, Bull. 1975, IV, n° 129.

 [46]. Crim., 13 novembre 2012, pourvoi n° 10-80.862, Bull. crim. 2012, n° 245 ; Crim., 28 mars 2017, pourvoi n° 15-84.795, Bull. crim. 2017, n° 93.

 [47]. Crim., 24 mai 2016, pourvoi n° 15-81.886.

 [48]. Voir, par exemple, Crim., 8 novembre 2017, pourvoi n° 17-82.632, Bull. crim. 2017, n° 250.

 [49]. M. Segonds, « [Jurisprudence] Fusion-absorption : frauder l’article 121-2 du code pénal (suite… sans fin ?) », Lexbase, La lettre juridique n° 851 du 21 janvier 2021.

 [50]. Crim., 23 avril 1970, pourvoi n° 68-91.333, Bull. crim. 1970, n° 144.

 [51]. CE, 17 juillet 2013, n° 360706.

 [52]. CE, 21 mars 1986, n° 53002, mentionné aux tables du Recueil Lebon.

 [53]. Cons. const., 29 décembre 2013, décision n° 2013-685 DC, Loi de finances pour 2014.

 [54]. Réduction du capital d’une société suivie de son augmentation.

 [55]. R. Mortier, « Coup d’accordéon annulé pour fraude aux droits des minoritaires », JCP 2017, éd. E, 1194, à, propos d’un arrêt Com., 11 janvier 2017, pourvoi n° 14-27.052.

 [56]. Com., 30 septembre 2020, pourvoi n° 18-22.076, publié au Bulletin.

 [57]. Ont été auditionnés pour la préparation de cette étude MM. Claude Serra et Didier Malka, avocats associés du cabinet Weil, Gotshal et Manges.

 [58]. Crim., 29 septembre 2021, pourvoi n° 21-84.185. Par un arrêt du 13 avril 2022 (Crim., 13 avril 2022, pourvoi n° 21-80.653, publié au Bulletin), il a été précisé qu’un non-lieu ne peut être prononcé sans que la juridiction d’instruction ait vérifié si les conditions pour exercer des poursuites à l’encontre de la société absorbante ne sont pas susceptibles d’être remplies. Dans le cas d’espèce, l’opération de fusion était antérieure à l’arrêt du 25 novembre 2020. Un transfert « automatique » n’était donc pas envisageable. En revanche, la chambre de l’instruction aurait dû se prononcer, avant de confirmer l’ordonnance de non-lieu du juge d’instruction, sur l’existence éventuelle d’une fraude à la loi. Elle doit le faire, y compris d’office et au besoin en ordonnant un supplément d’information.

 [59]. Voir H. Matsopoulou, « Revirement de jurisprudence : la transmission de la responsabilité pénale à la société absorbante pour une infraction commise par la société absorbée », Rev. sociétés 2021, p. 115.

 [60]. Com., 7 octobre 2008, pourvoi n° 07-18.635, Bull. 2008, IV, n° 168.

 [61]. Ont été auditionnés pour la préparation de cette contribution : MM. Nicolas Baïetto, vice-procureur de la République près le tribunal judiciaire de Paris, et Guillaume Daieff, magistrat, sous-directeur chargé du droit de la concurrence, de la consommation et des affaires juridiques à la DGCCRF.

 [62]. Voir F. Stasiak, « Responsabilité pénale de la société absorbante : la chambre criminelle “fusionne” sa jurisprudence avec celles des juridictions européennes », JCP 2021, éd. E, 1006.

B. Le transfert de plein droit de la responsabilité pénale

Lorsque l’opération de fusion-absorption impliquant une société pénalement mise en cause sera intervenue postérieurement au 25 novembre 2020, la responsabilité pénale de la société absorbée pourra, dans certains cas, être transférée de plein droit à la société absorbante. Les poursuites se trouveront donc a priori facilitées puisque les difficultés tenant à la preuve de la fraude seront écartées. Cependant, le transfert de plein droit de la responsabilité pénale de la société absorbée à la société absorbante ne trouve à s’appliquer qu’à certaines conditions. Ces effets sont par ailleurs limités par rapport au transfert consécutif à une fraude. Il convient de s’intéresser à ces conditions et conséquences afin de mieux appréhender leur portée, ainsi que les évolutions susceptibles d’intervenir.

Types de sociétés concernées – La solution, dégagée par l’arrêt de la chambre criminelle – qui se fonde sur la directive 78/855 du Conseil du 9 octobre 1978 précitée relative à la fusion des sociétés anonymes, et qui s’inscrit dans le sillage de la jurisprudence de Luxembourg [63] – vise incontestablement les fusions-absorptions opérées entre sociétés anonymes (SA), entre sociétés par actions simplifiées (SAS), par l’effet de l’article L. 227-1 du code de commerce [64] (et ce d’autant plus que la société absorbante était, dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 25 novembre 2020, une SAS) ou encore, entre ces deux formes de sociétés.

Cette lecture conforme de la directive européenne appellera nécessairement des précisions ultérieures de la part de la chambre. À cet égard, on pourrait se demander si, à première vue, cette solution ne crée pas une rupture d’égalité devant la loi entre ces deux types de sociétés et les autres formes sociales. Cependant, la situation doit être nuancée à un double titre.

En fait, tout d’abord, car en pratique, la majorité des sociétés immatriculées en France sont des SAS et représentent 60 % du nombre total des immatriculations au registre du commerce et des sociétés. Au regard de cet argument quantitatif, l’exception apparaît déjà beaucoup plus apparente que réelle.

En droit, ensuite et surtout, dans la mesure où on peut penser que l’arrêt du 25 novembre 2020 n’exclut pas l’extension de sa solution à des formes sociales autres que les SA et les SAS. En effet, la chambre criminelle, dans les paragraphes 23 et 25 de son arrêt, fonde sa solution sur la continuité économique et fonctionnelle de la personne morale, témoignant ainsi du rayonnement de la théorie de l’entreprise. Or, « Ce concept ouvre un domaine nettement plus large que celui délimité par les trois critères susvisés et pourrait présager d’une ouverture du champ d’application à toute opération emportant cet effet de continuité de l’entreprise. » [65]D’autant plus que l’arrêt du 25 novembre 2020, à son paragraphe 22, fait référence expressément à l’article L. 236-3 du code de commerce, qui concerne d’autres formes sociales que celles prévues par la directive 78/855 du 9 octobre 1978 : cet article est en effet applicable aux opérations de fusion entre toutes les formes de sociétés commerciales, SA, SAS, sociétés en commandite par actions (SCA) ainsi que les sociétés en commandite simple (SCS), les sociétés à responsabilité limitée (SARL) et les sociétés en nom collectif (SNC) ainsi que les sociétés à capitaux mixtes, cette assimilation étant possible en jurisprudence dès lors que ces dernières sont constituées conformément aux règles sur les sociétés anonymes [66]. Pour les sociétés civiles, l’opération de fusion-absorption est également permise à l’article 1844-4 du code civil et entraîne potentiellement « la dissolution de la société mise en cause », un des critères d’application de l’arrêt du 25 novembre 2020.

On notera enfin que la solution de cet arrêt s’applique indifféremment aux sociétés cotées en bourse comme non cotées.

Opérations de restructuration concernées – En premier lieu, des arguments textuels paraissent a priori en faveur de l’extension de la solution de l’arrêt de la chambre criminelle aux scissions. D’une part, la directive 78/855 du 9 octobre 1978, visée par l’arrêt du 25 novembre 2020, ne porte pas uniquement sur les fusions de sociétés anonymes, mais également sur ce type d’opérations. D’autre part, cet arrêt est rendu au visa de l’article L. 236-3 du code de commerce, qui prévoit le cas des scissions et leur confère les « mêmes effets de transmission universelle de patrimoine (aux sociétés bénéficiaires qui sont dans la situation de la société absorbante) et de dissolution sans liquidation (de la société scindée qui est dans la situation de la société absorbée) » [67].

Néanmoins, il existe des obstacles pratiques à une extension de la solution de l’arrêt aux scissions. En effet, ces dernières conduisent à un éclatement du patrimoine de la société scindée au profit de plusieurs sociétés bénéficiaires. Or, si les faits, objet de la poursuite pénale, ne peuvent être directement imputés à l’un des patrimoines transmis par la société scindée à l’une des sociétés bénéficiaires, on peut penser que la société bénéficiaire de ce patrimoine non constitué des moyens humains et matériels ayant concouru à l’infraction ne pourra être poursuivie. En somme, la « continuité économique et fonctionnelle » de la personne morale serait ici rompue. Ce n’est que si les faits poursuivis sont imputables spécifiquement à l’une des branches d’activité cédée, dont la société bénéficiaire a récupéré le patrimoine, que la solution prétorienne dégagée par l’arrêt du 25 novembre 2020 pourrait trouver application. On observera que dans l’affaire soumise à la chambre commerciale en 1999 en matière de manquements boursiers, la société, auteur des faits, avait précisément fait l’objet d’une scission en sept sociétés nouvelles [68].

En second lieu, l’apport partiel d’actif, soumis au régime des scissions, peut également entrer dans le régime des fusions, organisé par les articles L. 236-1 et suivants du code de commerce. Cependant, les difficultés sont plus nombreuses encore que pour la scission. À son instar, ce type d’opération implique de devoir identifier l’activité générant les éléments ayant concouru à l’infraction. En outre, elle n’emporte pas de dissolution de la société réalisant l’apport partiel d’actif. Si dans certains cas l’identification se fait sans difficulté, par exemple, lorsque l’objet de l’incrimination a été réalisé dans un établissement distinct de la société apporteuse, l’absence de sa dissolution ne remet pas en cause la « continuation de l’entreprise » puisque la branche d’activité apportée est seule transmise. On rappellera qu’en matière de sanction des pratiques anticoncurrentielles, selon la jurisprudence en droit de l’Union européenne, le maintien de la personnalité juridique conduit à l’imputation des faits à la personne qui poursuivait l’exploitation de l’entreprise auteur au moment des faits, même après la cession des moyens humains et matériels ayant concouru à l’infraction.

Si on suit ce raisonnement, l’apport partiel d’actif n’entraînera pas de transfert de responsabilité pénale, sauf peut-être à réserver l’hypothèse de la fraude consistant à organiser le transfert des principaux actifs d’une société mise en cause pour ne laisser subsister qu’une coquille vide, ayant pour seul objet de subir la procédure pénale.

La solution de l’arrêt du 25 novembre 2020 a vocation à s’appliquer à l’ensemble de ces opérations impliquant indifféremment des sociétés françaises et de droit étranger. En effet, s’agissant de ces dernières, on sait qu’en droit pénal des affaires, le lieu de commission du délit est celui du siège où a été arrêtée et traduite en comptabilité la décision de faire supporter par une société un usage abusif de ses biens [69]. Renforcent cette analyse les dispositions de l’article 113-2 du code pénal – siège du principe de territorialité de la loi pénale – disposant de façon générale qu’une « infraction est réputée commise sur le territoire de la République dès lors qu’un de ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire ».

Mise en œuvre : quant aux conditions de fond – S’agissant des conditions de fond, l’article 121-2 du code pénal limite la responsabilité pénale des personnes morales aux infractions commises, pour leur compte, par leurs organes ou représentants (ci-après le représentant). Dans le cas d’une absorption, c’est l’acte du représentant de la société absorbée qui détermine la responsabilité pénale de la société absorbante. Selon une jurisprudence établie, ce représentant devra être identifié, mais il ne devrait pas y avoir lieu, pour le juge, de constater, par le jeu d’une fiction juridique peu compatible avec le réalisme du droit pénal, que le représentant de la société absorbante est l’auteur de l’infraction. Toute l’attention restera donc concentrée sur le représentant de la société absorbée au moment des faits poursuivis.

Mise en œuvre : quant aux conditions procédurales – S’agissant des conditions procédurales, les conséquences de la nouvelle jurisprudence sont multiples. Les représentants de la société absorbée seront entendus par les enquêteurs, voire poursuivis en sus de la société absorbante elle-même. L’arrêt du 25 novembre 2020 souligne que la société absorbante dispose des mêmes droits que la société absorbée, de sorte qu’elle pourra se prévaloir de tout moyen de défense que celle-ci aurait pu invoquer : prescription ou autres moyens d’extinction de l’action publique ; contestation de l’imputabilité des faits ou de la caractérisation des éléments de l’infraction.

Reste le point de savoir quelle forme doit prendre la mise en cause de la société absorbante. La société absorbante devient-elle automatiquement mise en examen ou prévenue en lieu et place de la société absorbée ? En faveur d’une réponse positive, il pourrait être soutenu que l’absorbante, qui s’est vu transmettre l’intégralité du patrimoine de l’absorbée, vient de plein droit aux droits et obligations de l’absorbée.

Cependant, la mise en examen, en particulier, revêt une dimension personnelle et implique des droits et des obligations. Elle peut être assortie d’un contrôle judiciaire. La prudence incline donc à considérer qu’une nouvelle mise en examen ou une nouvelle convocation devant la juridiction de jugement s’impose.

Les peines encourues par la société absorbante – Le Conseil d’État, confronté à une opération de fusion-absorption, confère au principe de personnalité des peines une efficacité dépendant de la nature de la peine prononcée à l’encontre de la société absorbante : n’empêchant pas la condamnation à une peine pécuniaire, il fait obstacle au prononcé d’un blâme ou d’une publication [70]. Ainsi seul le caractère pécuniaire de la sanction, lui conférant une nature patrimoniale, permet son transfert à la charge de la société absorbante.

Dans la même idée, les juridictions pénales, sauf hypothèse de fraude, ne pourront prononcer que les seules peines d’amende et de confiscation à l’encontre de la société absorbante. Cette limitation s’impose par le fondement du transfert de responsabilité pénale, qui découle de la transmission universelle du patrimoine de la société absorbée à la société absorbante. Cette solution paraît participer à l’acceptation par les praticiens de la solution adoptée. Les risques résultant de pratiques douteuses sont des points d’attention particuliers lors d’une opération de fusion. Le risque financier est facilement identifiable, notamment par le recours à des experts en intelligence économique. Le risque de réputation est sans aucun doute plus difficilement mesurable et donc plus complexe à gérer.

De ce point de vue, la solution retenue par l’arrêt du 25 novembre 2020 apparaît donc mesurée quant aux peines encourues par la société absorbante. Cette restriction n’apparaît pas de nature à conduire systématiquement le ministère public à privilégier la recherche d’une fraude afin d’élargir le panel des peines encourues. L’un des magistrats rencontrés dans le cadre des entretiens menés pour cette étude soulignait en effet que les sanctions les plus fréquentes prononcées contre les sociétés sont précisément l’amende et la confiscation.

Le code pénal prévoit que le montant de l’amende est déterminé en tenant compte des ressources et des charges de l’auteur de l’infraction. Au jour du jugement, l’auteur de l’infraction, la société absorbée, est dissoute. Il paraît logique que le juge motive sa décision au regard de la situation patrimoniale de la société absorbante, et non de celle de la société absorbée au jour de la fusion. On observera que le prononcé par le juge de la confiscation du produit de l’infraction, peine dont il n’a pas à contrôler la proportionnalité au regard du patrimoine de la personne morale, pourra, dans certains cas, constituer une sanction pécuniaire sans commune mesure avec la peine d’amende encourue.

Indépendamment des sanctions pénales susceptibles d’être prononcées, la seule condamnation de la société absorbante pour l’infraction commise par la société absorbée peut avoir des conséquences préjudiciables pour elle notamment s’agissant de son accès au financement ou à des appels d’offres, dont il lui appartient de se prémunir, en étant à même de justifier de son intégrité.

Le code de la commande publique prévoit ainsi l’exclusion pour cinq ans, de plein droit, des marchés publics et concessions des personnes morales déclarées coupables de certaines infractions, telles que la corruption, le blanchiment, la fraude fiscale. Le Conseil d’État a récemment précisé que ce dispositif, en l’état incompatible avec les exigences européennes, « n’est pas applicable à la personne qui, après avoir été mise à même de présenter ses observations, établit dans un délai raisonnable et par tout moyen auprès de l’autorité concédante, qu’elle a pris les mesures nécessaires pour corriger les manquements correspondant aux infractions […] pour lesquelles elle a été définitivement condamnée et, le cas échéant, que sa participation à la procédure de passation du contrat de concession n’est pas susceptible de porter atteinte à l’égalité de traitement » [71].

On peut penser que la connaissance qu’aura pu avoir la société absorbante des infractions commises par la société absorbée et les mesures prises en réaction pourront également avoir une incidence sur le choix de la peine prononcée. On peut également imaginer que ces éléments seront pris en considération dans le cadre d’une convention judiciaire d’intérêt public [72] proposée par le ministère public à la société absorbante.

 


 [63]. CJUE, arrêt du 5 mars 2015, Modelo Continente Hipermercados, C-343/13, précité.

 [64]. Les SAS ne sont qu’une catégorie particulière de sociétés par actions et sont soumises, « dans la mesure où elles sont compatibles avec les dispositions particulières » les régissant, aux « règles concernant les sociétés anonymes ».

 [65]. S. Palmer, A. Dunoyer de Segonzac et C.-H. Boeringer, « Transfert de responsabilité pénale d’une personne morale à une autre en cas de fusion-absorption », Dr. pénal février 2021, étude 7.

 [66]. A. Lepage, P. Maistre du Chambon et R. Salomon, Droit pénal des affaires, LexisNexis, 6e éd., 2020, n° 725. Pour une application en matière d’abus de biens sociaux : Crim., 16 février 1971, pourvoi n° 69-90.205, Bull. crim. 1971, n° 53 ; JCP 1971, éd. G, II, 16836, note B. Sousi ; D. 1971, p. 294. – Crim., 10 avril 2002, pourvoi n° 01-80.090, Bull. crim. 2002, n° 85. – Crim., 4 novembre 2004, pourvoi n° 03-87.327 ; Dr. pénal mars 2005, comm. 44, note J.-H. Robert. – Crim., 20 décembre 2017, pourvoi n° 16-83.617 ; Dr. sociétés février 2018, comm. 36, note R. Salomon.

 [67]. S. Palmer, A. Dunoyer de Segonzac, C.-H. Boeringer, « Transfert de responsabilité pénale d’une personne morale à une autre en cas de fusion-absorption », loc. cit. – Dans le même sens : E. Schlumberger, « Chronique de droit européen des sociétés (août 2020 – décembre 2020) », Dr. sociétés février 2021, chron. 1.

 [68]. Com., 15 juin 1999, pourvoi n° 97-16.439, Bull. 1999, IV, n° 127, précité.

 [69]. A. Lepage, P. Maistre du Chambon et R. Salomon, Droit pénal des affaires, op. cit., n° 759. - Crim., 6 février 1996, pourvoi n° 95-84.041, Bull. crim. 1996, n° 60 ; Rev. sociétés 1997, p. 125, note B. Bouloc ; Bull. Joly sociétés mai 1996, p. 409, note J.-F. Barbièri.

 [70]. CE, 22 novembre 2000, n° 207697, publié au Recueil Lebon, précité ; CE, 4 décembre 2009, n° 329173, publié au Recueil Lebon.

 [71]. CE, 12 octobre 2020, n° 419146, mentionné aux tables du Recueil Lebon.

 [72]. Article 41-1-2 du code de procédure pénale.

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